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Forums  :  Vos écrits  :  La Machination

Martin1

avatar 21/05/2022 @ 19:48:59
Vous est-il arrivé de rencontrer quelqu'un qui ne perçoit pas la même réalité que vous ?
Je demande à ceux qui parlent, interrogent, fantasment ou palpent la réalité des êtres qui les entourent, qui mettent l'être au défi de vous transformer. Et puis vous croisez quelqu'un qui semble s'être arrêté à un état de subjectivité fort antérieur : vos questions ne le touchent pas, il voit le réel animer ses rétines serviles, sans demander autre chose que le consommer présentement. Il n'est ni plus heureux, ni plus malheureux que vous ; il n'a pas plus de chance, ni moins de chance. Vous voyez les mêmes formes, vous entendez les mêmes chants, mais ce qui vous apparaît en volume et en saveur, lui le voit comme sur un écran numérique. Il a beau se rapprocher encore et encore de cet écran, et même y coller son nez, un éloignement paradigmatique demeure entre le réel et lui.
Ce n'est pas qu'il soit moins cultivé ou plus austère, c'est que son rapport au monde n'est pas l'occasion d'un accomplissement de lui-même, c'est qu'il ne cherche pas à être transformé, il ne cherche pas à donner de signification en soi à sa vie, et encore moins veut-il se sauver.
Cette différence manifeste entre vous et lui, imaginez qu'elle existe, en moyenne, entre les hommes d'une certaine époque et les hommes d'une autre époque.
Cela vous paraît-il impossible ?
Peu importe, je ne cherche pas à vous dire que c'est possible, je me contente de l'imaginer.

C'est un peu ce que Martin Heidegger décrit lorsqu'il parle de la Machination, le "Machenschaft".

Chez Heidegger, la Machination, qui est une étape de l'histoire de l'Être, survient par le fait de la technique moderne, celle qui arraisonne la nature, la met en demeure de produire des unités consommables et remplaçables.
Par la technique moderne, les hommes finissent par se détacher de leur propre accomplissement, tant leur existence est suspendue à un ensemble d'exigences mécaniques interdépendantes sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle. Ils ne sont en rapport direct avec les choses, ni avec le vent ni avec le moulin ; seulement à des valeurs numériques, des stocks disponibles dont l'extraction et l'acheminement devient mathématiquement nécessaire.
Voici la Machination, non pas le Complot, car personne ne l'a fomenté, non pas la Machine, car personne ne l'a construite ; la Machination, seulement.
Hantés par l'esprit de la Machination, les hommes, entraînés par une ineffable volonté de puissance, finissent par se regarder eux-mêmes comme des valeurs de capital, comme s'ils ne savaient plus distinguer les natures mortes et les natures conscientes.
Ils entrent alors dans le déracinement, le désenchantement du monde, l'affairement sans but, le délaissement des sens, l'engourdissement des mots, le grand remplacement des êtres par leurs équivalences.

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