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Forums  :  Vos écrits  :  Le buveur.

Martin1

avatar 19/02/2022 @ 00:20:17
Je buvais à toute force.
Mes amis me chansonnaient en m’attrapant les épaules et en fripant joyeusement mon chandail de laine. Qu’il est moche, ton pull ! Enlève-moi cette horreur ! me criaient-ils en s’égosillant. Et puis, la boisson écarquillait leurs yeux comme des crabes de mer, avachissait leurs colonnes, cognait leurs mains contre les coins de meubles, agitait leurs bouches bravaches vers tout ce qui pouvait contenir un liquide. Quant à moi, ma chaise semblait changer de couleur tous les quarts d’heure sans que je sache bien d’où j’étais venu et pourquoi je m’étais déplacé. Hagard, j’observais mes amis vider des plateaux entiers. Je comptais les petits fours qui tombaient en rangs bien sages vers leurs gosiers goulus.
Et moi, aussi, j’étais pris de boisson. Vagues, ces enceintes qui crachaient des tubes que j’avais vaguement entendus cette année. Vagues, leurs mines, vagues, les affaires, les mots, les meubles. Tout cela était bien vague. Tout l’appartement gîtait comme un monocoque. Une jeune femme un peu ivre se pencha vers moi et semblait dire :
- Tu sais qu’en mienne, les fafrances sont payées que z’hommes ?
La musique était trop forte. Je lui fis répéter, et elle s’exécuta en articulant davantage. « Tu sais qu’en moyenne, les femmes en France sont moins payées que les hommes ? » Cette fois, j’avais compris la phrase. Je montrai un air sérieux et replaçai des lunettes imaginaires sur mon nez aquilin.
- J’ai ouï dire, en effet, dis-je. Fais attention, tu as un gâteau apéro, coincé, là ! ajoutai-je en montrant effrontément son décolleté du doigt.
Il était là, en effet. Je me demandai d’ailleurs, si ce gâteau apéritif n’était pas un peu vivant. Il me semblait lutter avec terreur pour ne pas tomber dans la zone interdite. Je me dis qu’il lui aurait été certainement profitable de posséder deux petits bras pour se hisser, en dernier cours, en appui sur les parois des deux étranges montagnes qui le cernaient, et se préserver de ce fatal destin.
Elle le prit, et maugréa quelque chose comme : « t’as les yeux mal placés, toi ! »
Mais elle continuait à parler comme avant. Je supposai qu’elle n'avait pas dû le prendre en si mauvaise part. Puis elle saisit deux verres de jaune (quel complice les avait mis là ?), engloutit l’un et me tendit l’autre. Bien que l’anis me soit un goût détestable, j’ordonnai mentalement à mon estomac d’accueillir sans broncher ce breuvage infect et tous ceux qui devraient suivre. Je ne voulais pas lui déplaire pour un caprice d’épigastre.
Mais la discussion prit des tours inattendus ; elle m’assomma par une série de questions et j’eus le malheur de mentir à certaines d’entre elles. Non que ce fut mon intention, mais la vérité me paraissait bien ennuyeuse et pleine de circonvolutions, comparée à un petit mensonge court et efficace. C’étaient des mensonges tout à fait utilitaires, visant à simplifier un échange qui, sans eux, aurait été au-delà mes capacités présentes. Rien de prémédité. Mais par la suite, je le regrettai. Mes mensonges m’amenèrent vers des terrains inconfortables, d’autant que l’alcool me jouait des tours. Les phrases de la jeune fille étaient remplies de propositions subordonnées relatives, dont la longueur me demandait un diable d’effort de mémorisation. Rien à faire, à chaque fois qu’elle terminait une phrase, j’étais incapable de me souvenir de la façon dont elle avait commencé. Pour deviner les bouts qu’il me manquait, il me fallait faire mille petites suppositions. Je ne voulais surtout pas lui demander de répéter, afin qu’elle ne doute pas de ma concentration. La discussion fut laborieuse. Elle me faisait de jolis sourires au début, puis progressivement, quand je parlais, ces sourires ressemblaient à ceux que l’on prodigue devant les animaux de compagnie lorsqu’on veut les encourager à faire quelque chose de difficile. Finalement, elle fit une sorte de moue et mon regard se posa ingénument sur ses jambes. Elle avait de jolies jambes, galbées et sûrement douces. Je me demandais quelle était la meilleure manière dont je pouvais lui faire un compliment. Puis je me dis qu’elle était féministe, et que donc, il fallait peut-être y aller mollo avec les compliments. Finalement, je me lançai maladroitement. « Tes jambes forment un bel angle, avec ton genou ! dis-je. Y a pas à dire, ce doit être vraiment bien, de marcher avec ça ! » Mais lorsque je levai les yeux, je remarquai qu’elle n’était plus là et que je fixais juste un pied de guéridon. Cela m’embêtait, je n’avais même pas pu lui demander son nom.
- Alors, Arnaud, tu as l’air de t’amuser ? Je t’ai vu mater, tout à l’heure ! hurla un hilare commensal.
Je ne rougis pas (j’étais déjà tout rouge à cause de la chaleur). Je me justifiai : « Ce n’est pas ce que tu crois, je ne matais pas, c’est qu’elle avait un gâteau apéritif » dis-je avec un ton sérieux. « Tu m’en diras tant ! » dit-il avant qu’une main l’empoigne et le ramène vers la piste de danse.
C’est alors que tout changea. Plus je les regardais, plus les poutres me paraissaient aller de guingois. La musique était étouffée par une pile de vêtements qui faisaient sourdine devant l’enceinte. Les voix devenaient graves puis s’éteignaient, en grésillant, comme des ampoules à filament. Les lumières s’affadissaient tout en conservant leur étincelle pâlissante.
Et je compris alors que j’étais vivant. Il y avait quelque part, des milliards de galaxies suivant des destinées inexorables, et dans ces galaxies, des étoiles brûlant d’infinies fusions nucléaires, orbitant dans leurs boucles sidérales, comme des mystères de feu, et ailleurs, des trous noirs attirant des disques de matière près d’un horizon qu’on ne franchit qu’une fois ; et dans ces trous noirs, une singularité ignorée, voilée, cachée aux yeux des hommes qui savent.
Je compris qu’il y avait des êtres sauvages dévorant des proies dans l’impunité absurde dont la nature enveloppe toute vie ; des ossements fossilisés d’une mégafaune perdue, des glaciers vierges d’empreintes, qui par leur fourrure de neige épaississent les montagnes. Des vierges lactescentes qui descendent à la fontaine pour chercher l’eau d’un puits. Des physiciens ébouriffés, qui se perdent à cours de mots, autour de leurs thés froids, dans une logomachie quantique et relativiste, essayant de faire parler, cette fois, dans une langue audible, ce réel qui les fascine.
Qu’il y avait des méduses immortelles, vieillissant et rajeunissant sans cesse les tissus luminescents qu’elles promènent d’abysse en abysse ; des lamproies qui cherchent toute leur vie à donner leur baiser de mort ; des araignées sociales qui harmonisent leurs pas pour faire vibrer leur toile entière au rythme d’un métronome ; des varans qui engendrent sans être ensemencés ; des alambics égouttant d’exotiques hydrolats ; et des rangées d’arbres saignant une fois l’an un latex convoité.
Quelque part, des hommes entassent des crevettes par centaines dans des casiers, et y déversent des litres d’antibiotiques qui contaminent l’eau. Des hommes se penchent sur des enfants radieux pour leur couper le prépuce. Des femmes enfiévrées filent à la quenouille ou mordancent avec du tartre des tissus qui seront portés par d’autres qu’elles ; et des grands hommes vêtus de cuir cinglent du fer à la masse pour en extraire les scories. Des voitures se secouent, cahotantes, sur les corrugations des routes du désert. Et dans des appartements, des jeunes s’esclaffent, et se moquent, et s’aiment, et se jugent, et se méjugent pendant qu'ils font bombance.
Et moi, j’étais, sans aucun doute. J’étais au milieu de cette foule de choses qui sont, et je me cherchais vainement un promontoire pour voir enfin d’un seul coup cette masse d’êtres qui sont et que je ne suis pas. Et je me demandais : Qui m’a donné ce rôle stupide ? Qui m’a embourbé dans ce corps, qui m’a dessiné ce visage, qui me souffle mon texte ? Qui m’a mis là, ivre, sans but, plein de ces désirs contradictoires, humains et médiocres ? Qui m’a examiné, m’a jugé assez bon pour qu'on me donne le privilège d’exister ? Qui m’a dit : « Nais, sois, et meurs » ?

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