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Je ne résiste pas à vous relayer ici une des récentes chroniques que David Abiker commet chaque semaine dans le magazine d'informatique "01net". Il évoque, comme toujours, avec beaucoup d'humour et de justesse, les relations qu'on entretien avec la technologie, ici vu à travers un cours de français en ligne sur le "Mariage de Figaro" qu'a suivi sa fille lycéenne pendant le confinement. Un bel hommage à Beaumarchais et aux passeurs de littérature !
(Petite précision: il appelle sa fille #14 parce qu’au début de ses chroniques il y a quelques années elle avait 14 ans).
- Tu ne travailles pas ?
- Laisse-moi, je suis autonome.
- Tu ne travailles pas ! Tu as passé tout le confinement à glander, à fumer des cigarettes et à regarder Sex Education sur Netflix. Ta mère et moi sommes très inquiets. Tu te drogues ?
- C’est pas vrai, je travaille quand vous dormez.
- Tu n’as même pas de cours en ligne, tes profs n’ont pas assez de bande passante, votre distanciel buggue sans arrêt. De mon temps, nous apprenions nos tables de multiplication au dos des cahiers de brouillon. Et on savait localiser Vesoul, nous.
- OK, boomer.
J’aurais pu passer le confinement ainsi, à harceler #14 (qui en a bientôt 17) en ressassant les méthodes pédagogiques du passé, en lui disant qu’elle ne lisait plus, que de mon temps, les enseignants avaient une blouse grise et qu’il y avait une carte de la France avec l’Alsace et la Lorraine accrochée au mur. Bref, des conneries. J’aurais pu jusqu’à ce que sa professeure de français, Madame K., trouve une place sur la bande passante.
Démarra alors un cours sur Le Mariage de Figaro. Je m’en souviens très bien, je faisais cuire des saucisses quand la voix enchanteresse de cette enseignante sonorisa toute la maison. Elle décrivait l’œuvre, le droit de cuissage, la salle du trône, les relations entre les personnages, l’époque, ce qui relevait de la comédie, ce qui relevait du message politique. Et elle avait cette voix… Comment vous dire. Alors que sévissait partout le chaos, la folie, la déculturation, le réchauffement climatique et la conjuration des imbéciles, la technologie permettait par miracle d’amener ce timbre chez nous, les confinés.
Qui était cette femme ? Combien d’années de métier, de lectures, de passion, de conviction, de talent avait-il fallu pour que par sa voix, la culture, la connaissance, l’élégance, en clair les Lumières du XVIIIe siècle, arrivent jusqu’à notre famille décomposée par des semaines de confinement. Le méritions-nous, du reste ? Ma femme boudait mes assauts sensuels en raison de mon surpoids et s’était mise à boire tandis que je passais mes journées à cuisiner des saucisses et à regarder la chaîne vidéo du Pr Raoult. Et voici que la voix de cette enseignante tombée du ciel rétablissait les privilèges des Arts et des Lettres dans mon logis !
Madame K., cet après-midi-là, me tira de mes saucisses. L’oreille collée à la porte de la chambre de #14, j'écoutai son cours sur Beaumarchais et fermai les yeux. Il y a des voix qui vous transportent. Celle de Delphine Seyrig, la marraine dans Peau d’âne; celle de Jean-Louis Trintignant quand il dit Le Petit Prince, de Saint-Exupéry; celle de Michel Serres quand il explique l’origine du bricolage ; celle de Léa Drucker quand elle lit Lettre d’une inconnue, de Zweig ; ou d’André Dussollier quand il récite À la recherche du temps perdu, de Proust. Il y a des voix qu’on oubliera jamais, des voix avec lesquelles on entre en intimité pour toujours, sans savoir pourquoi. Madame K. était de ces voix et s’occupait de #14 avec ardeur. Elle réduisait la fracture de l'ignorance et combattait par son immense talent le fléau des portables, luttant pied à pied contre l’hémorragie cérébrale qui guette la jeunesse française maraboutée par Kim Kardashian et Maître Gims.
L’oreille toujours collée contre la porte, je pleurais comme un homme trop vieux, ému par tant de grâce et d’érudition. Comme un homme qui réalise que son professeur de lettres à lui, celui de 5e, est probablement mort sans qu’il ait pu lui dire merci.
#14 a soudainement ouvert la porte de sa chambre.
- Mais tu m’espionnes !! Et elle menaça de judiciariser nos rapports, bien en phase avec cette époque ignoble.
Le confinement prit fin. Je repris mes mauvaises habitudes poursuivant #14 de ma litanie de reproches. Tu ne lis pas, tu passes ton temps sur ton smartphone, prends une chipo.
Enfin, les épreuves du bac français furent annulées.
Peu après, #14 reçut ses notes d'examen blanc que par modestie je ne m’autorise pas à divulguer ici… Cette enfant géniale se présenta alors dans la cuisine où je faisais frire je ne sais plus quoi. Triomphante.
- Alors, alors, alors ? Qu’en dis-tu ? Toi qui m’as critiquée sans arrêt.
Penaud, je fouillai ma mémoire, y retrouvai Beaumarchais et contre-attaquai.
- Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur !
Bravo, mon amour.
Merci, Madame K.
(David Abiker, "c'était mieux avant", 01net, n°932 de juin 2020)
(Petite précision: il appelle sa fille #14 parce qu’au début de ses chroniques il y a quelques années elle avait 14 ans).
- Tu ne travailles pas ?
- Laisse-moi, je suis autonome.
- Tu ne travailles pas ! Tu as passé tout le confinement à glander, à fumer des cigarettes et à regarder Sex Education sur Netflix. Ta mère et moi sommes très inquiets. Tu te drogues ?
- C’est pas vrai, je travaille quand vous dormez.
- Tu n’as même pas de cours en ligne, tes profs n’ont pas assez de bande passante, votre distanciel buggue sans arrêt. De mon temps, nous apprenions nos tables de multiplication au dos des cahiers de brouillon. Et on savait localiser Vesoul, nous.
- OK, boomer.
J’aurais pu passer le confinement ainsi, à harceler #14 (qui en a bientôt 17) en ressassant les méthodes pédagogiques du passé, en lui disant qu’elle ne lisait plus, que de mon temps, les enseignants avaient une blouse grise et qu’il y avait une carte de la France avec l’Alsace et la Lorraine accrochée au mur. Bref, des conneries. J’aurais pu jusqu’à ce que sa professeure de français, Madame K., trouve une place sur la bande passante.
Démarra alors un cours sur Le Mariage de Figaro. Je m’en souviens très bien, je faisais cuire des saucisses quand la voix enchanteresse de cette enseignante sonorisa toute la maison. Elle décrivait l’œuvre, le droit de cuissage, la salle du trône, les relations entre les personnages, l’époque, ce qui relevait de la comédie, ce qui relevait du message politique. Et elle avait cette voix… Comment vous dire. Alors que sévissait partout le chaos, la folie, la déculturation, le réchauffement climatique et la conjuration des imbéciles, la technologie permettait par miracle d’amener ce timbre chez nous, les confinés.
Qui était cette femme ? Combien d’années de métier, de lectures, de passion, de conviction, de talent avait-il fallu pour que par sa voix, la culture, la connaissance, l’élégance, en clair les Lumières du XVIIIe siècle, arrivent jusqu’à notre famille décomposée par des semaines de confinement. Le méritions-nous, du reste ? Ma femme boudait mes assauts sensuels en raison de mon surpoids et s’était mise à boire tandis que je passais mes journées à cuisiner des saucisses et à regarder la chaîne vidéo du Pr Raoult. Et voici que la voix de cette enseignante tombée du ciel rétablissait les privilèges des Arts et des Lettres dans mon logis !
Madame K., cet après-midi-là, me tira de mes saucisses. L’oreille collée à la porte de la chambre de #14, j'écoutai son cours sur Beaumarchais et fermai les yeux. Il y a des voix qui vous transportent. Celle de Delphine Seyrig, la marraine dans Peau d’âne; celle de Jean-Louis Trintignant quand il dit Le Petit Prince, de Saint-Exupéry; celle de Michel Serres quand il explique l’origine du bricolage ; celle de Léa Drucker quand elle lit Lettre d’une inconnue, de Zweig ; ou d’André Dussollier quand il récite À la recherche du temps perdu, de Proust. Il y a des voix qu’on oubliera jamais, des voix avec lesquelles on entre en intimité pour toujours, sans savoir pourquoi. Madame K. était de ces voix et s’occupait de #14 avec ardeur. Elle réduisait la fracture de l'ignorance et combattait par son immense talent le fléau des portables, luttant pied à pied contre l’hémorragie cérébrale qui guette la jeunesse française maraboutée par Kim Kardashian et Maître Gims.
L’oreille toujours collée contre la porte, je pleurais comme un homme trop vieux, ému par tant de grâce et d’érudition. Comme un homme qui réalise que son professeur de lettres à lui, celui de 5e, est probablement mort sans qu’il ait pu lui dire merci.
#14 a soudainement ouvert la porte de sa chambre.
- Mais tu m’espionnes !! Et elle menaça de judiciariser nos rapports, bien en phase avec cette époque ignoble.
Le confinement prit fin. Je repris mes mauvaises habitudes poursuivant #14 de ma litanie de reproches. Tu ne lis pas, tu passes ton temps sur ton smartphone, prends une chipo.
Enfin, les épreuves du bac français furent annulées.
Peu après, #14 reçut ses notes d'examen blanc que par modestie je ne m’autorise pas à divulguer ici… Cette enfant géniale se présenta alors dans la cuisine où je faisais frire je ne sais plus quoi. Triomphante.
- Alors, alors, alors ? Qu’en dis-tu ? Toi qui m’as critiquée sans arrêt.
Penaud, je fouillai ma mémoire, y retrouvai Beaumarchais et contre-attaquai.
- Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur !
Bravo, mon amour.
Merci, Madame K.
(David Abiker, "c'était mieux avant", 01net, n°932 de juin 2020)
J'étais complètement investi dans votre narration. Je me souviens avoir vécu une expérience similaire lorsque mon professeur de français nous a enseigné "La Parure" écrite par Guy de Maupassant.
Elle était super patiente et son grand sens de l'humour a rendu mes cours très instructifs et très agréables.
Elle était super patiente et son grand sens de l'humour a rendu mes cours très instructifs et très agréables.
Je me souviens...Oui, cette narration sur le mode « c’était mieux avant » est vraiment savoureuse.
Entre parenthèses, ce n’était pas mieux avant parce qu’il n’y avait pas le correcteur d’orthographe… et, puisqu’on en est au « je me souviens », mon prof de littérature nous recommandait René Bazin – le grand oncle d’Hervé – et nous déconseillait Mauriac : « il n’a créé que des monstres… ». Raison pour laquelle je me suis précipité sur Mauriac et je ne l’ai plus jamais lâché. Encore aujourd’hui c’est mon romancier préféré.
Paula et SJB, merci de vos retours sur ce texte de David Abiker, je suis heureux que vous l'ayez vous aussi appréciez !
Si je retrouve quelques-une de ses chroniques qui sortent du lot, je créerai peut-être un forum spécifique "c'était mieux avant" !
Si je retrouve quelques-une de ses chroniques qui sortent du lot, je créerai peut-être un forum spécifique "c'était mieux avant" !
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