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Kilis 03/09/2004 @ 18:35:29
Décalage



Pierre Martin était écrivain. Il n’avait pour tout bagage que son portefeuille, un cahier vierge et deux porte-mines dans la poche intérieure de sa veste. Son siège se situait en queue de l’avion à droite et donnait sur l’allée centrale. Il retira sa veste, en extirpa le cahier et un des porte-mines, après quoi il s’installa à peu près confortablement, sa veste pliée sur les genoux, boucla sa ceinture, abaissa la tablette et écrivit :

Aéroport de Zaventem,
lundi 8 octobre 2001,
14h25


Raf Porynger était dans la douleur. Depuis combien de temps était-il attablé là, les yeux perdus dans le vague, il ne savait pas. Depuis six ou sept bières sans doute… et un paquet de kleenex. Il se sentait vidé, comme anesthésié, incapable de réagir. Il aurait voulu que quelqu’un d’autre décidât à sa place, oui, c’était ça qu’il voulait : être un de ces poissons parasites qui se scotchent à plus gros et se laissent porter… emporter… et pourquoi pas après tout… rien à perdre … rien de rien… tout à regretter… et même plus d’énergie pour ça…
Il ferma les yeux. La tête un peu lui tournait. Il se la prit entre les mains. Voilà, je compte jusqu’à dix, j’ouvre les yeux, et la première personne qui passe, je la suis. Top ! un… deux… trois… quatre… … … neuf… et… dix : maintenant ! C’était une femme d’un certain âge, cinquante ans et plus… peut-être soixante, petite, assez boulotte… à l’allure un peu cocasse, pensa-t-il. Elle poussait un caddie de l’aéroport. Elle était vêtue d’un imperméable rouge cerise duquel dépassait une jupe kaki qui lui descendait jusqu’aux chevilles. Raf enfila sa veste et suivit son gros poisson. Il n’y avait pas foule, on était en octobre. La femme s’arrêta un moment devant le tableau d’affichage des vols puis se dirigea d’un pas décidé vers l’enregistrement des bagages où elle s’aligna dans la file du comptoir « Virgin Express » à destination de Lisbonne. Le départ était annoncé à 16h55, dans deux bonnes heures donc. Et là, Raf se dit : chiche ! je la suis jusqu’à Lisbonne.
Il fit un bref calcul de ce qu’il devait y avoir sur son compte bancaire… ça irait… ses premières indemnités de licenciement du journal venaient de lui être versées… Par chance il restait des places libres dans l’avion. Il acheta son billet. Il fallait maintenant qu’il trouve à louer un endroit où garer sa voiture. Mais d’abord un bref coup d’œil à la dame en rouge cerise… oui, elle était toujours dans la file des enregistrements.
Tout se passa sans problème. La voiture était en lieu sûr, il avait passé le portillon de sécurité comme tous les passagers et personne ne s’était étonné qu’il n’eût point de bagage. En entrant dans l’avion il avait tout de suite repéré sa femme cible. Elle était assise dans les premiers rangs gauches côté hublot. Lui avait une place au fond à droite côté couloir.


Pierre Martin dut s’interrompre d’écrire car l’hôtesse distribuait les cartes des menus. Il n’avait pas vraiment faim, pas soif non plus, mais il opta pour un sandwich au poulet et un café noir qui lui furent aussitôt servis. Il referma son cahier, déposa sa tasse et déballa son sandwich. A peine en avait-il avalé une bouchée que l’image de Sylvana, radieuse dans les bras de cet homme, lui revint en mémoire et deux larmes coulèrent le long de ses joues pales. Pourquoi avait-il fallu qu’il ait cette idée d’aller la chercher à l’aéroport pour lui faire une surprise ? De toutes façons, le problème n’était pas là, même si sur le moment le choc avait été dur à encaisser, Pierre était à présent édifié : Sylvana ne l’aimait plus, ne l’avais peut-être jamais aimé. Au moins pensa-t-il, l’un de nous deux est-il heureux… Il s’essuya le visage, tant bien que mal du bout des doigts. Le pire c’était qu’il n’arrivait pas à lui en vouloir. Sylvana ne l’aimait plus, soit, c’était bien son droit, il comprenait, lui non plus ne s’aimait plus. Il se trouvait donc accablé d’une peine sans colère si ce n’était contre lui-même et c’était bien là ce qu’il y avait de plus pénible. L’hôtesse repassait avec le chariot, demandait si tout allait bien et reprenait les plateaux et vidanges. Pierre se rendit aux toilettes, en profita pour se rafraîchir, mais quand il vit son visage dans la glace il éclata en sanglots et dut se rasseoir un moment sur la lunette des wc pour retrouver son calme. Puis il prit une réserve de kleenex au distributeur, s’essuya les yeux, se moucha, fourra quelques mouchoirs dans sa poche de pantalon et rejoignit sa place. Sa montre indiquait 19h15. Il se souvint qu’il y avait une heure de décalage avec l’heure de Lisbonne et il recula d’une heure la petite aiguille. Dans un peu plus d’une trentaine de minutes il serait arrivé. Il écrivit dans son cahier :

Vol TV 506 Bruxelles- Lisbonne
17h05

Raf Porynger jeta un coup d’œil à sa montre, l’avion aurait déjà dû décoller depuis cinq minutes. Habituellement il n’était à l’aise ni au décollage ni à l’atterrissage, mais là, il ne ressentait aucune angoisse particulière, d’ailleurs il n’avait pas l’impression que c’était lui qui était assis à cette place, dans cet avion… était-ce lui qui suivait cette femme, cette inconnue en rouge… quelle idée… mais c’était la seule idée à ce moment qu’il ait trouvée… la seule voie qui lui soit paru raisonnable de suivre. Que lui importait désormais d’être là ou ailleurs… pourvu qu’il n’ait rien à décider dans l’immédiat. L’avion prit son envol. L’une des hôtesses y alla de sa gestuelle expéditive sur les mesures de sauvetage. Distraitement Raf parcouru la revue « A good fly by Virgin » mais sa vue se brouilla de larmes car cette chose, à laquelle il s’interdisait de penser depuis des heures, venait de ressurgir avec une telle violence qu’il ne put lui opposer la moindre résistance. Ici Pierre Martin relut ce qu’il avait écrit depuis le début, rangea le cahier, puis se laissant tomber contre le dossier de son siège, il poussa un long soupir et ferma les yeux.

Pierre était accoudé à la fenêtre de sa chambre de la Pensào Joào da Praça qui donnait sur la rue du même nom. Il était tôt encore, le ciel de Lisbonne commençait à peine à retrouver du bleu. Comme les deux autres nuits depuis son arrivée, il avait, une fois encore, mal dormi. Ce n’était pas tant la faute du sommier ni du sempiternel ressassement de pensées déplaisantes ni même des chants de fado qui lui parvenaient du bistrot d’en face… mais pourquoi diable fallait-il dans ces petites rues tordues et pentues que l’on procède au ramassage des poubelles au beau milieu de la nuit ?
Après un simulacre de toilette, il avait endossé ses vêtements de la veille puis reprit sa place à la fenêtre. Il se pencha un peu plus car il venait d’entendre le fonctionnement de la porte cochère au bas de l’immeuble. Puis, précipitamment, il saisit sa veste, ferma sa porte, rendit la clé à la réception dévala les quatre volées de marches et se retrouva dans la rue où il pressa encore le pas, puis soudain ralentit. Elle était là devant, elle se dirigeait vers le Tage qu’elle longea un moment jusqu’à la gare de Cais do Sodre où elle prit un billet au distributeur automatique. Il fit de même. A cette heure, le train était quasiment vide dans cette direction, vers l’océan, à l’inverse de la foule des navetteurs qu’il avait vue en débarquer tout à l’heure, hommes et femmes de tous âges, venus prester leur journée de travail à Lisbonne. Pierre relut les derniers paragraphes de son cahier jaune :

Lundi 8 octobre 2001.
20h 10
Pensào Joào da Praça.


Raf était soulagé. La course que ça avait été pour ne pas perdre de vue son gros poisson rouge ! Il avait eu beaucoup de pot : n’ayant pas de bagage lui-même il avait attendu que son poisson récupère les siens puis s’était faufilé juste derrière elle dans la file des taxis. Cela s’était passé comme dans un film. Il avait lancé au chauffeur : «Suivez ce taxi svp ! » ou plutôt « Please try to follow this car! » en agitant de la main une liasse de billets. S’en était suivi une poursuite folle et chaotique, relativement dangereuse pour quelques piétons en tous cas dont la vie avait sans doute été épargnée grâce à la médaille de Saint Christophe qui bringuebalait au rétroviseur du taxi.

A SUIVRE…
Désolée mais les mots imposés sont prévus dans la suite du récit que je n’ai pas eu le temps d’écrire. Votre indulgence svp..

Yali 03/09/2004 @ 19:09:22
Bon, alors j’attends la suite, na !
Mais vite alors.

Sahkti
avatar 03/09/2004 @ 19:23:47
ha ben j'aurais dû faire pareil avec les mots imposés que je ne savais où caser, j'aurais évité la remarque yalisante :)

Monique 03/09/2004 @ 21:19:02
Ah oui, Kil ! La suite bon sang ! Je n'ai pas envie de me prononcer encore mais je sens que si ça continue comme ça, le résultat ne pourra être que positif ! Tu as capturé une idée qui passait et tu préfères prendre le temps pour la mettre bien au propre pour nous et c'est mieux comme ça. J'ai l'impression que tu tiens un sacré sujet sans pourtant qu'on sache ce qui te trottre en tête... C'est prenant ! A-t-il vu dans la rue de Lisbonne la femme en rouge de son début de roman ? J'imagine que oui. Où finita-t-il sa filature, comment ? c'est un suspense insoutenable...
Alors j'attendrai.
Un détail : l'hôtesse ramasse les plateaux et "les vidanges" ?! Qu'est-ce que c'est ? Je trouve ça très moche et je ne comprends pas... Un éclairage please.

Sahkti
avatar 03/09/2004 @ 21:20:58
vidanges, terme "belge" pour les bouteilles vides, consignées ou non

Sahkti
avatar 03/09/2004 @ 21:22:16
Moi aussi j'ai envie d'attendre pour me prononcer, mais déjà, je peux te dire que j'ai bien aimé ton texte. Une ambiance d'aéroport et de voyage en avion que je connais bien, que tu retranscris à merveille.
Et ce chassé-croisé entre les notes du carnet et le parcours réel de Pierre... la suite! :)

Tistou 04/09/2004 @ 10:09:59
Bravo, Kilis. Quelle maestria dans le télescopage. Au milieu du texte, il m'a fallu revenir en arrière pour recadrer! Très fort. Une bonne illustration de notre vraie vie, notre vie réelle, dans ce qu'on essaie de créer. Que fait-on d'autre que recréer, en fait?
En nous disant qu'il y avait une 2ème partie à venir, tu t'exposais à avoir un report des critiques. Alors je fais comme les copains, j'attends la suite. Bientôt?
Je ne t'ai même pas parlé du style. Tu nous a toi aussi habitué au bon, alors on n'en parle plus. On considère que c'est acquis!

Tistou 04/09/2004 @ 10:15:44
J'ai oublié. Dis voir très chère, je ne t'ai pas vu te manifester là!

http://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

Kilis 05/09/2004 @ 21:59:33
Merci pour vos avis sur ce petit bout de texte. La suite dans une semaine ou deux car trop de boulot et je ne veux pas bâcler l'écriture. L'histoire est bien emballée dans ma tête, je risque pas de la perdre et je posterai alors le texte complet. Avec aussi quelques corrections comme ôter "vidanges" dont je ne me doutais pas qu'il s'agissait d'un belgicisme.

Kilis 06/09/2004 @ 00:02:16
. Avec aussi quelques corrections comme ôter "vidanges" dont je ne me doutais pas qu'il s'agissait d'un belgicisme.

Oh, pardon: ... dont je ne me doutais pas qu'il se fut agi d'un belgicisme.

Olivier Michael Kim
06/09/2004 @ 00:22:15
Comme ce n'est pas terminé... J'attends le suite avec impatience. Pour l'instant je sens que l'histoire est certainement subtile.

Vive les Blegicismes ! Vidange, quel beau mot ! J'aime bien le vocabulaire "parlé".

Il faudrait que j'écrive en créole ou en québécois pour essayer. Il y en a bien qui écrivent en gagasse...

Monique 06/09/2004 @ 07:56:57
Il faudrait que j'écrive en créole ou en québécois pour essayer. Il y en a bien qui écrivent en gagasse...
Pour le créole, voir Yali, il l'écrit encore mieux que moi qui ne sais guère que le parler

Balamento 06/09/2004 @ 13:45:13
J'aime beaucoup beaucoup... Le meilleur à mon goût que j'ai lu de toi jusqu'ici... C'est vraiment très réussi... tant sur le scénario, l'idée, la description du personnage un peu perdu, que sur le rythme et l'alternance du journal et du récit...

Mais critiquons, critiquons... ;-) Dans le détail, une phrase au début me semble un peu fadasse (et c'est dommage qu'elle soit au début, ailleurs on l'aurait peut-être moins remarquée). Il s'agit de "Depuis combien de temps était-il attablé là, les yeux perdus dans le vague, il ne savait pas".

Voilà, voilà... exercice vraiment très réussi je trouve (mais sans les mots imposés... hum.. hum.. ) ;-) ;-)

Erika 24
avatar 08/09/2004 @ 08:23:01
J'ai aimé ce texte d'un homme qui relate sa vie du moment en modifiant seulement deux ou trois choses. Dommage que les mots imposés n'y figurent pas !!!
A part ça j'ai tout compris (oh ! Je vais finir par penser que j'suis un peu intelligente !)

Monique 08/09/2004 @ 08:25:12
Ben oui, Erika, même les huîtres pensent, faut pas forcément s'identifier !... ;-0

Benoit
avatar 09/09/2004 @ 21:53:04
Bravo! Bravo! Bravo!
Je ne sais pas pourquoi mais dès le début du texte, je me suis dit : je ne vais pas aimer ce texte de Kilis. Et puis, la magie a fait son oeuvre et j'ai apprécié chaque ligne! Et surtout, ne te sens pas obligé d'insérer les mots obligatoires! Je préfère un texte fluide à un texte mal ficelé à cause de mots obligatoires! Comme les autres, j'attends avec impatience la suite mais j'ai déjà fait ma critique! Et comme je sais que la suite ne me décevra pas, tu peux considérer cette critique comme valable pour le texte entier!
(Ah oui! Le mot à la fin : prester : belgicisme, encore?)

Monique 09/09/2004 @ 21:55:58
(Ah oui! Le mot à la fin : prester : belgicisme, encore?)
En Alsace aussi, dans les services commerciaux, j'ai déjà entendu ce mot dans le sens de rendre une prestation, remplir une mission

Sibylline 19/09/2004 @ 22:46:02
:0)

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