Lobe
avatar 08/05/2014 @ 14:16:27
La ville est grande, en tentacules innombrables elle se prolonge davantage que le regard et l’entendement ne portent. Son dessin infini est celui d’une toile enchevêtrée de bâtiments hétéroclites. Les plus anciens ont à peine dépassé les vingt ans, et pourtant ils semblent d’un autre âge ; les constructions modernes naissent anarchiquement, en un déluge continu, au gré de l’inspiration, des gens, choses et idées à loger. Par millions femmes, hommes et enfants en sillonnent les routes innombrables. Peu s’arrêtent pour juger l’étendue du capharnaüm, effrayant ou admirable, labyrinthe des temps modernes dont le Minotaure caché est logé au cœur de chaque arpenteur.

Trouble espace en perpétuelle pousse, dans lequel moi comme les autres vais, au hasard d’une sérendipité tantôt joyeuse et naïve, tantôt pleine d’angoisse et de délire. Ce jour, partie à la recherche de quelque chose qui désormais m’échappe, un éclair à la banane, le sens de la vie, qu’importe : je suis perdue une fois de plus. La ruelle où je chemine, dans cette nuit sans étoiles tombée voilà une pincée d’heures, est plongée dans un clair-obscur grésillant. En face de moi, un mur grège, haut et nu. Jusqu’à ce que, plus proche d’un discret claquement de pas, de mon pas léger, trottant, de souris, se dévoile une affiche. Le rectangle ouaté se détache faiblement, mais mon regard y accroche : peu à peu mon œil s’accoutume aux traits brouillardeux. Sur un fond géométrique turquin et orpiment, une écriture très droite indique :

Soirée mousse,
Venez déguisés.
Anniversaire de l’
U. Ecqrilibristes.
Rte Sibile Cirqus.

Dans la caverne de ma poitrine, je sens monter un tambourinement croissant. Déjà l’affiche semble blêmir et se rencogner dans les briques, couleurs atténuées, lignes floutées. Route Sibile Cirqus ; l’adresse m’est inconnue et pourtant je me mets en route aussitôt. Je connais un fantaisiste homme de goût – gueule bleue, rouge, verte et jaune, savoir encyclopédique – à même sans doute de me renseigner dans un délai succinct. Je ne lui demanderai pas en revanche ce qu’est cette U. mystérieux devant le mot ‘ecqrilibristes’ qui ne l’est pas moins. Union, unité… j’y attache peu d’importance, mon cœur battant est raison déraisonnable, raison suffisante pour m’y porter.

C’est un entrepôt exigu, discret, devant lequel j’arrive. Pourtant je sens bien au fond de mes chairs qu’il s’y loge un je-ne-sais-quoi plus vaste, que le regard ne peut le délimiter. Devant, des grappes d’individus, sous une banderole qui reprend couleurs et mots de l’affiche volatile : Soirée mousse, venez déguisés. Je rode un temps, hésitante. Des bruits de voix me parviennent, engageants, des trilles qui pourraient être des rires, mais parfois aussi des grognements et des éclats. L’intérieur du bâtiment s’éclaire soudainement, un rock ancien titille mes oreilles ; tous entrent, j’en suis.

Soirée mousse, venez déguisés. Le jeu a été joué, la consigne interprétée à la guise de chacun. Le DJ est bizarrement costumé en jardinier et son chapeau de paille saute sur sa tête au gré du rythme des guitares électrisées. Ensuite viennent en pagaille : un homme avec un costume marron d’écorce et une couronne de branches verdoyantes dirigées vers le ciel, une impératrice autrichienne, une sorcière colorée, une reine du désert, et une flopée de créatures aussi indéterminées que prometteuses. Quelques drôles vaquent, suivis de rires gais, ayant pris le thème à la lettre : un homme à costume de bière, qui s’est fait une grande collerette dans une matière blanche et spongieuse. Un couple arbore des sweats coordonnés, lui avec une photographie de mousse au chocolat, elle un gros gâteau rose, mousse framboise ou fraise – bon, s’ils font sensation, c’est surtout qu’ils distribuent à la ronde les desserts en question. Parmi les participants les plus jeunes, je repère quelques mousses, moussaillons en marinière, air ravi au milieu du fourbi. Car il y a aussi un gros dur en cuir et moustache, un moustique qui va d’un groupe à l’autre et déchaine les passions, des dizaines de frimousse illuminées, des gens qui se trémoussent sur la musique maintenant endiablée… Je me promène, aux anges, dans ma robe improvisée verte et moussue, piquetée de fougères, avec encore quelques mille-pattes, quelques blattes, qui de chatouilles en grattouilles me font danser drôlement.

Soudain, tout cesse. Une onde frissonnante prend chacun des cœurs, quelque chose d’important va advenir, ce pour quoi tous sont là. Mon esprit s’échauffe, je crains soudain d’être emportée dans une aventure qui me dépasse : cérémonie païenne, rituel méphistophélique, sacrifice humain ? U comme ultras ? Silence attentif, airs recueillis. La banderole détachée de la façade est ramenée au-dedans ; la fête devient privée. Angoisse ou excitation, je tremble dans mon habit forestier, en soubresauts de plus en plus manifestes. Une voix, à mes côtés, sous un œil amical, me souffle que l’inquiétude est vaine, que l’anniversaire sera fêté dans la félicité.

La bannière est hissée, quelques lettres changées, un terme ajouté.

Soirée mots,
Venez crayons aiguisés.

Nathafi
avatar 08/05/2014 @ 18:16:23
Densité, richesse des termes, idées foisonnantes et imagination débordante : ainsi va Lobe, tu as dû gaiement te défouler à la rédaction de ta soirée mousse, ton enthousiasme se ressent à la lecture !

Pieronnelle

avatar 08/05/2014 @ 23:32:47
Cela m'a fait un peu penser à la scène de la fête du château dans le Grand Maulnes: mystère, accentué par les déguisements, là sur fond de Rock :-) , l'envie de découverte...Bon j'en ai déjà décodé certains de ces "déguisements" mais pas encore tous...En tout cas je suis bien contente que la soirée "mousse" se soit transformée en soirée "mots" car la mousse pff disparait alors que les mots, tes mots Lobe, restent et ne s'évaporeront pas des Ecrits...
"Je me promène, aux anges, dans ma robe improvisée verte et moussue, piquetée de fougères, avec encore quelques mille-pattes, quelques blattes, qui de chatouilles en grattouilles me font danser drôlement."
Tu es sûre que tu n'étais pas en sorcière ? :-)
Elle était belle cette soirée n'est-ce pas ?
Mais qui peut bien être "l' homme avec un costume marron d’écorce et une couronne de branches verdoyantes dirigées vers le ciel" ?!
:-))

Débézed

avatar 09/05/2014 @ 00:16:53
J'ai presque oublié l'histoire, une espèce de ballet de Valpurgis peut-être, tant l'écriture m'a emballé, je suis resté rivé sur ta prose poétique, bercé par le doux balancement de tes phrases, emporté dans une autre dimension sur la légèreté de tes mots, je crois que j'ai rêvé ce texte !

Sissi

avatar 09/05/2014 @ 00:28:14
Tu es fantastique, toi...
Oui c'est ça, c'est le bal des enfants du grand Meaulnes, le domaine mystérieux du grand Meaulnes, la féérie du grand Meaulnes.
Et la principale caractéristique de ce grand livre (qui compte parmi mes préférés pour la vie), c'est exactement ce que souligne DBZ: on a l'impression d'avoir rêvé le texte, et non de l'avoir lu.
Ce texte est magique. Je suis, depuis le début, une très grande fan de tes textes, et plus le temps passe, plus ça empire! :-))
Chapeau bas une fois de plus.

Saint Jean-Baptiste 09/05/2014 @ 11:32:43
Ah jeunesse !
Quelle magnifique envolée lyrique, Lobe, tu m'épates ! C'est du Proust revisité par du 20 ans... Des longues envolées haletantes, du rythme, de l’entrain, que de bonheur ! On y est, on y vit, dans cette soirée folle... et on s'amuse avec toi. Et puis, la fin est géniale : belle jeunesse, aiguisez vos crayons !
Encore un grand moment de « vos écrits » !

Débézed

avatar 09/05/2014 @ 13:18:03
Tu es fantastique, toi...
Oui c'est ça, c'est le bal des enfants du grand Meaulnes, le domaine mystérieux du grand Meaulnes, la féérie du grand Meaulnes.
Et la principale caractéristique de ce grand livre (qui compte parmi mes préférés pour la vie), c'est exactement ce que souligne DBZ: on a l'impression d'avoir rêvé le texte, et non de l'avoir lu.
Ce texte est magique. Je suis, depuis le début, une très grande fan de tes textes, et plus le temps passe, plus ça empire! :-))
Chapeau bas une fois de plus.


J'ai failli évoqué moi aussi le Grand Meaulnes, tu réunis les esprits autour de ton texte.

Débézed

avatar 09/05/2014 @ 17:43:27
"évoquer" !

Provisette1 09/05/2014 @ 18:34:41
Belle, belle ecriture comme d'habitude et un recit surprenant, certes, mais tu as un imaginaire tel que chacun de tes textes l'est touours.

Mi aime xxx!

Valadon
avatar 09/05/2014 @ 22:54:17
Bravo!
Quel don pour imager les mots, pour nous entrainer dans tes univers!
C'est baroque, lyrique, tendre, drole et subtil...
Reel, surnaturel, tu melanges tout et c'est terriblement seduisant, et intelligent.
Un tres beau texte, et une belle celebration...il y aurait tant de choses a dire tant c'est dense, mais je te dis deja : j'aime!!!
Merci!

Marvic

avatar 11/05/2014 @ 12:24:08
Après un début bien sombre, glauque à souhait.
Puis arrive le mot "sérendipité"; oh là là, trop compliqué pour moi , pause vocabulaire.
Je recommence, me doutant un peu de ce (ceux) que j'allais trouver à cette drôle de fête.
Tu sembles beaucoup aimer les mystères; découvrir qui se cache derrière tel déguisement (ou tel écrit, ton calendrier de l'Après était une telle réussite !).
Un texte toujours aussi bien écrit.

J'ai souri en lisant les dernières lignes du post de Pieronnelle et en voyant celui qui suivait ;-))
Mais moi aussi j'aimerais bien savoir qui est qui, même si pour certains, j'ai quelques petites idées...
Tu nous donneras des noms ? ;-))

Darius
avatar 11/05/2014 @ 18:34:55
délire d'imagination.. avec ces mots tarabiscotés et retournés dans tous les sens.. et surtout ce

"soirée mousse
venez déguisés"

qui se métamorphose en

"soirée mots
crayons aiguisés"

clin d'œil à tous ceux qui écriront leur texte ;-)

Garance62
avatar 11/05/2014 @ 21:26:21
Il me semble que c'est le premier texte de toi que je lis et commente.
Et j'aime !
Si je reviens traîner mes guêtres par ici, je ne manquerai pas d'aller voir du côté de chez toi s'il y fait bon lire.
Ma phrase préférée : " mon cœur battant est raison déraisonnable, raison suffisante pour m’y porter.".
Ca me plait beaucoup ça !!! :)))

Antinea
avatar 11/05/2014 @ 23:38:04
Ah, la belle plume de Lobe, riche mais fluide et si douce ! Je commence à être accro !
Soirée déguisée ? mais, mais... je crois bien avoir reconnu certains de déguisements ! ;)
Très inventif, et festif ! En plus, Michel le jardinier est aux platines (j'ai pas compris le lien avec Tistou, s'il y en a une de suggéré. Tistou jardine beaucoup ?).

Lobe (c'est quoi ça, Lobe, comme pseudo ? ça veut dire quelque chose ? j'ai vraiment raté plein d'épisodes), tu as vraiment du talent.

Magicite
avatar 12/05/2014 @ 10:28:09
Ce texte a ce qui me plait, dès la première phrase j'ai accroché.
Quelle belle écriture, cela a du style et des phrases significatives.

J'y reviendrait car je suit plus resté sur l'ambiance plus que sur l'histoire et je suit encore sous le coup de ma lecture car:

Quelle belle écriture!

Comme Marvic j'ai buté sur sérendipité et c'est loin d'être un défaut, te lire et une vrai réjouissance pour ma gourmandise de mots et phrases bien ordonnées.
Par exemple:

Sur un fond géométrique turquin et orpiment, une écriture très droite indique :


Je comprends pas les mots, juste le sens global mais c'est beau.
Je vais me renseigner sur sieur turquin et orpiment.
Merci Bravo.

Lobe
avatar 13/05/2014 @ 20:59:40
Merci à vous. Du coup j'ai lu le Grand Meaulnes qui me faisait de l'œil depuis longtemps dans la bibliothèque de mes parents et me voilà donc immensément flattée (et heureuse de l'avoir enfin lu, merci!)... En fait en écrivant ce texte, j'étais plutôt partie sur Le Loup des steppes pour l'affiche et le mystère, m'en détachant ensuite.
Grand sourire pour les déguisements: certains sont inventés, d'autres se réfèrent à 'des d'ici"! Le jardinier ma foi, est directement un signe vers Tistou... Tistou les pouces verts (même s'il s'avère, d'après son écrit-Panne, que son pseudo est pompé à son chat!).

Tistou 16/05/2014 @ 23:12:34
Sérendipité ! C'est bien simple, je n'avais jamais lu ou entendu ce mot !

"Sur un fond géométrique turquin et orpiment". Turquin et orpiment ! Pareil. Jamais lu ou entendu. Lobe, tu veux me faire passer pour analphabète ?!

Tistou les Pouces verts, Antinea. Ainsi appelé parce que tout ce qu'il plantait, poussait. Et c'est d'ailleurs parce que mon fils aîné lisait ce roman de Maurice Druon quand mon chat noir est arrivé que nous l'avons appelé Tistou, et que par voie de conséquence ...

Il m'a fallu lire quelques commentaires pour tilter sur le fait qu'on y était, dedans, dans cette soirée mousse, crayons aiguisés ! Un peu lourd je suis (oui j'ai pris pas mal kilos depuis que je ne cours plus et Garance s'est même fichu de moi la dernière fois que nous nous sommes rencontrés puisqu'à chaque fois je me plains de ma taille qui s'arrondit ... Mais je m'égare, moi !)
Mais si je n'avais pas tilté, c'est que j'étais sous le charme, éthéré, évanescent, de ton propos. Un peu hors du temps, hors de la réalité. Il n'y a pas beaucoup de rapport mais moi ce n'est pas au "Grand Meaulnes" que j'ai pensé mais à Mohamed Dib et ses "Terrasses d'Orsol", une oeuvre dans laquelle on ne sait pas trop bien dans quoi on évolue ...

Tu nous as habitué à du beau, du bon. Tu n'as pas failli et en plus tu nous ramènes in fine dans notre propos scriptural. Formidable ! (et c'est vrai qu'on pourrait s'organiser une soirée déguisée, crayons aiguisés !)

Ton texte fait rêver.

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