Yali 20/07/2004 @ 17:01:42
Privé de journée

Drôle de cité !
Et qu’y aurait-il à dire de plus sur Péta’Ouch-Nock, chargée de bâtiments jusqu’à la gueule, tous tordus, tous hétéroclites, tous se touchant, tous de travers, tous enchevêtrés, tous tarabiscotés parce que tous pensés différemment. Quatre avenues principales, distribuées en croix aux jonctions d’un rond-point et tracées à la règle, pas très large la règle.
Quantité de ruelles étroites, obscures, pavées. Des centaines, peut-être plus, mais pour elles, on avait égaré la règle. Des ports : quatre, assis sur autant de points cardinaux ; quatre, rivés sur l’horizon. Le tout reposant sur un nombre de pilotis se prenant pour une constellation. À quoi ? une demi-toise à peine au-dessus d’un marais que le citadin nomme BourB-Hier. Et il sait de quoi il parle le citadin, vu qu’il y habite. Enfin, lorsqu’il retrouve son chez soi dans ce bordel urbain, parce qu’ici tout change, tout le temps. La ville fait dans la transformation permanente, la révolution dans la continuité. Elle improvise, elle s’adapte, elle se modifie en fonction des individus, pleins aussi, de toutes les races, de toutes les origines, de tous les formats, pas tous identifiables, pas tous identifiés.
Elle loge tout le monde. Ce n’est pas si simple.
Au fond d’un hall, une porte s’ouvre sur un appartement de harpie, elle peut tout aussi bien s’ouvrir sur d’autres portes, s’ouvrant sur trois appartements elfes, ou quatre appartements nains, ou dix appartements farfadets. On construit à l’échelle «Un (1)» et l’on divise les volumes en fonction du type de clientèle, du gabarit, de sa multitude. On fait ça pour tout, pour tous.
Sauf pour les gargouilles évidemment, puisqu’elles dorment sur les toits et lorsqu’elles ne dorment pas, elles regardent, rêveuses, passer les dragons, les petits porteurs, les longs courriers, dans le bleu irradié du firmament. Quelquefois, elles leur volent après pour leurs mordre le train d’atterrissage. C’est rare et généralement elles y laissent quelques dents.
Le Père Noël tient un estaminet dans le quartier Est, dans une venelle adjacente au passage de La-Cuisse-Légère-À-Cinq-Sous, en face d’un lupanar à la façade effrontément scabreuse, bacchanale, exhibant des hauts-reliefs sans équivoque, étroitement mêlés à son architecture rococo et baptisé «Aux bonheurs des ogres». La ruelle débouche sur l’esplanade du marché Central qui n’a de «Central» que le nom, mais où les étals regorgent, abondent, foisonnent à ciel ouvert pendant que la populace fourmille dans ses allées, en quête, toujours en quête, bigarrée, bourdonnante, toujours bourdonnante, tel un essaim.
Drôle de cité en vérité.
On préférera le matin pour faire ses courses. On profitera du jusant et des vents frais qui l’emportent, de l’ombre bienséante de la bibliothèque municipale, étagée comme une pâtisserie de noce, penchée, mais debout. On pourra s’y reposer. S’asseoir sur l’un des socles des piliers supportant tout du long la vénérable institution. On préférera le socle de son septième étage, la cerise sur le gâteau, toit sur les toits du monde. Car de là, et par temps clair, on verra la grande terre se dessiner sur la ligne d’horizon, au-delà de l’onde turquoise, entre les joncs émeraude, les voiles blanches. Si on n’est pas trop difficile, on aimera le mélange des teintes. Ensuite, on flânera un peu, on longera les quais où s’amarrent les élégants furtifs de bois bordés, leurs voiles claqueront au vent, ponctueront l’incessant concert de piaillements des mouettes à la curée, celle du retour de pêche. On rejoindra l’esplanade de la Faculté des Sciences Occultes & Philosophies. C’est une théière de fer blanc géante, percée de fenêtres, aménagée, poussée là un jour d’expérience où le Doyen avait mal saisi l’énoncé d’un sortilège.
Comme nous sommes au printemps, elle scintillera sous l’astre matinal et ses rayons chaufferont la peau. Alors, on s’attardera sur l’un des bancs du campus. On prendra soin d’en sélectionner un à sa taille. On s’y installera confortablement et journal en main, on s’adonnera à l’oisiveté, et l’on se sentira quelque chose comme confusément heureux.
Sauf.
Sauf si l’on est détective privé au chômage et que l’on n’a même pas les moyens de s’offrir le canard du jour.
Dans ce cas, on maudira les sorcières au don de double vue qui gâchent le boulot, mettent sur la paille le petit artisan et n’éprouvent aucun remord à se trimballer dans les airs bardées de bijoux et sur des balais hors de prix.
— Les salopes !
Sans parler que l’on n’aurait plus de bureau, plus de secrétaire, plus de véhicule parce que refourgué au clou pour quelques billets il y a déjà quelque mois : un joli petit dragon rouge coupé deux places, ça fait mal au cœur… Il ne resterait évidemment rien du pécule de la vente si ce n’est des regrets, et l’on cumulerait trois semaines de retard de loyer, pour une chambre crasseuse, dans une pension miteuse, à la table commune hors de prix et au garde-manger personnel aussi vide qu’un crâne de gobelin.
— Ah non vraiment, les salopes !
LaCambuse fulminait, car il était tout ça, et la pente sur laquelle il glissait au jour le jour ne semblait pas prendre fin ni s’adoucir, pire, elle s’accentuait. Il fouilla ses poches, il lui restait cinq sous et un avenir aussi sombre que peut l’être celui d’un nain au chômage criblé de dettes chez les commerçants de la ville, sans en omettre un seul.
Tout allait au plus mal.
Ordinairement les nains sont mineurs, orfèvres, aubergistes, ordinairement… LaCambuse ne faisait rien comme tout le monde, n’avait jamais rien fait comme tout le monde, et ça depuis… aussi longtemps qu’il se souvenait. Au grand dam de sa famille, il était devenu détective privé, sale métier, y avait pas idée.
Il regarda sa dernière pièce, l’air maussade et tenta de se rappeler le dernier repas chaud, le dernier lit douillet, le dernier verre servi par un patron d’établissement à la clientèle distinguée, au sourire aimable, à la bouche capable de prononcer autre chose que l’énoncé de son ardoise, des jurons, des menaces. Souvent dans cet ordre.
En vain.
Le métier n’était déjà pas reluisant avant, mais il en vivotait bon an mal an, d’un constat d’adultère à l’autre, d’une recherche de paternité à la suivante… et il était respecté pour ça, un peu. Quelquefois, une bonne affaire venait troubler la litanie des frasques familiales, un vol, plus rarement un meurtre. Il savait s’en contenter, en retirer un peu d’argent, un peu de gloire.
Il suivit, distrait, le vol d’un ange.
C’était avant que ces trois-là ne débarquent en ville et s’y installent.
— Trois salopes, oui !
Depuis, le boulot se faisait rare, voire inexistant. Faut dire que la concurrence était déloyale. Le mystère tient difficilement un round face à une boule de cristal, un jeu de tarot, du marc de café ou des entrailles de volatiles plus ou moins fraîches. Elles avaient débarqué, s’étaient accaparées la clientèle, avaient rempli leur salle d’attente jusqu’à la gueule, chassé les arcanes nourriciers de Péta’Ouch-Nock, anéanti l’énigme. Nul ne pouvait commettre un délit sans qu’elles le sachent ou pire, qu’elles le préviennent. Reluquer la croupe appétissante d’une ondine conduisait sans détour au tribunal, assigné en justice par une épouse dans son bon droit, exigeant le divorce, assorti de sommes compensatoires colossales. Et cela va sans dire, l’épouse bafouée gagnait tout le temps, puisque aidée des trois garces, elle était capable d’annoncer au juge sans sourciller le jour, l’endroit, l’heure où le mari commettrait la prochaine indélicatesse du genre.
Plus de client : plus de boulot.
Cinq sous, ce n’était pas grand-chose. Un sandwich au poisson, un verre dans un estaminet du port et il faudrait rentrer sous le chapelet d’injures de sa logeuse qui ne croyait plus, elle non plus, à un revers de fortune aussi gras qu’inopiné.
LaCambuse retint un énième juron à l’adresse des trois salopes. La journée, comme les précédentes, se présentait mal.
Pourtant.

***

Pourtant, dans ce monde-ci comme dans les autres, rien ne se passe comme escompté.
Vint s’asseoir sur son banc, un étudiant de la Faculté. Visiblement un apprenti sorcier de troisième ou quatrième année, un externe, peut-être un étranger car sa robe n’était pas aux couleurs de l’université ?! Sa tignasse noire de jais s’ébouriffait en tous sens. Il portait une paire de lunettes rondes et une cicatrice discrète lui barrait le front, en forme d’éclair… au chocolat.
LaCambuse eut envie de lui filer un coup de pied, comme ça, pour réparer l’injustice des mondes, mais se retint. Il n’était pas mauvais bougre et du reste, il ne comprit pas son impulsion, surtout que les compagnons de banc se faisaient rares.
Quelque temps déjà que l’on ne s’asseyait plus à ses côtés. Précisément depuis que sa lingère ne croyait plus à l’encaissement d’un héritage, annoncé pourtant avec une profonde conviction, à la limite du passionnel par un client qui dosait savamment son jeu, du moins le croyait-il. Mais, malgré ça, il était reparti dans son imperméable sale, avec son baluchon plein de fringues et pour la première fois, n’avait pas trouvé sa lingère jolie. C’était le mois dernier. Pour les mêmes raisons, il ne fréquentait plus son barbier. Disons plutôt que son barbier ne désirait plus le fréquenter, comme tout un chacun dans la cité.
Personne n’aime s’acoquiner avec la dèche, des fois que ça porterait la poisse.
L’adolescent se leva pour courir aux trousses d’une fillette rousse et oublia le journal. Le nain le suivit des yeux et machinalement récupéra le quotidien en marmonnant quelque chose à propos de la bonne fortune abandonnant les lettres, rien de très clair, et puis la Une lui l’embarqua :
« TROIS SORCIÈRES ASSASSINÉES »
Le titre lui plaisait assez. Comme indiqué, il se rendit en page intérieure et…
…Tout compte fait, la journée ne débutait pas si mal.
Les trois salopes étaient cannées, trépassées, percutées par un balai anonyme. On les avait retrouvées le matin même dans leur cabinet de consultation, aussi sèches que des morues salées. Les voisins n’avaient rien entendu, rien remarqué. La police pataugeait, toutefois elle écartait l’hypothèse du suicide collectif.
— Du balai, les trois salopes !
Il survola l’article, rien de très passionnant, si ce n’est que l’on avait également occis le chat noir et le hibou. Pas de témoin donc.
LaCambuse esquissa un sourire, le premier depuis longtemps.
Il fouilla ses poches intérieures… Merde, pas de pigeon voyageur. Sa note était restée en suspens, son crédit communication à zéro, même pas l’ombre d’un petit moineau.
Tant pis, il irait glaner les renseignements sur cette histoire à pied.
Il dégringola de son banc, et en sifflotant, il se mit en marche vers le lieu du crime. C’était à deux pas. Enfin, c’était à deux pas, avant qu’il ne refourgue ses bottes de sept lieues au marché aux puces (2).
Il avait le temps, il se prit à rêver.
Avec un peu de chance, les affaires reprendraient rapidement. Il sentait la mauvaise pente faiblir, s’aplanir, il entrevoyait le bout du tunnel, la lumière. Il ne se retourna pas, il savait de toute façon que la misère se tenait accrochée à ses basques, à peine à cinq sous derrière lui, c’était pas le moment de flancher.
Il lui restait quelques connaissances dans la police, il entendait en profiter pour éclaircir cette affaire. Ce serait un joli come-back, une mise en jambe digne de son talent, et une publicité élogieuse pour sa future agence de détective. Il se l’imaginait avec vitrine sur l’avenue Ouest, du côté des beaux quartiers, dans des bureaux spacieux, blancs de marbre. Il aurait une secrétaire, elle serait éprise de lui, faut dire qu’il serait élégamment vêtu. Il traînerait les cocktails mondains, fréquenterait les notables, les célébrités dont il serait, son banquier lui sourirait, rectifications : ses banquiers, parce qu’il encaisserait plein de fafiots vu qu’une équipe bosserait pour lui nuit et jour, rectification : des équipes. Il s’intéresserait uniquement aux enquêtes de prestiges. Celles qui débutent invariablement par l’arrivée d’un dragon limousine noir, rutilant, avec plein de vitres fumées derrière lesquelles se tient énigmatique, une silhouette blonde, et encore derrière une paire de verres fumés, débordent deux grands yeux bleus implorants, genre lapis-lazuli délavé. Elle descend du véhicule, aussi long que l’avenue, en balançant langoureusement ses hanches et tout le reste. Elle est immensément riche, elle est immensément mystérieuse, au moins autant. Cela va sans dire qu’elle est roulée comme une déesse, vaguement mélancolique, qu’elle culbute les verres de gnole à la cadence d’un docker et qu’elle tombe éperdument amoureuse du privé pendant l’enquête. Puis, lorsqu’il résout l’énigme, elle lui offre un pont d’or, son corps, une admiration illimitée, et encore, des fois, elle l’épouse.
L’avenir se dessinait, brillant.
LaCambuse, détective privé de race naine, vérifia machinalement que sa hache 38 se trouvait dans son étui, c’était le seul bien qu’il n’avait pu se résoudre à vendre. Il avait bien fait !
C’est vrai, ça ressemble à quoi un privé sans arme ?!
D’un pas alerte, il plongea dans le dédale de ruelles sombres du quartier Est, malfamé comme pas possible. Les receleurs exposaient sans aucune gêne leurs marchandises en bordure des trottoirs. Les dealers se bousculaient sous les porches. Les vide-goussets s’embusquaient un peu partout. Les demoiselles au travail ne se comptaient plus, les attroupements de gueules patibulaires non plus. Ici on était certain de croiser à peu près tout ce que ce monde proposait d’excentricité à l’exception d’une plaque de police et d’une bonne intention.
Il ignora la vie grouillante, viciée, déjà tout entier à son enquête.
À part lui qui pouvait souhaiter la mort des trois salopes au point de les empaler, et comment n’avaient-elles pas vu venir le coup ? Curieux ça ! Après tout, elles connaissaient l’avenir ! Ça la foutait mal de laisser une ombre en suspens en quittant ce monde lorsque l’on était prédicatrice.
Franchement, ça faisait désordre.
Il bifurqua sans prêter attention au manteau grand ouvert, tapissé d’images de sirènes dans le plus simple appareil proposées par un loup-garou à l’œil torve, et déboucha sur l’avenue Est. Avenue que les citadins avec le bon sens qui les caractérise nomment Avenue Coupe-Jarrets. Il hésita à grimper sur le dos d’un Dragon-Bus pour couvrir la distance le séparant de l’avenue Ouest, mais se ravisa. Cinq sous, ce n’était pas non plus la panacée, pas de quoi gaspiller. Et puis, la matinée était douce, printanière et marcher l’avait toujours aidé à réfléchir.
Lorsqu’il serait riche, il oublierait tout ça, et même le reste. Ce qu’il lui fallait c’était un client, ce serait un début, ensuite un bon repas chaud, une douche et un costume propre.
Le hasard, en instigateur avisé, ne supporta pas que LaCambuse patiente. À l’angle de l’avenue, dans son dos, tourna un dragon limousine aussi briqué qu’un corbillard en goguette. Lorsqu’il fut à sa hauteur, il s’arrêta en double file, une vitre teintée descendit dans un bruit feutré. Une mine ravissante apparut dans l’ouverture, et du bout du nez, elle l‘invita à monter.
La portière arrière s’ouvrit avec un cliquettement discret.
Clic÷
Il s’installa sur la banquette de cuir, à côté de ce qui était principalement une paire de jambes fuselées avec, jeté sur leurs épaules, un manteau de fourrure de yeti représentant l’année de traitement d’un privé, peut-être deux, voire trois. Elle était blonde, comme il se doit, et même sous autant de millions poilus, LaCambuse imaginait sans peine les douces rondeurs de la chaire, leurs parfums capiteux, ses…
Bref, elle était gironde comme pas deux, et riche bien sûr, et les choses allaient de mieux en mieux, manquerait plus que…
— Monsieur LaCambuse, j’aimerais que nous parlions affaire, dit-elle en tapotant du bout de l’ongle l’épaule du cocher, un ogre baraqué comme un ogre, mais très baraqué.
— Parlons ma P’tite Dame, parlons.
Il ne trouva rien à ajouter. La vérité c’est qu’il était troublé, incrédule dans son rêve réalisé.
Enfin, pas vraiment réalisé, car dans son rêve, c’était lui qui menait la conversation : évidemment. Qui entreprenait la dame : évidemment. Qui séduisait : évidemment. Il secoua la tête énergiquement, pour en extirper ses lambeaux de songes et revenir à une réalité, la sienne. Il s’imposa l’image de sa condition présente, précaire. Sa logeuse lui apparut en robe de chambre défaite sur fond de tapisserie sale et bigoudis enroulés sur la tête, elle, et sa litanie de menaces pour impayés, expulsée par une bouche édentée.
Il sua de dégoût, il était prêt à causer business.
— Vous êtes souffrant, s’enquit-elle ?
— Ça baigne ma p’tite dame, ça baigne. Que puis-je pour vous ?
Sans un bruit, le dragon s’ébroua, se mêlant au trafic si bordélique de ce coin-ci du monde.
— Je suppose que vous êtes au courant ?
— Tout Péta’Ouch-Nock est au courant ma p’tite dame !
Il n’était au courant de rien, nous le savons, pas plus que le commun des citadins lisant le journal, mais la technique avait fait ses preuves et LaCambuse préférait laisser venir. Dieu qu’elle était jolie, et quelle voix…
— Qu’en pensez vous ?
— À ce stade des événements, je réserve mon jugement…Mais vous-même ma p’tite dame, qu’en pensez vous ? ?
Bien joué.
— Un triple meurtre, c’est pas rien.
— Ben non !
Le temps suspendit sa course et cracha un long silence. Il l’observait à la dérobée, elle regardait par la fenêtre, elle semblait ailleurs, inaccessible. Elle soupira et sortit un mouchoir de son corsage, un corsage rempli à l’aide de deux jolis… Le contre-jour lui allait si bien…
— Trouvez-moi l’auteur de ce carnage, dit-elle, en tournant soudainement son regard mouillé de larmes
Il eut envie de la consoler. De lui…
La harpie réapparut promptement, quelque part dans les limbes de sa conscience altruiste, entre un paquet de sentiments désintéressés et un tas d’émotions généreuses avec une rigueur de représentation à coucher dehors. Il se ressaisit et calcula au plus pressé.
— Mille francs (3) !
Elle acquiesça.
— Et cinquante francs par journée ?!
Elle acquiesça.
— Tous frais payés ?!
Elle acquiesça.
— Une avance de cinq cents francs ?!
Elle acquiesça.
— Maintenant ?!
Elle acquiesça.
Il n’avait plus d’exigence, il le regretta. Il eut envie de demander la nature des liens unissant une si ravissante créature et si bien élevée à ces trois salopes, se ravisa, jura et se mordit les lèvres.
Par-dessus son épaule, le chauffeur lui tendit une liasse de billets, Balaise l’épaule, balaise la liasse. Il ne compta pas, il était certain pourtant qu’il y avait plus que demandé. Certes ses souvenirs d’avoir tenu une somme aussi rondelette remontaient, mais tout de même, la mémoire des doigts le trompait rarement. Ça faisait un paquet d’oseille, un peu plus épais que cinq billets.
— Bien, bredouilla-t-il, où puis-je vous joindre, ma p’tite dame?
— Je vous contacterai bientôt. Je vous dépose ?
L’angoisse s’était retirée de ses traits, elle affichait un sourire à démonter l’ardeur d’un bourreau. D’un geste élégant, elle baissa ses lunettes sur son nez, très joli le nez, et par-dessus, bascula la un océan turquoise et ses dunes de sable chaud.
À peu près.
— …À l’angle de la rue ! a-t-il réussi à bafouiller.

***

LaCambuse mit un long moment à recouvrer ses esprits, à mesurer sa chance, à réaliser sa nouvelle condition. Là, au coin de la rue, il regardait s’éloigner le Dragon noir et parce qu’il avait l’air parfaitement idiot dans son imperméable sale, l’œil vide, hagard, une énorme liasse de billets dans la pogne et qu’il se faisait bousculer par une foule pressée. Il décida de s’offrir un verre pour réfléchir et compter.
Sept cent cinquante-cinq francs, curieux ?
De quoi solder ses dettes chez les commerçants, rembourser deux trois emprunts directs et disons… deux semaines de loyer. Pour le reste, il saurait faire patienter ses créanciers. Il ne pouvait tout régler d’un coup, et puis, il préférait garder deux trois sous, histoire de voir venir décemment.
Sept cent cinquante-cinq francs, curieux ?
Il s’était levé pauvre, chômeur et en colère, depuis, les motifs de sa colère s’étaient fait buter, il avait du boulot, de l’argent à gogo. Le tout livré sur un plateau par une poupée qui, croyait-il jusqu’alors, n’arpentait que ses rêves, curieux ? Sept cent cinquante-cinq francs, curieux ? La liasse était prête, l’ogre lui avait tendu par-dessus son épaule colossale sans compter ; curieux. Bon, de toute manière le monde était curieux. Toutefois, il ne parvint pas à s’arracher de ses pensées. C’était un peu comme si l’inconnue avait tout prévu, tarif compris. Sept-cent cinquante-cinq francs, c’était sans doute ce qu’elle estimait qu’il valait pour commencer. Il n’aima pas beaucoup le résultat de sa réflexion, vida son verre d’un trait et fit rouler sur le zinc son ex-unique pièce de cinq sous, sans aucun regret, pour une fois.
Avec un peu de chance, il y aurait encore du monde sur les lieux du crime. Il pourrait soutirer quelques informations en graissant quelques pattes. Le plan était fiable, il avait les moyens. Sept-cent cinquante-cinq francs, curieux, tout de même ?! Il songea au reste de la somme à encaisser une fois cette affaire expédiée et sourit à la vie, à pleines dents et remonta l’avenue d’un pas guilleret.
Il passa discrètement sous le nez du flic en faction à l’entrée, gravit les trois étages en pestant contres les hauteurs de marches et parvint sur le palier du troisième. Une seule porte se proposait sur laquelle une plaque de marbre annonçait en lettres d’or ;
« INVESTIGATIONS & DIVINATIONS »
Il haussa les épaules, étouffa un juron in extremis, l’étouffa par superstition, car on ne doit pas jurer dans une maison du crime sous peine de s’attirer un nombre de désagréments personnels illimités, infernaux, commen et par exemple : se faire hanter par les fantômes des victimes toute sa vie durant. C’est en tout cas ce qui se racontait, et LaCambuse n’éprouvait pas le besoin de vérifier la rumeur. Des fantômes, il en connaissait quelques-uns, la plupart possédaient un caractère revêche, un peu comme s’ils n’avaient pas digéré quelque chose. Il préférait s’en tenir loin.
Il observa l’encoignure de la porte, constata l’absence des scellés, il y avait donc quelqu’un à l’intérieur. Il l’ouvrit et passa prudemment sa tête dans l’entrebâillement. La pièce était spacieuse, richement meublée, impeccablement ordonnée et baignait dans une douce lumière matinale, lumière distribuée avec parcimonie, par touche, par les lames entrouvertes des persiennes. Personne ?! Il s’avança sur le tapis aux motifs runiques, très mode, et referma la porte en silence.
— T’es venu me rendre mon fric ?! Parce que dans le cas contraire, tu peux te tirer !
Il chercha d’où provenait la voix, une tête dépassait du dossier d’un divan turquoise, une tête à faire peur, une tête de mauvaise humeur, une tête de mort-vivant, un vrai de vrai : un zombie inspecteur et chef des services techniques de la police avec des orbites aussi cavées que le fond d’un puits, un sourire à tenir compagnie à une citrouille le soir d’Halloween et sur son front verdâtre, se trimballaient deux trois poils, et franchement, on se demandait ce qu’ils faisaient là, ces deux trois poils.
La tête replongea.
Raide, le vieux copain de beuverie !
L’inspecteur Raide s’était préalablement destiné à une carrière de médecin légiste, il était doué, très doué, seulement… Seulement ça n’avait pas marché, non, sa ressemblance avec la clientèle posait quelques problèmes à la hiérarchie. D’une part parce qu’elle s’interrogeait toujours pour savoir de quel côté de la table se trouvait le macchabée et, souvent, l’allongé avait meilleure mine. La hiérarchie n’appréciait pas. D’autre part, parce que l’on soupçonnait le toubib d’avoir quelque penchant pour ses patientes, des penchants peu avouables, pas très respectueux, pas très hygiéniques, et, la hiérarchie n’appréciait pas non plus. Alors, la hiérarchie lui avait fortement conseillé de changer de vocation. Et c’est la mort dans l’âme - ce qui, entre parenthèses, équivaut à un suicide pour cette race – que Raide s’était reconverti comme technicien.
Ils s’étaient rencontrés à cette époque-là. Ça faisait un bail déjà…
Raide, ça l’avait beaucoup secoué cette histoire, il filait un mauvais coton et buvait plus que de raison. Il avait confié à LaCambuse, un soir de beuverie épanchée, qu’à ce propos « Il ne voyait pas où était le mal ?! Hips. Car après tout, toutes les races se mélangeaient et personne ne trouvait rien à y redire. Hips. Et si l’on permettait la réunion de deux êtres tels que une Morte-Vivante et un Vivant, Hips, et ça s’était déjà bu ! Hips. Non vu ! Hips. Pourquoi l’inverse ne serait pas permis ? Hips. C’était l’égémonisme, point ! Hips. »
Ça se tenait comme raisonnement.
— Salut Raide, quoi de neuf ?
La tête refit surface de derrière le canapé, fit mine de le découvrir, puis, elle s’étonna.
— Mais c’est mon vieux pote LaCambuse, le même qui, il y a six mois me disait « Je te rembourse ton fric demain ! » À moins que ce soit celui d’il y a trois mois et qui disait « Une petite rallonge et je te rembourse demain ! » Il sembla réfléchir, les orbites rivées au plafond. Non je me trompe ! Celui-là se doit être mon pote qui me disait le mois dernier « Allons Raide, on est des vieux copains, on se fait confiance, ça fera un compte rond, je te rembourse demain ! » Excusez-moi, j’ai tendance à les confondre, à les mettre dans le même panier ces trois salauds-là. Vous êtes qui ?
— Arrêtes tes conneries Raide, j’ai ton blé, je te rembourse.
Le Mort-Vivant émit un sifflement admiratif et se releva péniblement.
— Allons bon, laisse-moi deviner, t’as fait les poches d’un mendiant, dévalisé un enfant gnome chez le marchand de glaces, chipé le porte-monnaie de ta logeuse, ou pire… Ne me dis pas que tu travailles de tes mains ?! Pas toi, de si jolies petites mains, si douces, si potelées…
— J’ai un client !
— Tiens c’est curieux, je pensais qu’on avait expulsé le dernier des déments de la ville. Un vampire qui se prenait pour un acteur…
LaCambuse retira une poignée de billets de sa poche, les tria soigneusement, crâneur, et tendit son dû au Mort-Vivant, tout bonnement sidéré.
— Ben non, on a dû en oublier un, dit-il, en regardant les billets dans sa main.
— Et cent de plus pour toi ! Si …
— À ce prix-là, je tuerais père et mère, mais bon, j’imagine que ce n’est pas ce que tu vas me demander, et puis de toute manière, c’est déjà à moitié fait.
— Quelques renseignements sur les trois sal… sorcières.
— Ben regarde par toi-même, dit-il, invitant le nain d’un geste à contourner le canapé.
LaCambuse s’exécuta,- et se figea.
— Bordel de merde. J’avais jamais vu ni imaginé des sorcières comme celles-ci.
— Super bien gaulée, hein ?!
— C’est toi qui les a déshabillées ?!
— Non, non, non ! On les a retrouvées telles quelles, nues et refroidies. Si c’est pas dommage, des brins de filles si bien galbées.
— Dis donc, Raide, lorsque je suis arrivé tu t’apprêtais pas à… Tout de même ?!
— …
— D’ailleurs, ça te vient d’où, ton surnom ?
Le Mort-Vivant fit mine de ne pas entendre, empocha son fric et rassembla ses affaires, flacons et autres ustensiles dans une sacoche en maugréant.
— Je suppose que pour ce tarif tu désires en connaître davantage.
— Au moins leurs têtes, maintenant que nous sommes devenus intimes, elles et moi. Je peux soulever le drap ?
— Tu ne verras rien, de ce côté-là il ne reste pas grand-chose. Un manche à balai les a perforées de part en part, les crânes ont explosé. L’occiput, tu comprends !
— L’occiput. Et ben moi qui n’osais pas dire « Elles sont cannées les salopes ! ».
— Pardon ?
— Non rien.
— Il y a une représentation, sur le bureau. Si tu veux y jeter un œil ?!
LaCambuse s’arracha à sa contemplation macabre. C’est vrai qu’il n’imaginait pas que sous les robes noires, se mouvaient des corps fichus comme ceux des Miss, ni aussi parfaitement épilés. On en apprend tous les jours… Pour LaCambuse, une sorcière se devait d’être mal faite, avoir un nez crochu, des verrues et toute la panoplie de la laideur. Du moins, lorsqu’il pensait à ces trois-là, c’est ainsi qu’il se les représentait. Il marcha jusqu’au bureau et grimpa sur la chaise, fourragea dans les papiers épars et trouva ce qu’il cherchait dans un cadre doré. Il jura bruyamment.
— Bordel de merde !!!
— Ouais, le reste était pas mal non plus, tout à l’avenant.
Un avenant multiplié par trois et qu’il connaissait, il l’aurait juré. Il approcha l’épreuve Maton (4) et dévisagea les trois frimousses souriantes sur front de mer, les détailla une à une. Elles étaient toutes parfaitement ressemblantes, identiques trait pour trait. Trois répliques côte à côte, trois sosies de sa cliente. Ce qui faisait qu’à un moment donné elles avaient dû être quatre, probablement de la même nichée.
Les nains sont sagaces et savent compter.
— Bordel de merde !
— Ça, tu l’as déjà dit.
— Je garde l’épreuve.
— Pour un billet, tu fais ce que tu veux. Quelqu’un t’a vu monter ?
LaCambuse secoua la tête.
— Tant mieux, pour ma part, je ne t’ai pas rencontré depuis des lustres. M’est avis que c’est plus prudent. Surtout qu’une amitié à toi a été promue commissaire récemment : Casse-Brique. Tu te souviens de ton vieux pote Casse-Brique.
S’il se souvenait … Il avait encore un bureau à l’époque, une secrétaire, un joli dragon… Un matin, une naine grasse et suffisante était venue le trouver. « Mon époux fricote avec les putes ! » avait-elle dit, de but en blanc. Elle lui avait filé l’adresse, les horaires et un joli billet de cent. Du pain béni. Il s’était planqué derrière le rideau de la chambre d’hôtel avec un gnome peintre, Lautrec, un chic type. Un peu tordu, mais un chic type, et du talent avec ça… Bref, ils tenaient la planque derrière le rideau à fleur, l’artiste peignait et lui lisait le journal. Mater ça n’avait jamais été son truc à LaCambuse.
Le boulot fait, Lautrec lui avait refilé ses épreuves sous enveloppe. Il l’avait réglé sans vérifier. Pas curieux non plus LaCambuse. On l’avait convoqué au tribunal pour qu’il témoigne de l’authenticité des preuves à charge, il en avait l’habitude, il pratiquait une fois la semaine. Il se rappelait s’être étonné de la somme exorbitante que demandait la plaignante, sa cliente, en compensation diverse et pension alimentaire, mais bon, après tout, ça ne le regardait pas, et puis elle rajoutait un autre billet de cent, alors… Alors il avait témoigné sans trop y penser, sans trop relever la tête. Et quand il l’avait relevé, un poing énorme pointait à l’horizon et filait à grande vitesse. Derrière, il avait aperçu l’inspecteur Casse-Brique, le divorcé à grands frais, et, il s’était évanoui. Par la suite, il s’était arrangé pour ne plus croiser sa route, mais son dragon croulait sous les contraventions. Tu parles, s’il s’en souvenait…
Machinalement, il se tripota la mâchoire.
— Je pouvais pas savoir, lâcha-t-il.
— Ouais, ben lui, m’est avis qu’il ne sera pas trop regardant non plus. Parce que, à bien y réfléchir, à qui profite le crime ? Même Casse-Brique peut arriver à la conclusion que peut-être, je dis bien peut-être, il profiterait à un nain qu’aurait plus de boulot. Un nain que les trois sorcières auraient mis sur la paille et, ironie du sort, c’est lui qui les aurait transformées en victimes pour se venger. Un nain qui, comme par hasard, aurait les poches pleines le lendemain du drame alors qu’il y a eu vol en plus des meurtres.
— Vol ?!
— Vol ! Sept-cent cinquante-cinq francs, précisément !
— Précisément ?!
— Précisément !
LaCambuse déglutit difficilement. Une lanterne rouge à peine moins grosse qu’un phare clignotait quelque part dans ses méninges, dans les environs de la zone suspicion, à proximité du périmètre alerte maximale.
— Mais je suppose que Monsieur le nain a un alibi en béton ?
Excellent l’alibi, il était chez lui !
Il était chez lui, mais lorsqu’il était rentré, il avait pris soin d’éviter sa logeuse pour échapper au sermon paillard. Elle jurera sur tous les Dieux qu’il avait découché.
— Ça va LaCambuse ? T’es tout pâle.
— Ça baigne, ça baigne…
Dans la merde et jusqu’au cou, ça baigne. Mais quel nain de pacotille il fait, mais comment il a pu croire un instant que… La pente sous les pieds de LaCambuse subit une profonde inclinaison, se déroba, proposa bientôt un à-pic. Il se retint pour ne pas basculer et s’accrocha au rebord du bureau.
— En plus, comme je ne t’ai pas vu depuis des lustres, je ne sais comment je justifierais la présence de tes empreintes un peu partout sur les lieux du crime. Je dis ça dans le cadre d’un complément d’enquête, bien sûr, sur demande pressante de la famille des défuntes ou du Commissaire. Pour l’instant, j’ai fini mon travail et tes empreintes ne s’y trouvaient pas. Je t’offre une bière ?! Je passe devant !
LaCambuse lâcha le bureau comme s’il lui brûlait les doigts et enfourna les mains dans ses poches prestement.
Réfléchir…
Ouais, ben même sans réfléchir trop longtemps, il arrivait précipitamment sur une solution intitulée : arnaque. On avait voulu le piéger et il semblait bien que l’on y soit parvenu. Restait à mettre un visage sur ce « On ». Il avait sa petite idée.
Bordel de merde, dans le genre coupable idéal, il se posait un peu là. Autrement, il pouvait imaginer une suite de hasards circonstanciels rocambolesques conduisant à l’arrestation d’un nain pour un triple homicide avec plus de preuves à l’appui qu’il n’en faudrait, seulement… Seulement, c’était pas le moment de rêver.
— La salope !
— Pardon ?
— Pour le verre, ce sera pour une autre fois, dit-il, en fouillant la pièce du regard.
— Te fatigue pas, je n’ai rien remarqué d’anormal, si ce n’est que le manipulateur de balai connaissait ses victimes ou les a surprises. Il n’y a aucune trace de lutte et sûrement qu’il est sacrément balaise, parce qu’il les a embrochées toutes les trois d’un seul coup d’un seul, porté de bas en haut dans un mouvement de balancier, dit-il, en mimant le geste. Enfin je vois que ça…
— Barraqué comme un ogre ?
— Ça se pourrait, un ogre, un géant, un loup-garou, un barbare du Sud-Ouest, une goule… En tout cas c’est sûr qu’un nain n’aurait pas eu la force.
— Ha !
— Mais il aurait pu payer quelqu’un. La mauvaise engeance prête à occire son prochain pour un demi-bifton, c’est pas ce qui manque dans le coin.
— Ah…
Un suspect tout trouvé : LaCambuse !
Il eut soudain envie d’aller prendre l’air, de courir jusqu’au port, d’embarquer dans un furtif pour rallier la grande terre, de s’enfoncer loin dans le Nord, dans la grande forêt, d’y construire un chalet, d’y couler des jours heureux en s’occupant de son jardin, en élevant des poules, peut-être qu’il chercherait de l’or, pour s’occuper. Il lui restait sept-cent cinquante-cinq francs moins les cent francs de remboursement, et encore moins cent pour les informations, bien que toutes désagréables. À ce propos, et s’il faisait l’impasse sur le dernier arrangement… Non, mauvaise idée, mieux valait couvrir ses arrières et puis, il pourrait avoir besoin d’un pied-à-terre en ville, un jour ou l’autre. Cinq cent cinquante-cinq francs, pour recommencer sa vie du début, ce n’était pas mirobolant, mais ça irait. Il régla sa dette et en marmonnant quantité de phrases incompréhensibles, il s’en alla.
Raide resta.
Soudainement, il eut le temps. Il jeta des œillades craintives sur le palier, sourit et s’enferma à double tour.
Allez savoir…

***

LaCambuse pesta contre la hauteur des marches en les dévalant quatre à quatre. Quatre comme quatre salopes, dont une aimerait bien lui coller le meurtre des trois autres sur le dos.
Chienne de vie, pourquoi lui ?
Il se glissa dehors et s’incorpora dans la foule. Il avait dans l’idée de récupérer quelques fringues et de se tirer avant que Casse-Brique n’ait une révélation. Ça pouvait lui arriver, même à lui, plus lentement qu’un autre, mais ça pouvait lui arriver. Il pressa le pas se demandant vaguement ce qu’il avait fait aux Dieux pour mériter un tel acharnement. Il vérifia maintes fois par-dessus son épaule qu’il n’était pas suivi. Il ne l’était pas. Rassuré, il héla un dragon navette en arrivant sur l’avenue Coupe-jarret.
Il se fit déposer à quelques dizaines de toises de son immeuble. Traversa la rue et du pas nonchalant, si typique à celui du touriste en quête d’une ruine ou d’un truc devant lequel s’extasier pour apaiser son ennui, il descendit le pavé.
Pas besoin d’être devin pour comprendre que le quartier hébergeait la flicaille. Les abords de l’immeuble étaient d’un calme religieux, l’un de ceux qui ont fait vœux de silence. L’escalier menant au perron et sur lequel s’agglutinaient ordinairement une quantité de gamins sales et glapissant malgré les plaintes répétées des locataires, était miraculeusement désert. S’il lui fallait une preuve supplémentaire, la fenêtre de la loge de la propriétaire n’affichait que du verre. Elle n’épiait pas les allées et venues du chaland et la seule raison qui obligeait la logeuse à déserter son poste d’observation était une peur viscérale pour ses chers tapis Barbares ornant son vestibule. Des fois qu’on marcherait dessus par inadvertance.
La piaule était piégée jusqu’à la gueule.
Il passa devant son immeuble à contre-voie sans modifier sa foulée et bifurqua dans la première ruelle en direction du port. Il respira plus à son aise mais resta concentré.
— Dis donc, LaCambuse ?!!
Il s’y attendait, il démarra dés le début de la phrase. Il ne fut pas le seul, il entendit distinctement des pas s’accrocher aux siens. Il redoubla d’efforts, les pas ne le lâchaient pas, s’approchaient peut-être. Des pas lourds, mécaniques, militaires. Bordel de merde : Casse-Brique en personne. LaCambuse était né dans le quartier, y avait grandi, en connaissait chaque ruelle, chaque passage, il avait l’avantage. Il vira à droite sans prévenir et plongea dans l’obscurité épaisse d’une venelle sans infléchir sa course. Putain de pas, toujours là. Soudain, les souvenirs lui grimpèrent en mémoire ; Casse-Brique enfant, Casse-Brique adolescent, Casse-Brique adulte, et il avait beau chercher, Casse-Brique s’adossait en permanence au même décor : son quartier. Ils étaient au moins deux à y être nés, à y avoir grandi, à le connaître comme leur poche. Bordel de merde. Il attrapa un escalier de secours suspendu, et agile, enfila les marches de métal. Un bruit de ferraille l’avertit que les pas suivaient. Quel jour on est ? Il repoussa la porte du premier étage avec violence, s’engouffra dans un couloir. Quel jour on est bordel de merde ? Il déboucha sur un hall, bouscula une ménagère, dévala une tripotée de marches. Une glissade calculée avec précisions confirma l’obstination des pas. Il s’éjecta de l’immeuble, plongea dans une ruelle et, impossible de se rappeler quel jour on était ? Tant pis, il tentait le tout pour le tout, une chance sur sept. Il dérapa si longuement qu’il faillit louper son virage, les pas coupèrent au plus court, des pas auxquels s’ajoutaient désormais un souffle sur sa nuque. Vendredi ! Bordel de merde, on est vendredi ! jour de sortie des poubelles du bistrot du Père Noël. LaCambuse aperçut le tas d’immondices grimpant le long du mur de l’impasse, le coin n’avait pas changé, il en aurait embrassé le vieux sagouin à la barbe blanche qui ne sortait les ordures qu’une fois la semaine pour « faire chier les nantis de la Mairie ». LaCambuse escalada les caisses, fit éclater quelques bouteilles vides et aussi lestement qu’il grimpait enfant, il atteignit le haut du mur salvateur. Il se hissa et, malgré lui, esquissa un sourire en pensant que cinquante ans plus tôt, il échappait à Casse-Brique ici-même. L’histoire se répète.
Souvent.
D’autre fois, non.
Il bascula de l’autre côté du mur et lâcha prise pour se laisser tomber sur un toit. Mais il resta où il était, une poigne de fer le maintenait suspendu par un poignet. Il fut hissé sans ménagement et se retrouva nez à nez avec le Commissaire Casse-Brique, terreur du coupable, présumé ou non.
—T’aurais pas dans l’idée de me fausser compagnie aussi lâchement que la dernière fois LaCambuse ?!
— Qu’allez vous imaginer Monsieur le Commissaire, je ne vous ai pas entendu venir, voilà tout. Vous êtes un nain tellement discret, tellement délicat, si fin, si attachant.
— Ouais. Bon… Je t’explique le jeu, je te frappe et tu avoues ! Ou…
— Ou ?
— Ou j’inverse le procédé, à toi de choisir.
Là-dessus, il se fendit d’un sourire de boucher, puis il éclata d’un rire tonitruant à lui faire péter la mâchoire. Ou pour le moins, à faire vaciller dans ses tréfonds, un subtil équilibre d’ordures, de déchets, d’immondices, de détritus… Il eut un bruit d’affaissement, Casse-Brique perdit le sourire, il eut un bruit d’écroulement, Casse-Brique perdit l’équilibre et de surprise lâcha son étreinte. Il comprit son erreur et ses mains cherchèrent désespérément une prise, l’une d’elles s’agrippa à une manche d’imperméable, sale l’imperméable.
— Tiens mais on dirait bien qu’il y a une justice dans ce monde.
— C’est moi la justice LaCambuse et je te préviens… Qu’est-ce que tu fais LaCambuse ?!
— Vous ne trouvez pas qu’il fait chaud Commissaire ?
— Ne fais pas ça LaCambuse…
— Un imperméable par une journée de printemps ensoleillée, ah non vraiment, où avais-je la tête en m’habillant ce matin ?
— S’il te plait LaCambuse, dans le fond tu le sais que je t’aime bien ?!
— Confidence pour confidence Commissaire, moi aussi, dans le fond, je vous aime bien…
— Ha ?!
— Mais dans le fond, seulement !
— Haaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa
— Le plus au fond possible.
LaCambuse plissa les yeux comme s’il encaissait l’impact. Surtout que, se recevoir à cette vitesse, séant premier sur une bouteille qui se présente de cette façon. Aïe. Il lui semblait bien que… non, il avait rêvé, physiquement et en considérant la taille de la bouteille, la chose était inconcevable. Mais dans ce cas où était-elle passée ? Et pourquoi Casse-Brique faisait cette tête, une tête de… d’enc… ?
L’arrivée des renforts le tira de ses réflexions. Il adressa un sourire moqueur au Commissaire qui, toujours assis, hurlait comme si… Oui, enfin bon : hurlait.
Il se laissa tomber sur le toit et silencieusement prit la direction du port le plus proche.
Foutre le camp, sans demander son reste.
— Bordel de merd” !
Mais à peine avait-il couvert une dizaine de toits, qu’un gros pigeon dégringola du ciel pour voler dans sa direction. LaCambuse jeta un regard à la ronde, personne, pas même un chat. La communication était pour lui, il la prit et la déplia :
« À minuit ce soir, cimetière Ouest, concessions Nord. Faites-moi confiance.
Votre cliente reconnaissante. »
— Bordel de merde.
Il fallait réfléchir à tout ça de manière rationnelle, au calme. Il visa le bord d’un toit dominant le marché Central, le trouva à sa convenance et s’assit à côté d’une gargouille.
— Bonjour, dit-il.
Il ne s’attendait pas à une réponse, pas avant demain matin. Pour causer, ces bestioles-là mettent une éternité, alors que pour bouffer… mais là n’était pas le problème.
Qu’est ce qu’il allait bien pouvoir faire maintenant ? D’un côté, mettre les bouts, mais… Mais, cinq billets et demi, c’était pas avec ça qu’il coulerait une retraite oisive. Il lui faudrait travailler et la vue d’un pic à fendre le mettait au bord de l’évanouissement. Curieuse pathologie pour un nain ?! D’un autre côté, imaginons qu’il se soit gouré du tout au tout, que la quatrième salope ne soit pas ce qu’il croyait, qu’elle soit vraiment reconnaissante. Allons même jusqu’à imaginer qu’elle soit innocente, blanche comme neige et très, très reconnaissante.
— Tu vas faire une connerie LaCambuse !
Avec tous les ennuis qu’elle lui avait collés aux fesses, elle serait ultra-reconnaissante que, à bien y réfléchir, ça l’étonnerait pas. Dans ce cas, inutile d’aller jusqu’à l’innocence, il comprenait. Il pardonnerait. Les poches pleines on pardonne facilement. De toute manière, Casse-Brique ne le lâcherait plus, il lui fallait fuir. Avec le blé récupéré ce soir, il émigrerait dans une autre ville, plus grande, il ouvrirait une agence, aurait une secrétaire, un dragon coupé sport…
— Tu fais une connerie LaCambuse ! répéta-t-il.
Restait à patienter jusqu’à l’heure du rendez-vous, au chaud, devant un repas, un verre et si possible une douche, et il se rappelait un endroit où Casse-brique n’aurait pas idée de venir le chercher. D’ailleurs, le commissaire en avait déjà eu une, d’idée, deux par jour, c’était inconcevable, il le savait.

***

Il se pencha, les scellés n’étaient toujours pas posés. Il joua avec la poignée, elle ne bougea pas. Il hésita à rebrousser chemin, puis, se ravisa. Qui s’enfermerait avec trois cadavres ? Raide ! Autrement, il ne voyait pas. Il frappa doucement et colla son oreille sur le bois. Mauvaise technique, il recommença avec plus de conviction, espérant qu’il n’avait pas perdu la main dans la spécialité ; question-déduction à la petite semaine. Les gongs craquèrent, le visage ravagé du Mort-Vivant s’enfila dans l’entrebâillement. Bien que ce ne soit guère possible, LaCambuse aurait juré qu’il suait.
— Je te dérange pas trop dans tes dévotions mortuaires ?
— Putain, LaCambuse qu’est-ce que tu fous là ?! T’as toute la flicaille de la ville au cul. Paraît que t’as salement amoché le patron, il aurait du mal à marcher.
— C’est l’âge, il prend de la bouteille.
— Ouais, ben de la bouteille ou pas, tu rentres pas, je veux pas d’emmerde.
— Si tu me laisses pas rentrer Raide, je raconte à tout le monde que tu fais pipi au lit.
— T’es con LaCambuse.
— Bon, d’accord, un billet de cent et je ne te demande pas pourquoi t’as la braguette ouverte.
— Non désolé !
— Deux cents ?!
— Tu les as sur toi ?
— Et méfiant avec ça ! Allez pousse-toi.
Il paya son écot. C’était fou comme l’argent filait, plus que trois billets et demi ; un tarif plus proche des honoraires d’un bourreau que de ceux d’un avocat. Il frissonna. Il n’avait plus le choix. Il jeta un coup d’œil à la clepsydre, le temps aussi filait, aussi vite que l’oseille. Dix-neuf heures trente, il regarda la ville entre les lames des persiennes. Une douce pénombre caressait les toits, enrobait les bâtiments, la nuit serait bientôt là.
— Tiens tu les as rhabillées ?!
— C’est plus décent. Les employés de la morgue vont passer les prendre demain matin, je ne voulais pas qu’on les voie comme ça ?
— T’es jaloux ?!!
— Ça me fait de la peine de m’en séparer, c’est des chouettes mômes.
— Des chouettes mômes cannées, Raide.
— Personne n’est parfait !
— …Où se trouve le bar ?
— Là !
LaCambuse émit un sifflement admiratif, le don de double vue ça payait. Le bar était plein à craquer. Il visa une marque qu’il affectionnait, sortit la bouteille, deux verres, plein de gâteaux salés et vint s’installer sur le canapé, face à Raide.
— J’ai omis de te poser deux trois questions, tout à l’heure, dit-il, en versant l’alcool. Le hibou et le chat dont parlait le journal…?
— Butés de la même façon, et le plus étrange, c’est qu’ils étaient tout nus également. Enfin, le hibou était déplumé et le chat épilé.
— Un maniaque ?!!
— Ou des séquelles post-traumatique mantiques.
— … ?
— Les conséquences d’un sortilège, la résultante d’un phénomène magique…
— Ha ! Et c’est courant ?
— C’est la première fois que je constate les symptômes.
— L’arme du crime ?
— On ne la pas retrouvé, mais au vu des blessures c’est un balai ! Classique, une marque générique, je dirais ; « Le Lac des cygnes », mais je peux me tromper.
— Ha ?
— Sur la marque !
— Ha !
Il n’apprendrait rien de plus. Il mâchonna quelques cacahuètes en songeant à son rendez-vous. Il lui pressait d’être riche, loin, libre et vivant. Pour y parvenir, mieux valait prévoir sa soirée dans les moindres détails.
— Ton dragon est garé où ?
— Au coin de la rue, pourquoi ? Ha non LaCambuse, la dernière fois que tu me l’as emprunté, il a fait une dépression nerveuse. Quinze jours de clinique spécialisée ça m’a coûté. Il supporte pas les courses poursuites.
— J’ai rancard dans un endroit calme, serein, tu adorerais. Je te le ramène demain avec un billet de cent collé en plein milieu de la selle, un sac de fourrage, et des antidépresseurs à gogo. Promis.
— T’abuses, LaCambuse

***

Il était propre et sentait le frais. Des appartements comme celui qu’il venait de visiter de fond en comble, LaCambuse n’en avait jamais vu, ne pensait même pas que ça existait. Elles menaient la belle vie les trois salopes, grand standing et luxe à gogo. La salle de bain devait, au bas mot, faire la taille de sa piaule. S’y agençait une baignoire où se noieraient trois ogres s’ils n’y prenaient garde, les placards débordaient de trucs aux couleurs acidulées, des sels de bains, des savons, des shampoings en veux-tu en voilà, et bigrement parfumés encore. Des ornements dorés à vous déchirer la rétine, couraient, pendaient un peu partout, et s’empilaient des monceaux de serviettes épaisses, aussi moelleuses que les fesses d’une faune.
Elles ne se refusaient rien et raquaient avec ce que LaCambuse considérait être quelque chose comme son blé, au moins en partie.
— Les salopes !
Il s’était fait une beauté, il avait pris son temps, tandis que Raide changeait les tenues des « Chouettes mômes », « Quelque chose de plus joyeux ! » avait-il dit, « de plus frivole, pour leur dernière sortie !».
Il ne voulait pas voir ça. Un Mort-Vivant qui joue à la poupée, c’était au-dessus de ses forces et il avait la tête ailleurs.
Au sortir de son bain, il avait fouillé un peu partout en quête d’un indice, il n’avait rien découvert, rien appris de plus. Si ce n’était que l’une d’elles au moins, fréquentait un nain, un nain à sa taille. Du coup, il était sapé comme un milord ; costume sombre, cravate noire, chaussures plein-cuir lustrées comme des corbillards. La tenue lui paraissait être en adéquation avec les lieux du rancard.
Il s’était mis en avance, il avait dans l’idée de devancer la jolie môme et son ogre, de repérer les environs, de mettre toutes les chances de son côté pour récupérer un gros paquet d’oseille.
Il avait fait un large détour pour éviter le centre ville où l’on ne manquerait pas de l’attendre de matraque ferme. Il se trouvait sur la route conduisant au cimetière. La lune était ronde et posait sur le paysage une lumière blanche, diffuse. Les cyprès disposés en jalons de voie penchaient leurs hautes statures, zébraient les pavés d’ombres sinistres. Il avait éteint ses phares en apercevant le mur d’enceinte duquel dépassaient des sculptures mortuaires. Un loup-garou hurla dans le lointain et LaCambuse se dit qu’il devait être fou. Fréquenter un cimetière un soir de pleine lune, et un vendredi…
Il tira sur les rênes, le dragon s’arrêta.
Un vendredi treize !
Puis, parce que ça ne lui rappela rien, si ce n’est qu’une fois de plus il avait oublié l’anniversaire de sa mère, il redémarra. Il dépassa le cimetière communal, repéra un bosquet, s’y engagea, et arrima le dragon à un drôle d’arbre dans une petite clairière de sable fin, invisible de la route. Il fouilla les sacoches, découvrit une lanterne, vérifia machinalement la présence de sa trente-huit dans son étui et… Bordel de merde. Il avait oublié son fric sur la tablette du lavabo et hors de question d’espérer le récupérer, Raide avait posé les scellés en sortant, c’était désormais trop risqué. S’il les brisait, la police passerait l’appartement au peigne fin, trouverait ses frusques, ses empreintes, ses papiers… Il ne préféra pas imaginer la suite.
Il avança, il n’avait plus le choix.
L’escalade du mur ne posa pas de problème, le lierre s’y fixait tout du long, un véritable escalier végétal. Il se laissa tomber de l’autre côté en silence et accroupi, il attendit en prêtant l’oreille au moindre déplacement d’air. Pas un bruit. Concessions Nord avait-elle écrit. Il voulut allumer sa lanterne, fouilla ses poches et… Bordel de merde. Le briquet à amadou était resté avec son blé. Il le voyait, juste là, à côté de ses trois billets et demi perdus. Il délaissa la lampe et se mit en marche, courbé, les sens en éveil. De toute manière on y voyait comme en plein jour. Aïe ! Enfin presque. Il évita les chemins de gravier, sauta d’une tombe à l’autre. Quelques locataires protestèrent avec des voix étouffées. Il n’y prêta pas attention et poursuivit pour bientôt rejoindre l’allée centrale où, tapi derrière une stèle, il reprit son souffle.
Il perçut des bruits discrets, une série de sons réguliers, un rythme à trois temps. Il s’apprêtait à les analyser, mais une lumière attira son attention. Elle se déversait entre les barreaux du portail principal, éclairait l’allée, lui léchait les chaussures. Il se recroquevilla prestement contre le marbre glacé et, immobile, silencieux, observa. Fausse alerte, le dragon fit demi-tour, lourdement. Lacambuse attendit que le véhicule s’éloigne tout à fait, se déplia et à petits pas, se glissa dans la concession Nord, vers l’origine des bruits. Il aperçu une faible lueur, la contourna et s’enfouit dans un laurier. À quatre pattes, il progressa avec mille précautions, finalement, il repoussa l’épais feuillage et eut une vue imprenable sur un spectacle qu’il n’aima pas.
Bordel de merde !
L’ogre chauffeur, enfoui jusqu’aux chevilles dans un trou, jouait de la pelle en cadence ternaire. Et un : j’enfonce la lame d’acier jusqu’à la gueule et je pose le pied dessus pour l’aider pesamment, et deux : je fais saillir tous mes muscles sous ma chemise, un paquet, j’arrache la terre du sol, un paquet, et trois : je balance nonchalamment le paquet par-dessus mon épaule et qu’il pleuve de la terre comme un jour d’averse. Et ainsi de suite, sous les yeux bleus délavés d’un chef d’orchestre, cigare au bec, les jambes croisées très haut, dans une mini-jupe…mini, reposant élégamment sur la stèle dudit trou et qui s’impatientait, dirait-on.
Le funeste tableau, comme s’il en avait besoin, baignait dans la lumière lunaire, à celle plus fébrile, d’une lampe à huile fumeuse, posée à même le sol. Les ombres que combinaient ces deux sources se projetaient partout sur la scène, dansaient, déchiquetaient le décor comme un soir d’orage. Un orage muet, au diapason d’un tempo ternaire.
Le tempo stoppa, net, il en était aux genoux, et jeta sa pelle par-dessus son épaule comme un colosse un cure-dent. Il remit sa veste posément, éteignit sa lampe à huile et solennel annonça que ;
— Tout est prêt !
LaCambuse n’aima pas ce « Tout est prêt ! », il eut la vague conviction que ce « Tout est prêt ! » là, allait lui gâcher la soirée. Et il n’aimait pas non plus, cette pelle plantée à cinq centimètres de sa moustache, son fil luisait sous la lune, menaçant.
Bordel de merde, on l’avait tout de même pas invité pour assister à un enterrement ou… qu’il s’allonge gentiment ?! Le doute ne supporta pas la sinistre nuit, ou était-ce l’éclairage ? Peut importe, il s’évanouit lorsque la poupée blonde décroisa les jambes pour immédiatement les recroiser dans l’autre sens. L’espace d’un instant, la stèle s’éclaira et les lettres saillirent de la pierre :
« LACAMBUSE ; MORT EN PRIVÉ »
L’épitaphe lui parut du plus mauvais goût, mais au moins, il savait pourquoi il était là. Dans son buisson, dans son costume neuf, entre une pelle et sa tombe, LaCambuse vit s’envoler son agence de détective privé multi-équipes, sa secrétaire gironde, son dragon cabriolet et, tout ce qui était lié de près ou de loin à une vie aisée. C’était pas le moment de leur taper du pognon, il les sentait un brin vindicatifs, alors demander quelques éclaircissements sur la situation… Pourtant, ça lui aurait bien plu à LaCambuse qu’on lui explique pour quelle raison au juste on le persécutait depuis ce matin ? Et accessoirement, pourquoi on butait de la sorcière riche ? Il se serait contenté d’une réponse à la première question.
Bordel de merde.
Il regretta sa pièce de cinq sous.
Soudain, l’ogre plaqua un doigt monstrueux sur sa bouche. Elle le rejoint en un bond et tous deux se penchèrent pour mieux voir.
— Le voilà !
— Pile à l’heure
— Quel abruti !
— Sois poli avec les morts !
— Hihi
Se découpait en contre-jour, une silhouette, elle avançait dans leur direction en remontant l’allée centrale. LaCambuse l’avait pile dans sa ligne de mire. Elle n’était pas plus grande qu’un nain et elle lui semblait étrangement familière. Toutefois, elle possédait une démarche si particulière, un dandinement si caractéristique, que, s’il l’avait déjà vue, il s’en serait souvenu, sûrement. Il retint sa respiration, l’ogre récupéra la pelle dans un bruit de succion, puis il disparut dans la contre-allée, tandis que sa patronne prenait la pose de la jolie fille sans reproche ; cambrée, déhanchée, une main à la ceinture, l’autre balançant un gros cigare au bout d’un bras pendant désinvolte le long d’un corps habillé d’ombres rondes, rehaussant ses formes, pas très couvertes les formes en question, un vrai canon. LaCambuse ne se laissa pas distraire. Il fixait l’ombre avançant entre les jambes de la championne du monde des jolis culs, et vraiment, ça lui rappelait quelque chose cette masse boitillante des deux pieds. On aurait dit qu’un truc gênait l’ensemble pour marcher…
Il ne fut plus gêné. Un revers de pelle appliqué avec toute la force d’un ogre vint lui percuter le crâne. Il décolla, vola maladroitement et vint s’écrouler, tête râpant le gravier, entre les jambes de la jolie demoiselle, un sourire d’une niaiserie pas permise, accroché aux oreilles.
Bordel de merde : Casse-Brique.
— C’est pas lui !
— Non ! Celui-là j’le connais. C’est un pourri de flic.
— Au trou !
— Hihi. C’est exactement ça qu’il m’a dit la dernière fois qu’on s’est rencontrés. Exactement, hihi. C’est con la vie.
— Au moins autant qu’un ogre !
— Hein ?
— Rien ! mets-le au trou et prépare-toi à recevoir le prochain. Je veux la peau de ce salaud.
Il chargea le commissaire sur son épaule, avec autant d’égard qu’il en aurait eus pour un paquet de linge sale et le porta jusqu’au trou. Casse-Brique grommela lorsqu’il toucha le fond. Il était vivant. La chance se distribue sans souci de mérite ni de talent, se disait LaCambuse en désertant les lieux à reculons. Il en avait assez vu. Rien compris, mais assez vu. Il jetait l’éponge. Le sac de nœuds resterait dans l’état et adieu LaCambuse. Voilà, un plan simple, rationnel, sans surprise, sans revirement : foutre le camp sans se retourner, après tout c’était pas ses oignons. Pendant qu’il y était, il se jura que jamais plus il se mêlerait à quoi que ce soit de suspect, d’énigmatique ou d’intrigant. Il y croyait. Il sortit de son laurier, plein de bonnes résolutions et…
Un feu d’artifice naquit à l’endroit qu’il venait de quitter, avec gerbes de flammèches écarlates, abondance d’étincelles bleutées, papillonnement d’éclats lumineux et tout le toutim… Ce coup-ci on y voyait vraiment comme en plein jour. Il ne voulut pas louper le bouquet final, il plongea, laissant ses promesses derrière lui. Il rampa sous le feu nourri, atteignit son poste d’observation et écarta les branchages.
Le corps de l’ogre gisait, la tête en mille morceaux, aussi nu que pouvaient l’être ses repas. Plus loin, sa patronne n’était, si l’on peut dire, pas beaucoup plus jolie à voir. Elle vivait encore. Il n’y eut pas de bouquet final, les étincelles, les flammèches retournèrent à la nuit sans plus d’artifice et le silence se fit. LaCambuse se glissa prudemment à découvert, scruta les lieux à la recherche de la cause du carnage, leva les yeux et, il ne l’aurait pas juré, mais il lui sembla bien entrevoir, l’espace d’un instant, une silhouette en robe sur un balai lancé à la poursuite d’une… Non, c’était stupide. Pourtant, on aurait bien dit une balle à la con, avec des petites ailes et qui étincelait. Il secoua la tête pour en extirper le tas de suppositions qui cheminaient vers des certitudes. La chose n’était pas possible, point, surtout que… Non, il avait rêvé, voilà tout.
— Tout éveillé, bordel de merde.
Une main fine et suppliante l’interpella, faut dire qu’il ne lui restait que ça pour s’exprimer. Elle était salement amochée la jolie patronne, sans ses nippes, la chose se remarquait d’avantage. En vertu du « on ne sait jamais », LaCambuse ramassa la pelle et s’approcha du corps, se pencha, salua la Mort qui levait sa faux, et ziiip, c’était fini. Dommage, un si joli morceau et si bien épilé.
Bordel de merde, on lui avait même pas laissé son sac à main.
Il entendit un grognement et fit volte-face, pelle levée. S’il ne connaissait trop le Commissaire, il aurait éprouvé de l’admiration à son endroit ; se relever après un coup pareil, fallait avoir la vie chevillée au corps au moins autant que…
— Tiens LaCambuse et en flagrant délit encore !
… les idées fixes.
LaCambuse baladait son regard, du Commissaire à la pelle, de la pelle au Commissaire, puis réalisant, il lâcha ce qui, à n’en pas douter, était l’arme du crime.
— Commissaire, n’allez pas imaginer que…
— Que t’as roulé une pelle à ces deux-là, ben si !
— Commissaire, il y a une explication rationnelle à tout ceci…
— Essaye toujours ?
— Une sorte de héros avec les cheveux noirs de jais, des lunettes rondes, juché sur un balai et qui…
— …
— Vole après sa baballe. Non ?!
— Non !
— Et si je vous offre un verre, que nous en débattions calmement, entre amis ?
— Tu tentes de me corrompre ?
— Une bouteille alors ?!
— Hum…
— …Au pardon, je…Je suis désolé.
— Hum…
— Commissaire, soyez raisonnable, vous n’êtes pas en état de mener une course-poursuite.
Il l’était, à peu près. LaCambuse bondit dans l’allée le commissaire sur les talons. Il avait reconnu les lieux, il s’en félicita. Il slaloma entre les stèles, les caveaux, les cyprès et les pas clopinant de

Monique 20/07/2004 @ 17:03:38
super ! et puis, y a vraiment pas beaucoup de fautes !...

Yali 20/07/2004 @ 17:06:44
super ! et puis, y a vraiment pas beaucoup de fautes !...

Merci Mo, t'as la corrcection dans la peau!
SM ? ]:-)

Monique 20/07/2004 @ 17:10:57
SM ? non, pas "sado-maso, non"... je pensais à tes initiales, mais je me suis sans doute fourvoyée...

Benoit
avatar 21/07/2004 @ 18:41:13
Et la suite?? Parce que , merde, je suis arrivé jusqu'à la fin en prenant mon pied mais justement, ce n'est pas la fin! Tout ceci demande une suite, des éclaircissements (que faisait le commissaire dans le cimetière, qui est cette personne sur le balai à la fin, pourquoi ce sac de noeud...). Allez, au boulot!
Car ma foi, niveau fantasy, c'est pas mal avec quelques bonnes trouvailles, quelques bons jeux de mots... Allez, il faut maintenant transformer l'essai!!

Bon quelques critiques négatives : j'ai trouvé l'introduction un peu longue, peut-être pourrais-tu placer quelques morceaux dans le corps du texte? Mais bon, il faut dire que sur le site, je suis habitué à lire des textes plus ou moins courts, c'est peut-être pour ca que j'ai trouvé l'intro longue.
Et une petite remarque sur "d'éclair...au chocolat" : OK c'est drôle mais que font là les trois petits points? Car là, ça fait genre : Hé! Regardez! Il est pas bien mon jeu de mot?? Bref, ça fait un peu appel du pied pas très discret. Sans les trois points, ça coulait...

Monique 21/07/2004 @ 19:18:28
Et une petite remarque sur "d'éclair...au chocolat" : OK c'est drôle mais que font là les trois petits points? Car là, ça fait genre : Hé! Regardez! Il est pas bien mon jeu de mot?? Bref, ça fait un peu appel du pied pas très discret. Sans les trois points, ça coulait...
Là tu mets le doigt où ça fait mal à Yali, la ponctuation, son dada...

Yali 21/07/2004 @ 19:22:09
Et la suite?? Parce que , merde, je suis arrivé jusqu'à la fin en prenant mon pied mais justement, ce n'est pas la fin! Tout ceci demande une suite, des éclaircissements (que faisait le commissaire dans le cimetière, qui est cette personne sur le balai à la fin, pourquoi ce sac de noeud...). Allez, au boulot!
Car ma foi, niveau fantasy, c'est pas mal avec quelques bonnes trouvailles, quelques bons jeux de mots... Allez, il faut maintenant transformer l'essai!!.
Casse Brique se trouve toujours là lorsqu'il ne le faut pas et, très bonne question Benoit, qui est ce jeune garçon au cheveux noirs de jais, juché sur un balai et qui poursuit une balle équipée de deux ailes? Je te parie que même dis aussi simplement tout le monde à la réponse !
Mo ????
Y'a pas de suite Ben, mais il est probable que j'en écrive une autre, parce que faut bien reconnaître que c’est amusant. Pour les trois point de suspension, probable en effet que tu ais raison et pour le début, je ne sais trop, faudrait voir avec les renvois de ligne, parce que là, ça plombe c’est sûr. T’en dis quoi Mo ?

Monique 21/07/2004 @ 19:27:49
que du bien, Yali, que du bien. Il est vrai que les renvois (hamdoullah...) ça manque de clarté ici alors qu'en Word, c'est limpide.
Une suite ? Non, pas trop, mais une autre petite aventure dans les mêmes circonstances déjantées, ouiiiii !!!.....

Benoit
avatar 21/07/2004 @ 19:28:16
C'est Harry Potter?? (je viens juste d'avoir l'illumination) Faut dire que je ne connais rien mais alors rien du tout sur Harry Potter. Ce qui fait que ça n'a pas du tout fait tilt à la lecture. Et même là, j'ai dû me creuser la tête...
Mais quand même, une petite suite qui expliquerait tout ça, je ne serais pas contre... Tant pis, j'aurais essayé...

Yali 21/07/2004 @ 19:33:00
C'est Harry Potter?? (je viens juste d'avoir l'illumination) Faut dire que je ne connais rien mais alors rien du tout sur Harry Potter. Ce qui fait que ça n'a pas du tout fait tilt à la lecture. Et même là, j'ai dû me creuser la tête...
Mais quand même, une petite suite qui expliquerait tout ça, je ne serais pas contre... Tant pis, j'aurais essayé...


Alors t'as du louper quelques allusions mon cher Ben, mais peu importe…
Le prochain, je vous le dis, se passe dans un lupanar !

Monique 21/07/2004 @ 19:36:37
ah ? Alors prends tes précautions Yali !...
Choisis bien les mots, c'est délicat ce genre d'exercice...

Benoit
avatar 21/07/2004 @ 19:39:28
J'attends avec impatience...

Yali 21/07/2004 @ 19:46:35
ah ? Alors prends tes précautions Yali !...
Choisis bien les mots, c'est délicat ce genre d'exercice...

Je suis un grossier très délicat Mo, je croyais que tu t'en étais rendu compte?!

Monique 21/07/2004 @ 19:47:56
J'aurais plutôt dit "un délicat assez grossier"...

Benoit
avatar 21/07/2004 @ 20:01:20
Ah non! Plein de jeux de mot graveleux, des noms bien gras et tout le toutim! Pas de délicatesse... Mais je te fais confiance à ce niveau-là, Yali...

Tistou 23/07/2004 @ 00:04:53
Il est vrai que les renvois (hamdoullah...)

Je ne sais pas si tout le monde apprécie à sa juste valeur ... On s'y croirait Monique!!!

00H je me suis arrêté au tiers du texte. A l'écran, et si tard, c'est pénible! Pas ton texte! La lecture! Yali. Par contre je n'ai pu résister à l'envie d'aller lire les posts! (pas bien ça)
Vous allez vous calmer au niveau débit de production? C'est intenable!

Monique 23/07/2004 @ 08:05:49
Le débit de production est non maîtrisable Tistou. Bon, la production, elle existe déjà pour une bonne part, on a beaucoup exhumé, l'occasion était trop belle, quant au reste, eh ben, faut être là ! Il est vrai que certains sont en vacances, absents, d'autres en vacances et disponibles, d'autres travaillent et sont ou pas dispos, tout est possible et selon ta catégorie, tu profiteras plus ou moins de tout cela. En attendant, à ta plume ! Tu as jusqu'au 30. Tu sais de quoi je parle... Bslama.

Tistou 26/07/2004 @ 19:19:43
He bien c'est Benoit qui a été gâté! Tout ça pour lui? Le salaud!
J'ai mis du temps à le lire : la longueur. Et encore je l'ai copié sur Word et imprimé, sinon bonjour l'ophtalmo! Une fois parti dans de bonnes conditions, on va au bout, mais, est-ce le genre Harrypotterien mâtiné de Burma et plus si affinités? J'ai moins mordu que Babylone par exemple. peut être n'arrivè-je pas (Monique STP tu as bien lu!!) à me projeter dans ce genre de littérature qui n'est pas mon fort. Mais je ne ferai pas la fine bouche. Ca reste bon mais je préfère Baby. Na!
Et sans indiscrétion : tu as mis combien de temps à écrire ce volume?

Yali 26/07/2004 @ 19:28:55
Quelques jours, une dizaine, à raison de quatre heures par jour mon cher Tistou. Suis d'accord avec toi, ça vaut pas Babylone, mais c'est nettement plus facile à écrire, ceci expliquant sans doute cela.

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