Philippe Claudel par Sirocco, le 11 novembre 2005

Philippe Claudel est né en 1962. Son roman « les Ames grises » (prix Renaudot 2003, grand prix littéraire des lectrices de Elle en 2004, consacré meilleur livre de l’année 2003 par le magazine Lire) a été traduit dans vingt-deux pays.

« C’est un vieil homme debout à l’arrière d’un bateau. Il serre dans ses bras une valise légère et un nouveau né, plus léger encore que la valise. Le vieil homme se nomme Monsieur Linh. Il est seul désormais à savoir qu’il s’appelle ainsi. Debout à la poupe du bateau, il voit s’éloigner son pays, celui de ces ancêtres et de ses morts, tandis que dans ses bras, l’enfant dort. Le pays s’éloigne, devient infiniment petit, et Monsieur Linh le regarde disparaître à l’horizon, pendant des heures, malgré le vent qui souffle et le chahute comme une marionnette. »


"La Petite Fille de monsieur Linh", c'est aussi une histoire d\'amitié comme on en rencontre peu ou pas. Est-ce l'amitié dont vous rêvez?

Ha oui, oui vraiment !!

Vous l’avez trouvée ?

C’est très difficile l’amitié, comme sentiment ! On sait toujours ce que l’autre est pour nous, mais on a du mal à savoir ce qu’on est pour l’autre. Je trouve que l’amour est un sentiment qu’on trouve beaucoup plus facilement. Le faire durer c’est autre chose. Il y a peu de vie humaine qui échappe à l’amour, par contre, l’amitié est plus rare. Quand ce sentiment est apparu dans le livre, quand ces deux hommes se sont rencontrés, ça m’émouvait beaucoup, et j’étais très heureux d’aller avec eux sur ce banc et de les observer, d’écrire leur histoire. J’ai eu une très grande histoire d’amitié jadis, qui s’est très mal terminée, et j’en ai été profondément meurtri. Je crois même que je ne m’en suis jamais remis, et depuis, je suis toujours un peu méfiant.

Vous parvenez excessivement bien à rendre crédible une histoire d’amitié tellement improbable. L’histoire nous confronte, et on réagit naturellement face à notre propre intolérance, à notre peur des différences, de la solitude et de la souffrance. C’est au moment où l’on commence à se sentir différent que vous nous laissez seul face à nos limites. Et l’on se pose la question ? Est ce qu’on y aurait cru si… Il y a encore des apparences derrière les apparences. Jusqu’où sait-on être compréhensif et tolérant ? Et vous, est-ce que vous pensez que la magie aurait opéré si… ?

Je ne sais pas trop, il ne faut pas perdre de vue qu’il y a une dimension de fable et de conte. Il y a une sorte de précision et en même temps d’irréalité, on est dans le doux, dans l’estompe aussi. On a plus à faire à des silhouettes qu’à des incarnations évidentes. Tout est sur ce mode-là, et donc l’histoire a une portée symbolique aussi, et c’est dans cette portée symbolique qu’il faut trouver refuge pour s’interroger sur le regard qu’on a sur les autres, sur notre attitude par rapport à la tolérance et l’intolérance, sur l’accueil, sur la main tendue. Ce qui me fait très plaisir, c’est d’entendre les gens qui me disent que le livre les fait regarder différemment les êtres qu’ils croisent, notamment les étrangers dans la rue.

À propos de la chute, quand elle a tant de force dans un livre, en tant que lecteur, on se demande à quel moment l’auteur l’a pensée ?

C’est vraiment l’histoire qui l’a amenée. C’était déjà le cas dans le précédent livre, il y avait également une chute dans « les Ames Grises », et, trois pages avant d’écrire la fin, je ne la connaissais pas. C’est toute la logique du récit qui a amené à ça, et dans « la Petite Fille de Monsieur Linh », c’est un peu pareil. Ce n’est pas une volonté de surprendre le lecteur ou de le retourner, c’est l’histoire elle-même, les personnages, tout ce qui est semé comme petit caillou au fil du texte sans que je me rende compte moi-même. Tout comme le lecteur, je suis surpris, et comme lui, je revois le livre défiler.

C’est une tolérance très sensible chez tout le monde ?

C’est certain. La France se ferme comme une huître, les gens sont de moins en moins accueillants, et je trouve que c’est justement un moment où il faut réfléchir à ça, il faut essayer de s’ouvrir un peu, car on est tous dans le même bateau. On a la chance de vivre dans des pays riches, protégés, démocratiques, qui ont leurs imperfections, mais des imperfections de riches. On a un devoir d’humanité vis-à-vis de ceux qui souffrent et qui voient nos pays comme des terres d’accueil. L’accueil économique (un toit, des vêtements, de la nourriture…) n’est pas suffisant !

Vous avez été enseignant dans les prisons. On le ressent dans votre livre quand Monsieur Linh se retrouve devant cette porte fermée. Dans la logique du livre, ce n’était pas nécessairement obligatoire qu’il se retrouve dans un endroit si clos.

C’est vrai, je n’avais pas réfléchi à ça. La prison, j’y suis allé pendant 11 ans, ça m’a fait beaucoup réfléchir sur les autres, sur moi, sur le passage à l’acte, la culpabilité, l’innocence, la complexité de la nature humaine. Quand on lit « les Ames grises », on voit que c’est un livre qui s’est écrit grâce à cette expérience, je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment, mais ça a nourri le livre. Il faut un jour être soi-même devant une grille fermée pour se rendre compte de l’inutilité de l’esprit humain par rapport à une structure métallique inerte, rien n’est opérant par rapport à un simple bloc d’acier, et c’est vrai qu’il y a des scènes qui me reviennent de façon presque détournée, et peut être aussi dans « la Petite Fille de Monsieur Linh ».

Son esprit lui permet quand même de rêver ?

Oui oui, c’est effectivement la seule dimension quand vous êtes en prison. Il y a une dimension d’évasion au sens symbolique. Que ce soit la lecture ou le rêve. Le problème en prison, c’est que la plupart des gens disaient qu’ils ne rêvaient plus.

Vous avez été profondément marqué par cette expérience ?

Oui. Comme toute expérience humaine forte. Je suis aussi souvent allé enseigner dans des lieux un peu particuliers, comme les hôpitaux d’enfants ou quatre années dans un institut pour handicapés physiques, et ça s’est retrouvé malgré moi dans « la Petite Fille de Monsieur Lihn », car j’avais souvent à faire avec des enfants qui, en plus d’être complètement paralysés, n’avaient plus l’usage de la parole. Il fallait alors réinventer une communication, tout comme Monsieur Linh et Monsieur Bark qui ne se comprennent pas mais qui communiquent quand même par les regards, par les caresses, par les expressions. Je pense que tout ce qu’on vit dans la vie se retrouve un jour dans les livres. Simplement, parfois, ce sont des expériences qui sont très très lointaines, et qui mettent du temps à revenir. Ensuite, elles pointent le bout leur nez sans qu’on leur demande, mais parfois ça met 6 mois, parfois 20 ans. C’est étrange la création d’un livre…

Pour écrire ce roman, vous vous êtes concentré tout de suite sur la relation d’amitié de ces deux êtres. Ce sont les lieux que vous avez fait tomber. On imagine que tout était précis dans votre tête ?

Non rien n’était précis. Très vite, j’ai compris que c’était une histoire qu’il ne fallait pas trop préciser. C’était important de garder ce caractère cotonneux et un peu universel, et en même temps de faire évoluer ces personnages alors que le reste est en estompe, comme une sorte de brouillard, car Monsieur Linh ne perçoit qu’un brouillard. L’origine du livre, c’est vraiment Monsieur Linh, c’est ce vieillard que je voyais mentalement perdu, effrayé, dans une ville qu’il ne connaît pas.

Quels sont vos écrivains favoris ? Et y en a-t-il un en particulier qui vous a amené à l’écriture ?

Aucun écrivain ne m’a amené à l’écriture. L’écriture, c’est simplement depuis l’enfance une activité joyeuse, ludique. Mais il y a des écrivains dont j’admire le parcours et l’œuvre, et puis la droiture, Je citerai Julien Gracq ; il est une référence pour moi, tant dans l’exigence de ce qu’il a fait que dans son exigence humaine.

Et des femmes ?

Il en a beaucoup… Certains textes de Marguerite Yourcenar sont très importants pour moi, et un texte de Suzanne Lilar « Une enfance gantoise »…

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