Pierre Magnan par Tistou, le 24 avril 2005
Qu’est-ce qui vous a amené à la série des Laviolette ? C’est quelque chose qui était programmé et planifié ?
C’est la réaction contre le Nouveau Roman. Parce que j’avais déjà fait plusieurs livres refusés. On m’a dit qu’il y avait une histoire dedans et que ça n’était plus la mode, qu’on était maintenant tributaire du Nouveau Roman et que mes histoires n’intéressaient plus personne. Alors, là-dessus j’ai été licencié de la place où je travaillais pour raison économique. J’étais à Paris et je me consolais en écrivant un roman policier qui s’appelle « le Sang des Atrides ». Je me suis dit que du moment que les histoires n’intéressaient plus personne, il restait une branche qui, elle, était toujours tributaire d'une histoire (un commencement, un milieu, une fin) : le roman policier. Et c’est pour ça que j’ai écrit « le Sang des Atrides » et toutes les aventures du Commissaire Laviolette.
Mais quand vous avez écrit « le Sang des Atrides », vous aviez déjà en tête d’en faire un héros récurrent ?
Eh bien non, en réalité non. Mais c’était obligatoire. « le Sang des Atrides » a eu le prix du Quai des Orfèvres. On en a tiré 100 000 exemplaires et vendu 100 000. Mais pas parce que c’était Magnan. Parce que c’était le prix du Quai des Orfèvres. Quand j’ai fait le second, on n’en a plus vendu que 16 000, le troisième 8 000…et je me suis accroché à ce personnage récurrent. J’ai donc fait quatre histoires : « le Sang des Atrides », « le Tombeau d’Hélios », « le Commissaire dans la truffière », « les Charbonniers de la mort ». Tout ça est paru chez Fayard.. Avec – comment dire ? – un lectorat décroissant. Conclusion : j’en ai écrit un qui s’appelait « la Maison assassinée », j’ai envoyé le manuscrit à Fayard, qui était mon éditeur, et il l’a refusé en disant qu’étant donné l’érosion des ventes, il ne pouvait plus m’éditer. Donc je l’ai présenté à trois éditeurs et Denoël l’a accepté. Et ça, « La Maison assassinée », c’est ce qui m’a fait partir. On en a vendu à ce jour plus de 400 000 exemplaires. Tout ça parce que j’ai eu à ce moment une attachée de presse. Ah, c’est important, c’est capital pour un auteur ! C’est extraordinaire, j’ai eu la meilleure de Paris.
Vous êtes toujours acheté régulièrement ?
Oui, oui. Même après « la Maison assassinée » j’étais mal connu, même après ce succès. Et, à ce moment, mon éditeur a passé un traité avec Folio. Folio, c’est le livre de poche de Gallimard. Et c’est ça qui a fait ma notoriété. Pour une raison fort simple : c’est que quand un bouquin broché vaut 20 euros (prix de maintenant), tout le monde n’a pas 20 euros. Tous les titres parus chez Fayard sont passés chez Folio et ceux que j’avais vendus à 8 000 exemplaires, ils en ont fait 100 000 ! Folio, c’est retiré à perpétuité, c’est renouvelé sans que le libraire s’en occupe, … Moi, c’est Folio qui m’a fait démarrer, malgré le prix du Quai des Orfèvres. Dans Folio, chacun des bouquins fait 100 000 exemplaires. Depuis, ça marche. Je reçois des emails en quantité (2 000 par an), des lettres… On a tourné « la Maison assassinée », avec Patrick Bruel. Ça, ça fait vendre. À condition que le film porte le même titre que le livre. Actuellement on tourne « les Courriers de la mort » pour un téléfilm en deuc épisodes. Ça s’appellera « les Courriers de la mort ».
Pour en revenir à Laviolette, il y en a un où vous le faites mourir ?
Ça c’est le dernier, « le Parme convient à Laviolette ».
À ce moment, la boucle Laviolette est bouclée ?
En principe oui. Parce que vous ne pouvez pas savoir le nombre de mails que j’ai reçus pour m’engueuler. Il ne se passe pas quinze jours sans que je reçoive une lettre de condoléances pour Laviolette !
Mais là vous écrivez toujours ?
J’ai écrit plusieurs bouquins autobiographiques ; « l’Amant au poivre d’âne », « Apprenti » et « le Monstre sacré ». Ce sont des livres sur mon enfance, ma jeunesse. Et puis là, j’en ai commencé un, je ne sais pas si je le finirai parce que j’ai quand même 83 ans, et qu’il va prendre 3 ans de ma vie. Il s’appelle « Chroniques d’un château hanté ». Je le promets à mes lecteurs depuis 10 ans et là, il faut que je m’exécute parce que c’est arrivé à maturité.
C’est-à-dire que tous les jours, vous vous mettez à écrire un bout de ce livre ?
Oui, en principe tous les jours. D’abord, c’est un bouquin qui demande une documentation remarquable parce qu’il commence à la Peste Noire de 1348 et se termine de nos jours. Et c’est une énigme policière qui dure 500 ans. Ça demande beaucoup de choses. J’ai écrit le premier chapitre. J’ai un contrat pour la publication chez Denoël, mais je ne sais pas quand je le finirai.
Pourquoi dites-vous que vous en avez pour 3 ans ?
Vous savez, c’est le calibrage des pages, des péripéties. Je vois à peu près les objections qui vont se présenter, la documentation dont j’aurai besoin…
Vous dites en écrire un bout tous les jours, mais c’est quand ? Plutôt le matin ?
Ça, c’est très variable. Ça dépend des incidents de la vie, de beaucoup de choses. Autrefois, je m’astreignais à une sorte de régularité. Je commençais à 8 heures du matin, je finissais à 11 heures. Premièrement, parce que je n’avais pas confiance en moi. Maintenant, j’écris 10 lignes, je prends des notes sur un bout de journal. Après je collationne. Maintenant, j’écris plutôt entre 20 heures et minuit. Parce que là, c’est la solitude, il n’y a plus de bruit, le téléphone ne sonne pas … Et, dans la journée, il faut que je réponde à mes courriers, il y a l’administratif. Et j’écris à la main. Je suis un des rares écrivains français d’aujourd’hui qui fasse encore des manuscrits. Si je n’avais pas le côté sensuel de l’écriture, je n’écrirais plus. J’ai tapé des quantités de bouquins à la machine, je sais taper des dix doigts, mais ça ne m’intéresse pas. Ça arrête la pensée. Le contact entre le papier, l’écriture et la pensée est absolument indispensable. Mon éthique, c’est d’écrire, de former des lettres, c’est absolument indispensable à mon équilibre psychique. Ma secrétaire reprend tout et elle me fait un texte imprimé avec une grande marge et des intervalles. Mais l’écriture m’est absolument indispensable pour ce qu’on appelle le premier jet, ce qui n’a rien à voir avec la réalité. La réalité, c’est un travail de patience. Vous savez, le premier livre que j’ai écrit, j’avais 17 ans, c’était « l’Aube insolite ». Et quand je l’ai eu fini, savez-vous ce dont j’étais le plus fier : ce n’était pas d’avoir écrit un roman, c’était d’avoir rempli 340 pages. Maintenant je suis rôdé, j’ai écrit 33 livres. Mais il y a quand même toujours la satisfaction d’avoir devant soi 350 pages écrites. Ça représente une somme de patience et d’énergie…, surtout quand vous imaginez que pendant que vous écrivez dans votre coin un bouquin, il y a à peu près 60 000 Français qui sont en train d’écrire dans leur coin : le facteur, le retraité, ils écrivent aussi. Ils envoient tous des manuscrits aux éditeurs. Chez mon éditeur, il y a une armoire aux manuscrits où se trouvent 600 à 700 manuscrits en lecture. Il y en a qui font 30 pages et d’autres 1 500. Vous n’imaginez pas le nombre de Français qui écrivent, c’est incroyable ! Mon éditeur m’a dit : « Nous recevons à peu près 2 500 manuscrits par an et nous en éditons environ 40. » Un petit 2 %. Je suis en train de lire en ce moment les mémoires de Paul Léautaud. Il a écrit un journal qui fait à peu près 15 000 pages. Il a été employé au Mercure de France qui était alors la plus grande maison d’édition française et il a vu défiler devant lui tous les écrivains de 1890 jusqu’en 1940. Eh bien si vous pouvez m’en citer 5, c’est le bout du monde. Les écrivains meurent avec leur public. Vous avez des écrivains qui ont eu une notoriété incroyable : Maxence Van der Meersch, André Gide, Paul Claudel… Tous ceux-là, on les étudie encore un peu dans les écoles, mais plus personne ne les lit dans le public.
André Gide quand même !
Eh bien non. Ni Martin du Gard. Moi ça a été mes Dieux. Je lis encore de temps à autre le journal de Gide, mais à la lumière du temps qui est passé, effectivement ça a vieilli. C’est ça le drame quand on s’attaque à l’actualité, et la plupart des écrivains s’attaquent à l’actualité puisque c’est leur vie. Par exemple, le développement du socialisme comme il est décrit dans Martin du Gard, dans tant d’oeuvres d’écrivains progressistes, pour les gamins de 14 ans aujourd’hui, c’est aussi loin que l’histoire des Celtes, Astérix le Gaulois, … Ça n’a plus cours ! C’est ça la littérature, il faut la considérer sous cet angle. En principe, un écrivain meurt avec son public. Même des modernes ; Jean-Louis Bory, Yves Navarre, Jean-Paul Sartre… Tous ceux-là je les ai vus naître et mourir.
Jean-Paul Sartre, tout de même, ça se lit toujours ?
Non. Même l’Université l’a lâché. Jean-Paul Sartre était Marxiste ; marxiste stalinien. Aujourd’hui, comme le Stalinisme et le Marxisme ont été balayés, littéralement balayés… Bon, ils essaient de le faire renaître en Russie, mais c’est l’impérialisme qu’ils essaient de faire renaître. Ce n’est pas la doctrine marxiste. Tous ceux qui ont écrit pendant 50 ans sur, pour ou contre le Marxisme, on peut dire que leur oeuvre est entièrement périmée.
Oui mais Jean-Paul Sartre n’a pas écrit que là-dessus non plus ?
J’ai lu à 16 ans ses deux premiers livres : le Mur et la Nausée. C’était la guerre d’Espagne. La première pierre d’achoppement de Sartre, c’est la guerre d’Espagne. Il en a parlé encore dans Huis clos. Il y a deux éléments chez Sartre : cette obsession des guerres injustes de l’époque (comme si une guerre pouvait jamais être juste) et son aspect physique. Dans les Mouches, il dit quelque chose qui le dépeint tout entier. Il dit : « Pourquoi ne chargerais-je pas les autres du malheur qui est en moi ? ». Parce qu’il était laid. Il était laid et toute sa philosophie s’en ressent. Et puis, c’est mandarinesque. L’écriture mandarinesque, c’est celle qui est divulguée uniquement pour une élite. D’ailleurs ça commence très tôt. Ça commence par la dialectique marxiste. La dialectique marxiste que le capitalisme d’ailleurs a adoptée. Le truc que disait Marchais : « Tout ceci est globalement positif », ça c’est la dialectique marxiste. Il y a des quantités de choses comme ça qui ont été adoptées parce que c’est commode, c’est pratique. Et c’est mandarinesque. Ça doit être compris d’une manière quelconque par simplement un petit nombre d’individus qui sont dans le coup. C’est incroyable ! C’est le contraire de la Pensée de la IIIe République. Puisque la langue devait être divulguée et comprise par tous, partout. C’est très insidieux. Des gens s’emparent d’un système. Là maintenant, nous nous trouvons en présence de cette révolution énorme qu’est l’informatique. C’est gigantesque. Moi, j’ai des élèves de 5e qui m’écrivent et quand ils m’écrivent « ce qu’est », ils écrivent « ç.ke ». Et quand je leur dis, ils me répondent : « Mais Monsieur, vous comprenez, quand on téléphone, c’est à la lettre. Alors ça coûte moins cher d’abréger ». Et je leur dis à tous, vous vous préparez à être une race d’esclaves. Parce que chaque fois qu’on essaiera de vous couillonner dans la vie, que ce soit un contrat d’assurance, un contrat de travail ou un problème de mathématiques, c’est sur les mots que ça se joue. Si vous ne connaissez pas la valeur des mots, la valeur des phrases, vous serez couillonnés. Il n’y a rien à faire, c’est comme ça. Donc vous vous préparez à être une race d’esclaves. Il y aura au-dessus de vous un certain nombre de gens sortant d’une ENA quelconque qui vous demanderont des choses que de toutes façons vous ne comprendrez pas et vous serez obligés de suivre leurs explications.
Les auteurs que vous estimez devoir perdurer ou que vous appréciez particulièrement ?
Je ne lis pas les auteurs modernes, jamais. Moi, à mon âge (mais je ne m’en flatte pas, c’est un travers) on ne lit plus, on relit. On relit à perpétuité les livres qui vous ont frappé, passionné. Alors quand on me fait un compliment pour mes bouquins, je dis : « Est-ce que vous avez lu Proust ? » Alors là c’est la débâcle.
Moi, je l’ai lu et je ne l’ai pas lu. Il y en a que j’ai été incapable de finir.
Ça ne vous a pas spécialement frappé ? Alors je leur demande : « Est-ce que vous avez lu Saint-Simon, Stendhal ? Ah Stendhal, ça a été un de mes … mais ça l’est moins. C’est curieux, hein ? Ça passe. Pour moi, je lis surtout des diaristes, ceux qui ont fait des journaux intimes. Saint-Simon, c’est encore pire que Proust. Quand je dis que je lis Saint-Simon, je me fais engueuler : « Mais comment, c’est illisible, ça parle de choses qui ne nous intéressent absolument pas … » Alors je leur réponds : « Mes chers enfants. Pour lire Saint-Simon à mon âge, il faut avoir lu les Pieds Nickelés à 4 ans ! » Parce qu’il y a des gens qui ont commencé à lire à 30-35 ans, mais la lecture, c’est un opium qu’il faut avoir goûté jeune. J’ai appris à lire à 4 ans avec le Canard Enchaîné ! Et c’est parce que j’ai appris à lire là-dedans que j’ai appris les nuances de l’écriture. Moi, Tintin, je ne l’ai jamais lu. C’était catholique et mon père était communiste. Il n’y avait rien à faire !
À votre sujet, on parle souvent de Giono ?
Oui. Parce que Giono m’a appris à peu près tout ce que je sais, depuis l’âge de 12 ans. C’est lui qui m’a prêté la plupart des livres de sa bibliothèque. C’est lui qui m’a mis le doigt sur Dostoïevski, Tolstoï, Virgile, … Si j’ai eu un maître à penser, c’est lui, c’est sûr.
Il ne se démode pas lui, quand même ?
Ah non ! Giono est un des seuls avec Proust, Céline, quelques autres. Mais Céline, son antisémitisme sauvage, ce n’est pas possible ! On ne peut pas le suivre ! Au niveau de la qualité d’écriture, c’est formidable, mais c’est comme un tic, ce n’est pas naturel son écriture. Moi, j’ai relu 3 fois « Mort à crédit ». C’est son enfance. C’est extraordinaire. Mais cette manière d’écrire, saccadée, asthmatique finit par… fatiguer. On voit le procédé. La trame de l’écriture apparaît, c’est très embêtant. Il n’y a aucune référence, jamais, à la joie de vivre chez Céline. À aucun moment, il ne s’intéresse à un oiseau, un insecte, un grain de blé. Proust, de temps à autre, parle de la nature.
Vous aimez Proust ?
Ah oui ! Je l’ai découvert à 35 ans ! À 16 ans, j’ai pris un bouquin de Proust dans la bibliothèque de Giono. Il m’a dit : « Ne lis pas ça, c’est un pignouf ! » Et donc, suivant mon maître à penser, je ne l’ai plus repris.Et puis un jour, j’avais 35 ans, j’étais à la gare de Nice et je vois un bouquin de poche, parmi tant d’autres à l’étalage : Un amour de Swann de Marcel Proust. Je me suis dit, tiens je ne l’ai jamais lu, je vais le prendre. J’ai ouvert ça et n’en suis plus sorti. Comment j’ai pu être assez con pour ne pas lire ça pendant 30 ans ! J’avais lu Montaigne, Stendhal, Saint-Simon, mais Proust … Je conçois très bien que l’homme normal ne lise pas Proust parce que je crois que pour aimer Proust, il faut déjà s’être colleté avec l’écriture. Quelqu’un qui est passionné par la lecture mais qui n’a jamais eu l’idée de se demander comment c’est fait ne peut pas être passionné par Proust. C’est un truc de spécialiste. Comme Saint-Simon d’ailleurs. Je comprends très bien qu’on ne lise pas Saint-Simon. Sainte-Beuve disait : « Il écrit à la diable pour l’éternité ». C’est exactement cela. Puis alors, il écrivait pour personne, parce que son manuscrit, si Louis XIV l’avait trouvé, il allait à La Bastille pour le restant de ses jours. Donc il écrivait pour personne. Il écrivait pour son compte personnel parce que c’était un acerbe, un vindicatif. Il avait tous les défauts du monde.