Marc Lambron par Sirocco, le 1 novembre 2004
C’est l'histoire d'une photo de classe. En 1975, Claire, Karine et Pierre se côtoyaient sur les bancs d'une hypokhâgne lyonnaise. Presque trente ans plus tard, ils se retrouvent. A travers trois simulacres d'autobiographie, sans cesse entrecroisés et mis en regard, ces petits poissons racontent leur bocal ; l'université et la presse, la politique et la mode, la télévision et le sexe. Entre une révolution impossible et une apocalypse redoutée, les fils de la parenthèse enchantée ont vécu en otages des passions qu'ils dénoncent. Bulles de savon d'une comédie française, ils ont traversé la guerre civile qui oppose l'amnésie et le sens, la cupidité et la culture, les hommes et les femmes. On commence avec le structuralisme et l'on finit avec les sitcoms : trente ans pour rien ? » Marc Lambron
Quel est votre rapport à la littérature ?
Le petit garçon que j’étais a eu le sentiment que les écrivains étaient des enchanteurs. J’étais un petit Lyonnais des années 60 et, quand je lisais Jules Vernes par exemple, j’avais le sentiment qu’un écrivain était un multiplicateur d’existences, c’était quelqu’un qui vous arrachait à votre vie pour vous en promettre autant d’autres, et chaque livre était une autre vie. J’avais donc cet enchantement de pouvoir imaginaire de la littérature. Et puis, il y a le goût d’écrire et, l’encouragement par l’école – car contrairement à ce qu’on pense souvent, je ne pense pas que l’école soit forcément un ennemi. Il a vraiment des professeurs qui sont des éveilleurs et qui vous approuvent dans ce début de talent ou d’envie qu’on peut avoir,et vous donne la force d’aller au-delà. Et il y a encore une autre chose, un peu idiote, que j’ai sentie quand j’avais 14 ans (et Claire le dit aussi),c’était le sentiment que je devais faire mon salut, qu’écrire était une façon de se sauver ; c’était une façon de justifier les raisons pour lesquelles on était là, une façon de faire quelque chose de sa vie. Une manière d’avoir une signature, d’inscrire ce qu’on avait ressenti et d’en faire quelque chose de plus grand que soi. Des livres, c’est comme des stèles, des albums de vie que d’autres pourront habiter un jour s’ils en ont l’envie. J’ai différé le moment où j’allais entrer en écriture en faisant des études qui n’étaient pas des études pour devenir écrivain mais pour les connaître. J’étais donc en position de celui qui commente les textes. Et puis, à un moment, assez tard, vers 27 ans, ,je me suis dit qu’il fallait changer de vie, traverser le miroir et, à son tour, prendre la plume et écrire.
Vous parlez d’une génération qui est la vôtre ; votre parcours semble d’ailleurs très similaire à celui de votre personnage Claire ; avez-vous essayé de faire une sorte de bilan personnel ?
J’ai écrit trois romans avant celui-ci, qui étaient des romans d’exploration imaginaires du XXe siècle que je n’avais pas connu, c’est de la mémoire antérieure, car ce sont des romans qui se passaient entre les années 20 et 60. Donc, c’était de la mémoire reconstituée. Je me suis donc retrouvé au pied du mur. C’est que, si je continuais mon chemin, j’arrivais aux années 60-70 qui étaient là des années de mémoire vive, vécues, puisque j’étais adolescent. Le projet des Menteurs, c’était d’essayer de faire, pas vraiment un bilan mais une sorte de première carte de génération. Quand on arrive à l’âge de 45 ans, on peut se dire qu’il y a déjà des choses qui sont jouées, qu’on peut déjà avoir une idée du paysage dans lequel on a vécu, de la façon dont on l’a habité, de la façon dont on a essayé de le façonner. J’avais envie de faire une sorte de polaroid de générations ou de relevés d’empreintes digitales de gens de mon âge. Donc, à la fois c’est moi et pas moi. Il y a beaucoup de choses que j’ai vues, et ces choses-là sont redistribués dans le travail de la fiction. La première des fictions étant d’imaginer que je puisse dire « je » à la place des deux femmes.
Vous aimez parler au féminin ?
C’étais une partie du travail d’écriture assez excitante. C’était également inquiétant dans le sens où c’est très « casse gueule » de se dire qu’on va être le ventriloque de deux personnages féminins qui disent « je », parlant de l’intérieur, quand on est un homme. Il y a un travail de transsexuel qui est derrière tout ça, d’observation et d’imaginaire qui participe à la création du personnage romanesque.
Vos rapports avec les personnages ont-ils évolué au cours de l’écriture ?
Celui auquel je suis le moins attaché, c’est Pierre. Je lui ai donné, comme à chacun des trois, des traits et des morceaux d’expériences que je suis ou que j’ai vécus, mais ce qui m’a vraiment intéressé, ce sont les deux filles, Claire et Karine. Je me suis beaucoup amusé à faire Karine, car il fallait inventer un langage, un langage d’une fille de mode, ce n’est pas une nostalgique, c’est une fashion victime, pétulante, amusante, une créature du présent avec l’intelligence des deux autres. En contre point, il y a Claire dont j’apprécie la dignité de la position, qui, quand elle était jeune fille, a été convaincue qu’il n’y avait rien de plus noble que la beauté de la littérature, des œuvres, du passé, et que sa mission, c’était de les transmettre, de faire qu’elles restent vivantes. Elle a un rapport très vivant avec les paroles d’avant. J’aime bien l’idée que, jusqu’au bout, elle soit animée par cette sorte de mission. Quel que soit le nombre d’écrans de télévision qui parasitent la vie de tout le monde, ou ce qu’elle peut estimer être une défaite de la pensée, un recul du savoir, elle maintient son cap. C’est vraiment la plus intègre des trois personnages. Il y a la partie de moi qui est la partie futile, amusée, qui est du côté de Karine, et il y a l’autre qui aime la littérature et qui pense, comme dirait Malraux, qu’ « une bibliothèque, c’est l’héritage de la noblesse du monde ».
Les sujets de vos livres précédents font référence à ce que vous nommez de la « mémoire antérieure » ; celui-ci fait référence à de la « mémoire vivante », puisqu’il s’agit de votre génération. Le travail d’écriture doit être très différent. Dans lequel de vos livres avez-vous eut le plus de plaisir ?
En effet, dans mes précédents livres où il s’agissait en partie de reconstitution, j’avais besoin de documentation, de l’esprit d’une époque. Dans ce cas-ci, il s’agit d’un livre à plume levée. En m’amusant beaucoup, je n’ai effectivement pas dû beaucoup bouger de mon bureau. Ce n’est vraiment pas la même nature, je trouve que c’est plus difficile de se projeter dans un temps qu’on n’a pas connu et d’essayer de le restituer, surtout si la génération dont je parle et qui n’est pas la sienne est encore vivante. Dans ce livre, j’étais moins intimidé et moins précautionneux, et je me suis sans doute plus amusé.
Vous avez déjà l’idée de votre prochain livre ?
Non, pas encore. J’ai envie de changer de couleur et même de genre. J’ai pensé à écrire un essai, j’ai aussi une envie vague d’écrire un « polar ». C’est d’ailleurs un genre beaucoup plus difficile qu’on ne le croit. Mais j’ai besoin d’un temps de respiration entre deux livres. Je ne presse pas les choses, car c’est comme les rythmes végétaux, ce n’est pas la peine de cueillir le raisin avant qu’il ne soit mûr.