Patrick Declerck par Sirocco, le 4 octobre 2004
Avant d’être auteur, vous êtes psychanalyste et anthropologue ; comment vous êtes vous dirigé vers l’écriture ?
Je sais depuis que je suis tout petit que la question de l’écriture est sur ma route d’une manière ou d’une autre. Un des premiers soucis de mon père, qui était tout à fait anglophile, était, petit, de m’apprendre des morceaux de Shakespeare par cœur en Anglais. Il y avait dans ma famille une sorte de révérence pour la culture, pour l’écrit. Le temps psychique étant ce qu’il est, je n’ai pu véritablement écrire que tardivement, parce qu’il y a les résistances, les névroses… C’est donc passé 40 ans que j’ai réellement commencé à écrire. J’ai mis fort longtemps à écrire « les Naufragés » qui est un gros livre sur lequel j’ai travaillé huit ans. Je voulais décrire une réalité qui est extrêmement fragmentée puisqu’il s’agit de clochards, de gens totalement liquéfiés sur lequel il est très difficile de tenir un discours construit. J’ai donc longtemps cherché la forme a donné à ce livre. À partir de là, à travers la psychanalyse et l’anthropologie, je poursuis mes interrogations de base qui sont des interrogations philosophiques et qui sont mes préoccupations. Ce qui m’intéresse c’est l’anthropologie philosophique, se poser la question de savoir ce qu’est l’humanité d’un point de vue métaphysique. Et j’utilise la littérature (c’est en fait un détournement de littérature en quelque sorte) pour écrire des choses qui sont, au fond, des contes philosophiques. Et également pour induire chez le lecteur des émotions, des affects, et susciter chez lui un questionnement ainsi que le faire vaciller dans ses certitudes apparentes, l’idée étant de le conduire à une réflexion, à plus de lucidité, c’est-à-dire à plus de liberté. Je suis un anarchiste, un libertaire, et je pense que la plus haute dignité de l’humanité, c’est la lucidité et la liberté, et qu’au fond, ces deux choses sont la même chose. Je suscite donc des questionnements auxquels je n’ai, bien entendu, pas les réponses. Je n’ai pas non plus à imposer les miennes qui sont vaguement bricolées comme tout le monde. C’est au lecteur de continuer ces nouvelles ; c’est à lui de continuer l’interrogation s’il le souhaite. J’écris également pour laisser une trace à ma fille, pour lui communiquer quelque chose de ma vision du monde.
Vos nouvelles sont très fortes voire même impitoyables. Êtes vous naturellement aussi lucide ?
Mais la réalité est très brutale. Ce livre est sorti la semaine même où l’on a commencé à parler des abus dans les prisons américaines, des tortures… Ce qui montre bien qu’on est là dans quelque chose qui était tout à fait prévisible et qu’on est toujours dans l’humanité face au même problématiques, à savoir la torture, l’homosexualité,… Ca montre aussi du point de vue philosophique que l’évolution historique est une illusion. On est quand même toujours face à la même vielle affaire, à cette vielle honte de l’humanité que sont les guerres de religion qu’on a connues inter-chrétienne pendant deux, trois siècles en Occident. Personnellement je déteste la religion car je pense que c’est vérolé de stupidité. Et l’on s’étripe pour des choses pareilles… Je prépare par ailleurs un essai sur le Christianisme, que j’espère saignant ! Alors cette dimension de brutalité, je l’ai ! C’est une de mes contradictions, je suis quelqu’un d’extrêmement sophistiqué littérairement et en même temps, je suis une sombre brute qui pèse 120 kg. Cette contradiction se sent dans mon écriture et dans mon rapport au monde. Il y a une brutalité que je trouve dans le réel et dans l’homme et que j’essaye d’explorer et dont je me méfie immensément. Mon ambivalence vis-à-vis de l’humanité et de l’homme et des injures que je balance sont aussi des injures qui me sont destinées.
Derrière tant de pessimisme se cache un homme sensible, peut être même optimiste ?
J’aime tellement la vie que suis extrêmement sensible et dévasté à l’idée que je suis mortel. Je suis loin d’être le seul, mais j’écris pour essayer de moins mourir. J’aime la vie profondément, mais j’essaye de montrer qu’en ces temps troublés, en ces temps ou dire « je hais » est devenu presque illégal, où l’on n’ose pas critiquer ou mépriser la religion. J’essaie de montrer qu’on peut vivre debout, sans béquille, sans illusion.
En vivant heureux ?
Heureux je ne sais pas mais en tout cas vivant. Heureux me semble un fantasme , un idéal, mais en tout cas joyeux !
Dans vos nouvelles, les animaux semblent avoir une grande place, vous dédiez votre livre à votre chien. Est ce de la provocation ?
Ils sont au moins innocents ! Un des fils rouges de ce livre, c’est l’accent mit sur le continuum entre l’animal et l’humain plutôt qu’entre la rupture. Une des choses qui m’insupportent dans l’humanisme c’est de penser que l’homme est radicalement différent de l’animalité. J’aime les animaux et je suis le genre de type qui aide les escargots à traverser la rue. Je sais que ça ne sert à rien…
Comment avez-vous pensé la façon d’ordonner vos nouvelles ?
Ce recueil est construit avec une architectonique assez compliquée ; il est construit comme un roman avec des choses qui se renvoient les unes aux autres. La logique de l’argument de démonter l’humanité, ça conduit au stade final qui est la maternité. C’est la relation de base, le lien par excellence de l’humanité.
C’est justement un animal qui fait la couverture de votre livre, une chouette qui n’a d’ailleurs pas l’air en pleine forme avec un regard particulier, un regard inquiet, s’agit-t-il de votre regard face au monde ?
Cette chouette représente le symbole de la philosophie, c’est l’oiseau d’Athéna qui dans la mythologie grecque représente la sagesse. C’est une chouette qui a effectivement passé des mauvaises nuits et qui a un regard effrayé sur le monde.