Daniel Charneux par Kinbote, le 8 décembre 2002
Tu dédies joliment ton roman à tes proches, parents et enfants. Ce sont eux qui tont " aidé " à écrire ? Quand et comment devient-on écrivain ?
Au début de son autobiographie sobrement intitulée " Les mots ", Sartre écrit en substance : " Jai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. " Je pourrais écrire à peu près la même chose. Fils dinstituteur dans un petit village, je me suis traîné, tout petit, dans le bureau où mon père préparait et corrigeait. Il y avait des livres un peu partout. Le samedi matin, il nous lisait lune ou lautre histoire tirée, par exemple, des " Lettres de mon moulin " : les plus durs dentre ces garçons élevés à la campagne étaient émus, parfois jusquaux larmes, quand le loup dévorait la chèvre de Monsieur Seguin. Je nai pas eu dautre instituteur que mon père. Il avait un profond respect pour le beau style, les descriptions classiques, les auteurs du terroir. Puis jai dévoré les albums de Tintin. Limaginaire était porté par les mots (nous navions pas la télévision). Tout cela forme un substrat de lecture qui prépare à lécriture. Et puis, durant ladolescence, est venue lenvie dune expression personnelle qui a pris les formes de la poésie. Mon père connaissait Pierre Coran et lui a envoyé mes textes. Il ma répondu gentiment : " vous avez le "don ". Et puis, après luniversité, jai enseigné à mon tour, en continuant à lire beaucoup. Et ce nest que tardivement que jai redécouvert ce"don à loccasion dun atelier décriture. Jai écrit un premier roman non publié à ce jour puis " Une semaine de vacance ". Laventure de lédition commençait. Il mest donc impossible de répondre à la question " Quand et comment devient-on écrivain ? " Ce que je peux dire, cest que je suis tombé dans la potion des mots quand jétais petit, et quil me semble que jai toujours su que je serais romancier un jour. Il a fallu pour cela un déclic, un révélateur
Les premiers écrivains qui tont marqué ? Les auteurs contemporains dont tu te sens proche ?
Le premier, cest Hergé puis, à partir de la cinquième secondaire, jai adoré Albert Camus. Sa description de labsurde entrait en résonance avec mon spleen adolescent. Jaimais aussi les poètes comme Rimbaud, Lautréamont, Eluard Puis jai dévoré Simenon. Aujourdhui, je me sens proche dauteurs des éditions de Minuit comme Jean Echenoz ou Christian Gailly, mais aussi de Patrick Modiano dont jaime les ambiances nostalgiques et la " petite musique ". Jai aussi, depuis toujours, énormément dadmiration pour le travail dEugène Savitzkaya, son exigence, son détachement, son itinéraire atypique, entre dandysme et vocifération
Perec est certainement ton écrivain préféré. Par ailleurs il est peut-être le dernier grand écrivain français. Pourquoi cette prédilection pour son travail ?
Il est vrai que jadmire énormément Georges Perec, disparu prématurément en 1982. Je lai pourtant découvert très tard avant lâge de 40 ans, je navais lu que " Les Choses " mais me suis rattrapé depuis. Jaime Perec pour son extraordinaire maîtrise de la langue, le brio avec lequel il nous attire dans ses trompe-lil, la variété dont il fait preuve dans ses romans (il écrit, au début de " Penser/Classer " : " Je nai jamais eu envie de répéter dans un livre une formule, un système ou une manière élaborés dans un livre précédent. ") et surtout la profonde humanité qui se dissimule sous une apparence ludique : la disparition des parents quil nétalera jamais avec impudeur balise pourtant luvre entier.
Que réponds-tu à ceux qui trouvent ce travail sur la forme superflu, qui voient dans cela un vain exercice de style ?
Quils lisent Rabelais, dans lequel ils trouveront des pages entières de listes, des dialogues où lun des interlocuteurs pose sans cesse des questions auxquelles lautre ne répond que par monosyllabes ; quils parcourent des étagères entières de tragédies classiques toutes en cinq actes dalexandrins à rimes plates ; quils comptent le nombre de poèmes construits sur la contrainte suivante : deux quatrains suivis de deux tercets rimés abba abba ccd ede (cest-à-dire des sonnets) Toute la littérature est basée sur la contrainte. Tout message est porté par une forme. La fonction poétique du langage, cest le travail sur la forme, rien dautre.
Dans tes deux romans et dautres textes, tu mets en pratique ce goût de lécriture sous contrainte. De quelle manière, pour donner un exemple ? Eprouves-tu des frustrations en raison du fait que certains lecteurs ou critiques passent à côté de certains de tes trompe-lil ?
Par exemple, dans " Une semaine de vacance ", je me suis imposé dinsérer dans chacun des sept chapitres une liste de mots dont chacun fait partie dune série de sept comme " les sept péchés capitaux ", " les sept collines de Rome ", " les sept savants victimes des boules de cristal (dans Tintin) "
Cela ne me frustre nullement que mes lecteurs " passent à côté " car ces contraintes doivent se faire oublier. Elles cessent dêtre essentielles quand le roman existe et révèle dautres éléments structurants plus " visibles " qui tiennent au personnage, à sa vision du monde, à son cheminement Ce qui mintéresse, cest la diversité des lectures : chaque conversation avec un lecteur me révèle un autre aspect du roman, parfois même un aspect qui ne métait pas apparu lors de la rédaction.
Tu laisses clairement voir comment tu as formé: Jean Lucien Aimar, le narrateur de Recyclages. Dans un de ses articles, Roland Barthes montre limportance de lonomastique avec lexemple de Proust qui aurait entrepris la Recherche après avoir déterminé les noms de tous ses personnages. Cest primordial ce travail de nomination pour lécriture dune fiction ?
Je ne sais si le schéma Jean Lucien Aimar est clair pour tout le monde. En fait, lanagramme de mon nom et de mon prénom est " Lucien Randaxhe " (Randaxhe est un nom liégeois très classique et je me sens un peu liégeois pour y avoir vécu quatre ans durant mes études et pour y avoir de la famille). Doù le prénom " Lucien " qui me sert parfois de pseudonyme. Or lanecdotique vainqueur du Tour de France 66 sappelle Lucien Aimar. Et ce nom, associé au prénom " Jean ", donne un personnage en révolte, en rupture. Cest presque par provocation que jai donné ce nom (Jean Aimar) à mon " héros ". Quant à Lucien, cest lami, le double. Il est dailleurs médecin, mais aussi écrivain.
Le travail de nomination me paraît donc essentiel. Dans " Une semaine de vacance ", le héros Jean-Pierre Jouve était placé sous le signe du poète Pierre Jean Jouve, mais aussi de Jupiter (du génitif latin " Jovis ").
Tu écris volontiers des pastiches (à la manière de Proust, Eco ). Cela relève-t-il du même esprit qui me paraît gouverner lOulipo : " Se confronter à laltérité, à un modèle, pour mieux prendre la mesure de soi " ?
Michel Butor disait avoir lu énormément, notamment des classiques, pour " démonter " leur style comme un enfant démonte un jouet. Je trouve très stimulant de marcher dans les traces dun autre, décrire avec ses mots, avec ses tournures. Nous nexistons que grâce aux autres, nous sommes constamment en relation avec eux. Il est tout à fait normal pour un peintre de copier dabord les tableaux des maîtres, pour un musicien décrire une paraphrase ou une variation sur un thème de Bach ou de Schubert (Liszt la fait constamment). Pourquoi lécrivain serait-il différent ? Pourquoi lui seul se condamnerait à se priver dhéritage ?
A lire ton roman (et les bons romans en général) qui brasse les genres et les domaines de savoir, on a limpression que tout est donné au romancier, que rien ne manque au final, que l " art du roman " constitue peut-être la seule science exacte
Pourtant certains le méprisent. Certains prétendent sans rire " ne plus lire de romans " car le genre serait futile. Ils préfèrent les essais, notamment historiques car on y trouverait la Réalité ou philosophiques car ils recèleraient la Vérité. Personnellement, jai toujours cru que le roman pouvait atteindre une réalité, une vérité, souvent de manière plus juste ou plus accessible à chacun (les romans de Sartre comparés à ses textes philosophiques ), mais surtout en " incarnant " les idées quils véhiculent. Ne pas dire, incarner : cétait le principal conseil que Stendhal donnait aux débutants.
" Maigret " prochainement dans la Pléiade, ça tinspire quoi ?
Simenon le mérite. Maigret, comme il le dit lui-même, cest de la " demi-littérature ". Mais les grands romans comme " Lhomme qui regardait passer les trains ", " Les fiançailles de Monsieur Hire ", " Le petit homme dArkhangelsk " ont été reconnus comme des chefs-duvre par les auteurs les plus réputés, à commencer par Gide.
Tintin, Magritte (dans " Magritte ", ny a-t-il pas " Maigret " ?) mondialisés ! Les produits belges auraient-il vocation à luniversel ? Comment vis-tu ta " belgitude " ?
Un auteur belgo-belge comme moi (cest-à-dire un auteur belge édité en Belgique) vit parfois sa " belgitude " avec " des hauts et des bas ". Personnellement, je me sens " en phase " avec cette façon décrire typiquement belge qui manie le décalage, la dérision, un certain humour noir La collection " Embarcadère " réunit des auteurs qui entrent tout à fait dans cette lignée, comme Alexandre Millon, Nicolas Ancion, Luc Dellisse. Mais il peut être frustrant de ne pas voir son uvre diffusée en France ou dans les autres pays francophones laudience strictement belge est tout de même très limitée. Doù cette tentation constante de trouver un éditeur parisien. Alexandre Millon vient de pousser la porte du Dilettante. Nous verrons où cette aventure le mènera. Il est assez paradoxal de constater que les contacts avec des écrivains français de France sont parfois plus sincères, plus profonds que ceux qui peuvent exister avec des compatriotes
Quant à la " belgitude " en tant que telle, je lavais gommée de mon premier roman, qui avait pour cadre un département français (la Creuse) mais elle apparaît beaucoup plus dans le deuxième (la Grand-Place de Bruxelles, les gaufres de Liège, le géant Atlas à Bonsecours ) Il sagit dans les deux cas de créer une ambiance. Dans le récit sur lequel je travaille actuellement, la Belgique disparaît à nouveau. Tout dépend du sujet.
Enfin, je ne suis pas forcément un " fan " de la belgitude. Cest une notion si récente (1830 ) et peut-être vouée à disparaître. Je me reconnais plus dans la pièce dun euro italienne (lostinato rigore de Vinci) ou dans la grecque (la chouette du drachme antique) que dans la pièce belge
En tant quenseignant, appelé à corriger des " rédactions ", et lecteur de romans (chez Luc Pire), ne rencontres-tu pas chez les apprentis romanciers et les élèves des erreurs, tics ou maladresses semblables? Quels sont les conseils que tu pourrais adresser à ces correspondants anonymes qui tenvoient leurs tapuscrits ?
Les erreurs de nombreux élèves sont généralement plus graves que celles des apprentis romanciers. Elles tiennent à de nombreux facteurs très difficiles à cerner mais dont lun pourrait se résumer par cette formule, détournée de celle de Goering : " Quand jentends le mot "culture je sors ma télécommande. "
Quant aux apprentis auteurs, je leur conseillerais dabord doublier leur biographie, ou en tout cas dêtre capables de la transcender, et dincarner les sentiments plutôt que de les dire. Et puis, comme Colette le recommandait au jeune Simenon, faire la chasse aux adjectifs
Tu reconnais lire peu de romans traduits en français. Est-ce en raison dun amour prononcé, exclusif, pour la langue française ?
Cest à peu près cela, en effet. Et aussi parce que nous navons quune vie Et puis jai toujours retenu cette expression italienne que citait volontiers mon professeur de latin : " traduttore traditore ".
Plongé jusquau cou dans lécrit, dans quoi tévades-tu ?
Cest une très bonne question. Il fut une époque où jaurais répondu : dans le sport. Jai parcouru en courant des dizaines de milliers de kilomètres. Aujourdhui, je cours encore un peu épisodiquement, ou je roule quelques heures à vélo. Mais cest trop rare. Il faudra que je my remette Ce qui revient à dire que je mévade peu. Cela signifie-t-il que je suis prisonnier des mots, des livres ? Peut-être. Ou alors que jaime ma prison.
La musique te semble-t-elle un modèle, pour la composition, le rythme dun roman, la justesse, la sonorité de la phrase ? Quels sont tes goûts musicaux ? Le compositeur ou interprète que tu ne te lasses pas découter ?
Michel Butor (encore lui) disait quil avait hésité entre la peinture et la musique et quil était finalement devenu écrivain, comme si cet art était la synthèse des deux autres. Cest un peu mon opinion, mais pour moi, la musique " pèse " plus que la peinture. Ce nest pas pour rien que lon parle de la " petite musique " de certains auteurs. Dautre part, jaime beaucoup le principe musical " thème et variations ". Cest une technique narrative intéressante. Enfin, jai des goûts musicaux très variés. Ce nest pas forcément très intéressant de dresser une liste. Mais, pour répondre à la dernière partie de la question, je ne me suis jamais ennuyé en écoutant Mozart.
André Pieyre de Mandiargues a écrit : " Caresser est plus merveilleux que se souvenir ". On dit aussi " caresser un souvenir " Est-ce que caresser, cest la même chose que se souvenir ?
Je me souviens dune vieille chanson de Julien Clerc dont un couplet dit en substance : " Jaimerais me rappeler le souvenir de vos caresses ". La chanson sappelle " Le radeau de pierre ". Tout est là, je pense. La caresse sefface, le souvenir reste. Luvre la plus importante du vingtième siècle, " A la Recherche du Temps perdu ", est la dilatation dun souvenir. Alors que la caresse est la rétraction dun amour.
Jean Aimar est né le jour de la mort de Marilyn Monroe. Le monde a-t-il changé ce jour-là ? Te souviens-tu de lannonce de sa mort ? De quel événement du monde te souviens-tu avoir vu ou entendu parler pour la première fois ?
La mort dune starlette ne fait pas changer le monde. Mais Marilyn est devenue un mythe, et, comme Jean Aimar, je suis fasciné par ce mythe et surtout par la femme qui se dissimule derrière ce mythe et qui apparaît parfois à découvert, par exemple dans les photos de Milton Greene. Je ne me souviens pas de lannonce de sa mort, mais jai parfaitement en mémoire lassassinat de son amant supposé, John Kennedy, un an plus tard. Quant à mon plus ancien souvenir de lhistoire du monde, cest sans doute la conquête spatiale. Je me souviens dune promenade par une belle nuit étoilée sans doute lété 1960 où les adultes qui maccompagnent évoquent le " Spoutnick ". Et puis, en 1961, le voyage de Gagarine.
En anglais " mot " et " monde " sont plus proches encore littéralement parlant quen français. Sont-ils nécessaires lun à lautre ?
Cela me paraît évident. Certes, on peut sexclamer comme Hamlet " Words, words, words " comme si les mots nétaient rien, comme sils ne traduisaient jamais pleinement les choses. Mais si je devais choisir entre ces mots, je choisirais word, après tout, car " world " aussi est un " word ". Le monde nexiste que sil est nommé. Trouver le mot juste, cest peut-être aussi rendre le monde plus juste.
Les souvenirs denfance de Jean Aimar " recouvrent "-ils ceux de Daniel Charneux ?
Ecrit-on par pudeur ou est-ce terriblement impudique quécrire ?
Certains souvenirs de Jean Aimar recouvrent les miens. Flaubert disait : " Madame Bovary, cest moi ! " Un auteur ne peut faire abstraction de sa vie. Mais il se livre constamment à ce double exercice sans lequel il nest pas un vrai romancier : choisir et transposer. Cest très intéressant de lire " Les Faux-Monnayeurs " de Gide, puis " Le journal des Faux-Monnayeurs " où il montre comment les matériaux fournis par la vie sont transposés dans le roman. Une vraie leçon de technique narrative.
Ceci dit, lécriture est une sorte de chemin de crête qui serpente entre pudeur et impudeur. Dans un roman, lauteur livre un mélange de faits anodins, de souvenirs personnels, de fantasmes, demprunts (à son entourage, à ses lectures ) dans une sorte de patchwork dont le lecteur ne peut pas toujours démêler tous les écheveaux. Heureusement !
Nous finirons, si tu veux bien, par un petit " portrait chinois ".Si tu étais un os, ce serait lequel ?
Le crâne. Pauvre Yorick
Une arme de crime ?
Le mot. On peut tuer avec une cartouche dencre, non ? Dans LAffaire Saint-Fiacre de Simenon, la vieille baronne est tuée par un (faux) article de journal inséré dans son Missel à la place de la lecture du jour
Un poème ?
Je vais tricher. Il ne mest pas possible de choisir un poème en particulier. Par contre, en feuilletant récemment La Bruyère, jai retrouvé cette pensée qui me paraît parfaite et le but du poème est datteindre la perfection : " Il ny a pour lhomme que trois événements : naître, vivre et mourir. Il ne se sent pas naître, il souffre à mourir et il oublie de vivre. "
Un roman ?
La Vie Mode demploi. Cest le roman que je voudrais être. Avoir enfin trouvé le mode demploi de ma vie. Mais celui de lîle déserte, ce serait A la Recherche du Temps perdu, sans hésiter.
Une couleur ?
Le bleu, tout simplement. Mer et ciel mêlés, comme à la fin du film Pierrot le Fou, avec une strophe de Rimbaud en voix off : " Elle est retrouvée. Quoi ? LÉternité. Cest la mer allée Avec le soleil. "
Une fleur ?
Le catleya. Les lecteurs de Proust comprendront.
Une chanson ?
Avec le temps, de Léo Ferré.
Un calembour ?
Lun de ces calembours basiques dont Georges Perec a le secret, du genre : " Pourquoi les filles du Nord sontelles précoces ? Parce que le concerto en sol mineur. "
Une attraction du cirque ?
Monsieur Loyal, lhomme de bagout, le moulin à paroles, le marchand de rêves et de logorrhées.
Un signe de ponctuation ?
Le point de suspension. A suivre
Un porte-bonheur ?
Un ticket du métropolitain, comme Yves Montand dans " Le salaire de la peur ". Mais ça lui porte plutôt malheur
Une dernière question : lidéal de bonheur de Daniel Charneux, cest quoi ?
Ne pas oublier de vivre