Michel Onfray par Jules, le 25 mars 2002
Je ne métais jamais imaginé quil était possible décrire ainsi sur le Pôle Nord ! Sil y a bien un sujet qui me semblait difficile, cest celui-ci et pourtant
Il ne maura fallu que quelques phrases pour entrer tout à fait dans votre livre ! Tant au niveau des idées exprimées que du style. Vous êtes très aimable ! Cela fait plaisir à entendre
Vous serez peut-être étonné, mais jaimerais commencer par la dernière partie du livre. Quelle bonne idée davoir réinséré ce texte écrit sur votre père en 1992 dans votre Journal hédoniste, " Le désir dêtre un volcan " Il situe encore mieux les choses. Cest donc pour satisfaire à un rêve de votre père que vous avez fait ce voyage
Oui ! Quand jétais petit, je parlais déjà beaucoup et posais beaucoup de questions. Mon père, lui, était un homme qui ne jouait pas avec les mots, parlait peu, et seulement quand cétait vraiment nécessaire. Il maura fallu répéter souvent ma question " Si tu pouvais choisir, où voudrais-tu aller ? " avant quil ne me réponde " Au Pôle Nord ". Jai donc eu lidée de faire ce voyage avec lui pour ses quatre-vingt ans, ayant la grande chance que sa santé le lui permette toujours. Navez-vous pas souffert de ce silence de votre père quand vous étiez petit ? Tout dabord, jy étais habitué. Par la suite, je me suis rendu compte quil nétait pas toujours aussi silencieux avec tout le monde, sans être un grand bavard pour autant. Par exemple, il parlait plus avec mon frère. Il y avait une raison à cette différence ? Oui, ils étaient beaucoup plus proches lun de lautre et donc se comprenaient mieux. Mon frère est quelquun de plus technique que moi et a donc plus de choses à raconter qui intéressent mon père. Moi, avec ma passion des mots, je lui semble plus lointain, peut-être plus difficile daccès pour lui. Mes études, puis lécriture nont rien fait pour rendre ce dialogue plus facile à mon père. Peut-être quil se sent un peu en position de faiblesse pour dialoguer avec moi
Vous nen souffrez pas ? Non parce que cela ne mempêche pas de laimer autant ! Il ne faut pas toujours des mots pour se comprendre. Et cela est dautant plus vrai quand on sait que lautre naime pas particulièrement les mots. Son silence nest donc pas une manifestation de mauvaise humeur ou dindifférence
Notre façon de communiquer ne passe pas par la parole, cest tout. Il suffit dailleurs de lire la façon dont vous parlez de lui pour comprendre
Je crois, oui
Pendant ce voyage, mon père est pratiquement toujours resté silencieux. Et cependant je nai pas douté un seul instant du plaisir quil a eu à voir ce quil a vu et à être là avec moi. Il ne parlait pas plus à Pauloosie, le vieil Inuit, la langue ne le lui permettait pas, mais il était tout aussi flagrant que ces deux hommes se comprenaient et sappréciaient. Vous savez, cest par dautres personnes que jai appris la plupart des sensations que mon père a ressenties là-bas. Il ne me la pas dit à moi, mais bien à dautres. Jétais donc heureux den avoir la confirmation, bien que je lavais tout à fait perçu sur place. On ne peut pas tout avoir : ce sont surtout mon goût pour les mots et mes études dans cette direction qui mont éloigné de lui. Cest ainsi, mais cela me vaut par contre le plaisir de faire ce que je fais. Cest ce que jaime, ce en quoi jai la sensation de maccomplir. Ecrire est pour moi un besoin quasiment physique et, en outre, cela me permet de rencontrer des gens avec lesquels je peux discuter. Cest une vie qui me plaît. Et je ne me sens pas coupé de mon père pour autant. Venons-en au Pôle et aux Inuits
La première partie de votre livre est fascinante quand vous décrivez ce que représente le Pôle et cela dans plusieurs domaines. Par contre on aurait tellement aimé que la fin de cette description puisse être autre
Je suis bien daccord avec vous, mais je ne pouvais pas ne pas parler de lensemble des problèmes qui se posent aux Inuits aujourdhui et depuis des années ! Je les ai vus de mes yeux et cest une véritable catastrophe ! Le réchauffement de la planète et la fonte des glaces est un phénomène tangible. Il est là dans toute ses conséquences, que ce soit pour la nature, les animaux et les hommes. On comprend de suite que tout est chamboulé et que les repères ont étés enlevés à ces habitants. Le pire nest pas encore le climat !
Ce sont surtout les politiques appliquées par les Américains et les Canadiens. Ils ont fait, par la force, des Inuits des sédentaires, alors quils étaient nomades. De chasseurs, ils ont fait des consommateurs vissés devant une télévision et regardant tous " les bienfaits " proposés par la société de consommation à laméricaine
Lalcool fait des ravages, malgré son interdiction, la mendicité et la prostitution se développent. Et tout cela ne peut pas sexpliquer par le pouvoir dachat quils représentent. Ils ne vivent que de subsides et ne sont pas assez nombreux que pour représenter un véritable marché
Cest vrai, mais la sédentarité a été forcée dans le but de pouvoir les contrôler. Le système administratif des états est ainsi fait quil veut fixer les gens pour savoir où ils sont et ce quils font. Lessentiel réside aussi dans les intérêts géostratégiques que représentent ces régions. Il y a des bases militaires là-bas, très importantes, ainsi que des zones de stockage et de ravitaillement pour les navires militaires. Les Russes ne sont pas loin et des réserves pétrolières importantes existent. Ce peuple, comme les indiens dAmérique du Nord au siècle précédent, a été totalement sacrifié à des intérêts de ce type ! Et cela sans que personne ne bouge
Sur place, tout ce que ce peuple a perdu est parfaitement tangible : sa civilisation, sa culture, ses repères, ses rapports au monde végétal, animal, à locéan, à tout son environnement. Et je ne vois pas comment les choses pourraient évoluer en mieux. Ils ont maintenant découvert un autre monde, une autre façon de vivre et le pire est quils ny accéderont jamais que partiellement, comme des assistés. Rien nest fait là-bas pour les aider à ce que les choses évoluent autrement. Ils ont tout perdu et rien gagné ! Cest sur ce terrible constat que notre entretien, bien trop court à mon goût, a du prendre fin. Michel Onfray était attendu avec impatience par une autre personne qui allait lui poser de nouvelles questions.