Petit sondage ou le plaisir du texte par Lucien, le 11 février 2002
Petit sondage ou le plaisir du texte Par Lucien
Chers amis critiqueurs (ou "critiques amateurs", comme le dit Lucien, mais c'est un peu trop long ) Lucien a eu l'idée d'organiser un petit sondage. Il vous expliquera ci-dessous de quoi il s'agit.
En guise de préambule
Un journaliste imprudent demandait un jour à Eugène Ionesco : " Ionesco, Dieu existe-t-il ? "
A quoi le dramaturge répondait : " Pour répondre à cette question, il faut être très bête, ou très intelligent. Et comme je ne suis ni lun ni lautre "
Si lon me pose la question : " Lucien, quest-ce que lart ? Quest-ce que lart littéraire, Lucien ? ", je répondrai à la manière dIonesco : " Pour avoir une théorie sur ce sujet, il faut être très bête, ou très intelligent. Et comme je ne suis ni lun ni lautre "
Lorsque je proposais sur " critiques libres " mon petit sondage en cinq phrases, je navais donc aucune théorie. Mais javais une hypothèse : cest que le premier extrait nétait pas à proprement parler littéraire, tandis que les autres létaient à des degrés divers.
Je voudrais à présent expliquer mon hypothèse en décrivant brièvement les cinq extraits en question, puis donner les résultats du sondage en distinguant trois catégories de publics (élèves, lecteurs adultes, auteurs) et, enfin, tirer une petite conclusion (qui, à aucun moment, ne prétendra constituer une théorie).
Les cinq extraits : brève description
Précisons dabord que jai sélectionné mes cinq extraits en cherchant, aux alentours de la page 100 de cinq ouvrages, la première phrase comportant un " comme " introduisant une comparaison, tout simplement en raison des côtés " littéraires " présumés de ce procédé.
EXTRAIT 1
"Linsulte était trop forte. Lhomme se dressa, comme sil venait de recevoir un soufflet. Son front sétait empourpré. Ses yeux lançaient des éclairs."
Mon hypothèse à propos de cet extrait est quil ne sagit pas de littérature à proprement parler, mais de " paralittérature " : cest à la littérature ce que le Canada Dry est à lalcool. Ça en a laspect, lapparence, la couleur, mais ça nen est pas. Ces trois phrases sont bourrées de " clichés ", de lieux communs faciles, usés (je rappelle que tous les textes sont postérieurs à 1920). Insulte trop forte, soufflet, front empourpré, yeux qui lancent des éclairs tout lattirail des romans-feuilletons de lépoque romantique avec un siècle de retard, qui plus est.
Lauteur de cette " chose " ? Un certain Christian Brulls, en 1928. Un inconnu ? Pas tout à fait. Car le pseudonyme (associant le prénom de son frère et le nom de jeune fille de sa mère) cache le jeune Georges Simenon, au début de sa carrière parisienne. Lextrait est tiré de " Dolorosa ", un roman populaire larmoyant désavoué par Simenon lui-même (qui, sinon, laurait signé). Littérature de gare, écolage destiné à apprendre les poncifs du " magasin aux accessoires de la littérature alimentaire " suivant son expression, pour pouvoir les éviter ensuite, quand il passera à la " demi-littérature " avec la série des " Maigret ", et aux " romans-romans " avec les chefs-duvre comme " le bourgmestre de Furnes ", " le petit homme dArkhangelsk " et des dizaines dautres titres.
Les quatre autres extraits, au contraire, ont été signés par leur auteur et considérés, à des degrés divers, comme dignes de la " littérature ".
EXTRAIT 2
"A droite de la porte la fumée des flammes qui sapprochaient des corps de leurs camarades blessés sortait avec une régularité mécanique, ordonnée comme les cris que leur constance eût rendus enfantins sans leur timbre atroce."
Une seule phrase, assez longue, complexe, très " classique " par certains aspects (présence du subjonctif plus-que-parfait) met en relation perceptions visuelles et auditives (fumée des flammes, cris des blessés) ; plusieurs mots donnent à lensemble un " poids humain " très perceptible (corps, camarades, blessés, enfantins) ; ladjectif " atroce ", très fort (il pourrait faire partie de la panoplie des auteurs du type 1), travaille à la production du paradoxe entre lhorreur des cris et leur côté potentiellement " enfantin ", qui assure la " grandeur " de lextrait.
Le livre ? André Malraux, " La condition humaine ", Prix Goncourt 1933.
EXTRAIT 3
"Nous étions drogués lun par lautre et nous faisions comme font les drogués : nous nous réintoxiquions pour apaiser le manque."
Une seule phrase également, plus courte, moins complexe ; remarquons la répétition du verbe passe-partout " faire " ; la comparaison entre lamour et une drogue napparaît pas comme profondément originale dans un ouvrage de 1991 mais peut séduire.
Le roman ? Jacqueline Harpman, " La plage dOstende ".
EXTRAIT 4
"De dire aujourdhui sil ma tutoyé ou pas, je ne sais plus si lhabitude ou la peur lavait rendu poli, mais ce que je sais, la claque il la sentie passer comme une tempête sous son crâne, et un peu de sang qui a coulé devant le miroir, parce quon ninsulte pas les gens comme ça, lui ai-je dit, même des ennemis, même des inconnus."
Phrase très longue sans devenir " proustienne ", complexe, incorrecte suivant les règles " normales " de la grammaire (" je ne sais plus " finit une phrase et en commence une autre, doù cette sensation de " télescopage "), avec une impression de spontanéité, de nervosité, doralité. La comparaison évoque un chapitre célèbre des " misérables " (" Tempête sous un crâne "), dans un intéressant réemploi. Tout ceci est violent, dans la forme " cabossée " autant que dans le fond : claque, crâne, tempête, sang, insulte, peur, ennemi Certains prétendent que " lart, cest lécart ". Cet extrait pourrait leur donner raison.
Il sagit de Tanguy Viel, " Labsolue perfection du crime ", 2001, aux Editions de Minuit (ce qui peut expliquer la " modernité " du style).
EXTRAIT 5
"Un étang de vide se creusait au milieu de la pièce ; comme une cargaison qui se tasse aux coups de roulis dune coque géante, les meubles dépaysés, trop rares, se réfugiaient peureusement contre les murs."
Phrase assez longue, qui laisse sous le coup dun sentiment détrangeté presque surréaliste. Lhumain semble absent semble, seulement, car tous les objets parlent de lhomme (pièce, cargaison, coque, meubles, murs). Les objets sont humains et se comportent comme des humains (se tasse, dépaysés, se réfugiaient, peureusement). Le triple pronominal (se creusait, se tasse, se réfugiaient) procure une impression de repli vers lextérieur (contre les murs) qui libère, au centre, cet " étang de vide " : la métaphore semble neuve, aiguë. Elle ajoute son charme à celui de la comparaison qui se déploie dans le domaine de la navigation (cargaison, roulis, coque). Le mystère règne.
Le livre ? Julien Gracq, " Le rivage des Syrtes ", prix Goncourt (refusé) 1951.
Le sondage
Jai donc proposé à chacun de " juger " les cinq extraits en question, en formulant ainsi ma requête :
" Dans une récente critique éclair, Virgile résume ainsi sa pensée sur l'art : "Je disais qu'une oeuvre d'art était une chose qui avait réussi à provoquer chez son public (même un public composé d'une seule personne) une émotion ou une réflexion qui lui aurait fait dépasser sa condition en quelque sorte."
Faisons appel à nos subjectivités de lecteurs en tentant une petite dégustation à l'aveugle.
Voici cinq courts extraits d'oeuvres narratives publiées entre 1928 et 2001, et comportant une comparaison.
Posons-nous la question : cet extrait provoque-t-il en moi une émotion ou une réflexion qui me permet de dépasser ma condition? Je propose de noter chaque extrait de 1 à 5 en fonction de l'intensité de "l'émotion" ou de la "réflexion" (1:minimum/5:maximum).
Plus nous aurons d'avis, plus le sondage sera intéressant. Nous tenterons de voir ensuite si certaines "règles" se dégagent.
Bien sûr, c'est comme si nous jugions "Guernica" ou le tableau du tonton à partir d'un carré de 2 cm de côté, mais tout de même... "
Je tiens à préciser que je naurais pas, personnellement, formulé ma question de la même manière. Mon but était notamment de " tester " la définition de Virgile. Cest pourquoi jai repris sa formulation. Mais il me semblait clair que trois niveaux au moins étaient ici mélangés : lémotion, la réflexion et le " dépassement ". Certains lecteurs men ont bien sûr fait la remarque.
Les résultats
Ceci dit, les résultats me paraissent tout de même intéressants. Je vais les exposer en trois rubriques distinctes : élèves lecteurs adultes auteurs.
1. LES ELEVES
Jai présenté les extraits à 70 élèves du secondaire supérieur, de la quatrième à la sixième (selon lorganisation belge). Voici les résultats du sondage :
Extrait 1 : 2,31 de moyenne, soit le plus mauvais " résultat ". Pas mal, les petits Remarquons quen rhétorique, la moyenne descend à 1,73 avec 7 élèves sur 19, soit plus du tiers, qui donnent la note minimale (1), plusieurs prononçant spontanément le mot " cliché ". Eh oui, lenseignement sert à quelque chose !
Extrait 2 : 2,91. Pas terrible, André. Un peu trop guerrier, sans doute.
Extrait 3 : 3,71. Le champion. Les thèmes de lamour et de la drogue parlent très fort aux imaginaires adolescents.
Extrait 4 : 3,3. La violence, sans doute. Le côté " film policier ".
Extrait 5 : 2,37. Là, cest un peu la déception. Apprécier Julien Gracq, ce nest pas si facile Puis, " lémotion " au sens propre nest pas vraiment présente ici. 7 rhétoriciens, tout de même, donnent 4 ou 5. Réconfort
2. LES CRITIQUEURS
Je continue à employer les guillemets. Jai déjà dit que je naime pas ce mot. " Critique amateur " me semblerait préférable.
Dix " critiqueurs " ont eu la gentillesse de me répondre. Voici la moyenne de leurs " votes " :
Extrait 1 : 1,6
Extrait 2 : 3
Extrait 3 : 2,25
Extrait 4 : 2,8
Extrait 5 : 3,8
Bravo, les ami(e)s. Vous réussissez le test ! La plupart dentre vous ont " boycotté " la " chose " de " Christian Brulls ", parfois avec des commentaires. Et le difficile Gracq arrive en tête. Chapeau !
Voici les points attribués par chacun et les commentaires éventuels :
Bolcho : 1 4 2 3 4
Darius : 1 2 1 3 5
Commentaire : " Ce n'est pas un exercice simple comme il apparaît à première vue.. J'ai essayé de voir l'image devant moi. "
Jules : 2 5 4 3 4
Jules précise : " ce n'est pas évident de juger de phrases prises hors du contexte. "
Kinbote : 1 4 1 2 4
Patman : 2 3 1 1 4
Pendragon : 2 4 1 3 5
Platonov : 1 3 2 4 4
Sorcius : 2 2,5 3,5 4 3
Commentaires : " Extrait 2 = cliché ; extrait 4 : seul extrait qui m'ait touchée, malgré le début un peu bizarre de la phrase. "
Virgile : 4 3 4 2 5
Commentaires de Virgile : " C'est au niveau de l'émotion, niveau réflexion je trouve les extraits trop courts pour vraiment en tirer une réflexion quelconque. Et toi que penses-tu exactement de ma petite théorie sur l'égalité des oeuvres d'art? Voilà, bonne soirée! ;o) "
Zoom : 0 0 3 3 0
Remarquons que Zoom " ose " tricher (donner moins de 1). Est-ce signe de personnalité ? En tout cas, elle ajoute :
" Je veux bien répondre à ton sondage, mais je ne suis pas sûre que ta question soit suffisamment circonscrite. Entre EMOTION, REFLEXION, et DÉPASSER SA CONDITION, il y a une différence, alors j'ai interprété ta question comme une mesure de "à quel degré ça me touche, ça provoque un écho en moi".
Car pour aucune je ne dirais qu'elle "me fait dépasser ma condition". "
3. LES AUTEURS
Cest sans doute des auteurs que sont venues les réponses les plus frappantes. Et cest sans doute normal.
Signalons dabord que jai envoyé mon sondage à une petite quinzaine damis ou de connaissances dans les milieux littéraires français et belge.
Première remarque : alors que mes trois envois en France mamenaient six réponses, mes onze courriers belges nen recevaient que cinq, dont deux refus. Faut-il y voir une plus grande spontanéité des auteurs français, une plus grande crainte de " se mouiller " de la part des écrivains belges ? Lexiguïté de léchantillon ne permet pas den décider.
Les moyennes :
Les sept auteurs qui ont osé sengager donnent en moyenne les notes les plus basses de tout léchantillon, nhésitant généralement pas à employer le zéro, doù :
Extrait 1 : 0,8
Extrait 2 : 2,5
Extrait 3 : 2,3
Extrait 4 : 1,8
Extrait 5 : 3,1
Malraux (de justesse) et Gracq semblent les seuls à " réussir le test des auteurs ". Le pseudo-Simenon est renvoyé à ses chères études.
Examinons tout cela plus en détail.
A. LES FRANCAIS
Renaud Ambite
Auteur de deux romans, " Thérèse magaçait " et " Sans frigo ", Renaud a joué le jeu avec enthousiasme.
Il attribue personnellement les notes 2 4 4 3 1.
Mais surtout, il a transmis le sondage à trois personnes :
a. sa maman, professeur de lettres, qui attribue 1 4 3 2 ou 3 5 ;
b. son ami Maxime Vivas, auteur de romans et correspondant littéraire dATTAC. Voici ses notes et commentaires : 1 4 3 2 (cest Duras ou quoi ?) 4.
c. Son ami Paul Désalmand, essayiste, auteur dun joli ouvrage consacré à Stendhal. Voici ses réponses complètes : elles le méritent !
Les réponses de Paul Désalmand
" Extrait 1. Pas la moindre émotion parce que recherche trop facile de leffet (de lémotion). Clichés. Littérature au premier degré. Cependant, effet peut-être différent dans le contexte. Zéro
Extrait 2. Toujours la recherche un peu facile de leffet. Mais, là encore, il faut se remettre dans le contexte. Le principe de cette enquête est en fait idiot. Zéro
Extrait 3. Psychologie à la mords-moi-le-noeud. Mais quelquun a fait remarquer que Balzac serait illisible si lon sarrêtait ainsi sur un passage donné. On est pris dans un torrent et tout passe. Ce qui veut dire que ces extraits peuvent être tirés de grandes oeuvres, mais que cela nest pas significatif pour autant. Zéro
Extrait 4. Une claque qui est comme une tempête sous un crâne. Faut le faire. Des coups, du sang. Vous pouvez ajouter une poursuite de voitures et un serpent qui sapproche. Tout ça est élémentaire et a peu de choses à voir avec la vraie littérature. Zéro
Extrait 5. Bof ! Rien dans tout ça qui puise maider à m'élever au-dessus de ma condition. Pourtant, je vois bien là une fonction de la littérature. Dans la conclusion de mon livre sur Stendhal (en vente dans tous les kiosques), je remercie Stendhal de mavoir élevé au-dessus de moi-même (ce qui est d'ailleurs un peu différent car s'élever au-dessus de sa condition est ambigu). "
Remarque : Paul Désalmand oublie de noter cet extrait mais ce nest sans doute pas trahir sa pensée que dattribuer à Gracq une note moyenne : 3.
Catherine Clémenson
Catherine, professeur de lettres, auteur dun très beau premier roman, " Intime connexion ", fournit les notes 1 5 1 1 1 avec la remarque suivante :
" Pour le petit test je trouve très difficile d'y répondre d'emblée car sauf l'une d'elles, elles ne produisent strictement aucune émotion chez moi! Suis-je à ce point anesthésiée... Sourire. A bientôt. "
Catherine privilégie donc lémotion en même temps quelle avoue ne pas léprouver facilement (seul Malraux ). La notion danesthésie esthétique (joli paradoxe) est intéressante. Elle rappelle celle du musicien professionnel qui, analysant la prestation dun autre voire la sienne ne remarque plus que les aspects " techniques ", insensible à lémotion qui étreint le simple mélomane.
B. LES BELGES
Parmi ceux qui ont eu la gentillesse de me répondre, deux refusent de jouer le jeu en justifiant leur attitude (il sagit de Pascal Samain et de Caroline Lamarche). Les autres se prêtent à lexpérience (Nicolas Ancion, Alexandre Millon et Michel Torrekens).
Pascal Samain
Après avoir obtenu en 1990, pour son premier roman (" Les trous de la rue Lartoil ") le grand prix de lhumour noir Xavier Forneret, Pascal Samain vient de publier un deuxième ouvrage, " Lindicateur des chemins de fer ". Son refus est très net :
" Je ne répondrai pas à ce sondage idiot, comme tous les sondages, puisque réducteur, faussement statistique, très inutile, sauf pour ceux qui le pondent, et donc essayent de dépasser leur condition en s'excitant un peu sur un bout de gras. Je ne sais pas qui est ce Virgile, mais c'est bien lui qui a raison. Oui, c'est sans doute ça, une oooeeeeuuuuuuvr'. Le reste ? Roupie de sansonnet ... crotte de sondage... Vraiment, tu attendais une autre réponse de ma part ? Laisse-moi la lucidité STP ! "
Réaction apparemment épidermique, mais passionnante et révélatrice. Pascal Samain, comme le montrent ses deux excellents livres, est un écorché vif du cur et de lesprit. Sa réflexion sur la lucidité me rappelle la belle phrase de Camus : " Là où la lucidité règne, léchelle des valeurs devient inutile. "
Ceci dit, peut-être était-il possible de prendre le sondage pour ce quil était : un petit jeu Jai toujours aimé ce beau sens du mot " jeu " : espace libre entre deux pièces dune machine. Pascal, qui adore jouer avec les mots, était peut-être dans un jour " sans ". Sans espace libre dans la machine. Cest bien compréhensible, ça nous arrive à tous.
Caroline Lamarche
Je suppose que ce compliment lagacera. Quil me soit permis de dire, néanmoins, que je considère Caroline Lamarche comme une grande dame des lettres belges. Rappelons quelle a obtenu le prix Rossel pour " Le jour du chien " (éditions de Minuit), et quelle est aujourdhui membre du jury de ce prix.
Elle ma répondu en deux temps.
Voici son premier message :
" Je ne souhaite pas répondre à l'enquête ci-dessous.
D'une part parce que des extraits à ce point hors contexte n'éveillent aucune émotion en moi. Il ne s'agit pas d'"oeuvres d'art", pas plus que le "Quand il revint, elle se montra froide et presque dédaigneuse" de Flaubert n'est une oeuvre d'art.
D'autre part parce que je me considère, précisément, comme faisant partie du "commun des mortels". [NDLR : javais indiqué que je souhaitais des avis dauteurs pour pouvoir les comparer à ceux du "commun des mortels".]
Par ailleurs, les sondages mentent... "
Puis, comme se ravisant, elle madressa ce second message :
" Néanmoins, j'aime "l'étang de vide" et m'endormirai ce soir sur cette vision. De qui est-elle? "
Je crois que cette belle remarque nappelle aucun commentaire.
Nicolas Ancion
Nicolas Ancion, trente ans. Un surdoué. Prix des Lycéens pour " Quatrième étage ", il vient de publier " Les ours nont pas de problème de parking ".
Sa réponse mérite dêtre lue intégralement :
" Ce que je peux dire à coup sûr c'est qu'aucun des ces cinq échantillons ne provoque quoi que ce soit en moi, en dehors du 5e, qui, lui, ouvre une porte sur quelque chose d'autre. Le reste pue la littérature dans ce qu'elle a de plus stéréotypé et vénéré et ne me parle pas le moins du monde.
Ça donne donc 4 fois zéro et une fois 2 ou 3. Rien de plus. "
Le " coup de gueule " de Nicolas, outre quil naccorde sa grâce quau seul Julien Gracq, peut paraître excessif. Même si lui joue le jeu, sa condamnation de la " littérature dans ce quelle a de plus stéréotypé et vénéré " rappelle la nausée face à l"oooeeeeuuuuuuvr' " de Pascal Samain. Intéressant, non ?
Alexandre Millon
Père ukrainien, mère sicilienne, " Alexandre Millon, moustachu, vit en Belgique ". Il a publié deux romans à ce jour : " Le jeudi de monsieur Alexandre " et " La ligne blanche ".
Alexandre Millon confirme la tendance générale, en tout cas pour les extraits 1 et 5 :
1 1 2 3 4
Son seul commentaire, pour lextrait 1 : " Dommage quon peut pas mettre zéro ! "
Tout est dit.
Michel Torrekens
Journaliste au " Ligueur ", nouvelliste, Michel Torrekens a publié en 2001, aux éditions " Lâge dhomme ", un beau recueil de nouvelles : " Ftus fait la tête ". Ses votes confirment le rejet universel du paralittéraire Christian Brulls :
1 1 4 2 3
En guise de conclusion
L'IMPOSSIBLE CONCLUSION
Ma première conclusion est quil est impossible de tirer une conclusion à partir dun échantillon limité et, statistiquement, non représentatif.
Tout au plus peut-on suggérer quelques pistes :
1. Lhypothèse de départ semble en grande partie confirmée. Lextrait 1 cliché selon son auteur lui-même obtient la note la plus basse auprès de tous les publics. La détection du cliché semble en relation avec léducation, la pratique plus ou moins intense de la lecture ou de lécriture : la note diminue du secondaire en général aux rhétoriciens, puis aux " critiqueurs " adultes et devient ridiculement basse chez les auteurs.
2. A linverse, la reconnaissance de ce qui mapparaissait au départ comme lextrait le plus littéraire (celui de Gracq) semble moins évidente mais saffirme également (en tout cas proportionnellement) à mesure que croît la " pratique littéraire ", pour atteindre son point culminant chez les auteurs.
3. Dune manière générale, les auteurs sont beaucoup plus sévères que les autres dans leurs évaluations. Leffet anesthésiant
décrit par Catherine Clémenson, sans doute. Cest également chez eux que lon trouve le plus de réticence envers le principe même de lenquête. Le fait dévaluer une phrase tirée de son contexte semble déranger Cest dautant plus surprenant que le même exercice appliqué à un autre art " écrit ", " sonore " et " suggestif ", je veux dire la musique, est absolument banal. Une phrase musicale, quelques notes, parfois une seule suffisent à faire apparaître Mozart, Glenn Gould dans les " Variations Goldberg ", Miles Davis, Astor Piazzola La littérature est décidément un art étrange.
De Maupassant à Mallarmé
Sil est si difficile dobtenir un consensus à propos dune uvre littéraire, cest sans doute que les différents lecteurs ny cherchent pas la même chose. Pour Virgile, par exemple, émotion, réflexion, dépassement. Voilà déjà trois critères très différents.
Maupassant sest exprimé de manière très nette à ce sujet dans son étude sur " le Roman " traditionnellement présentée comme préface de " Pierre et Jean " :
" Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à son goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de bien écrit l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.
En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient :
- Consolez-moi.
- Amusez-moi.
- Attristez-moi.
- Attendrissez-moi.
- Faites-moi rêver.
- Faites-moi rire.
- Faites-moi frémir.
- Faites-moi pleurer.
- Faites-moi penser.
Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste : " Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament. " L'artiste essaie, réussit ou échoue. "
Quant à Mallarmé, cest à lui que je ferai appel pour proposer enfin la conception de la littérature qui se rapproche le plus de la mienne : " faire rendre un son plus pur aux mots de la tribu ", disait-il.
Tous ces mots qui ont tant servi à la tribu des hommes, tous ces mots usés à force de trop servir, lauteur sefforce de les employer encore une fois, et de les faire " sonner " malgré tout dans leur " pureté " originelle, de les faire naître à nouveau, de faire naître toutes ces vieilleries les mots, nos mots comme si elles étaient neuves.
Epilogue.
Au terme de ces quelques réflexions, je nai quun seul regret : celui dêtre le seul à navoir pas pu jouer, puisque je connaissais les sources des extraits. Quelle âme charitable me proposera à son tour, un de ces jours, une petite " dégustation à laveugle " ? Jaime bien les surprises