Petit sondage ou le plaisir du texte par Lucien, le 11 février 2002

Petit sondage ou le plaisir du texte Par Lucien

Chers amis critiqueurs (ou "critiques amateurs", comme le dit Lucien, mais c'est un peu trop long…) Lucien a eu l'idée d'organiser un petit sondage. Il vous expliquera ci-dessous de quoi il s'agit.

En guise de préambule

Un journaliste imprudent demandait un jour à Eugène Ionesco : " Ionesco, Dieu existe-t-il ? "

A quoi le dramaturge répondait : " Pour répondre à cette question, il faut être très bête, ou très intelligent. Et comme je ne suis ni l’un ni l’autre… "

Si l’on me pose la question : " Lucien, qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que l’art littéraire, Lucien ? ", je répondrai à la manière d’Ionesco : " Pour avoir une théorie sur ce sujet, il faut être très bête, ou très intelligent. Et comme je ne suis ni l’un ni l’autre… "

Lorsque je proposais sur " critiques libres " mon petit sondage en cinq phrases, je n’avais donc aucune théorie. Mais j’avais une hypothèse : c’est que le premier extrait n’était pas à proprement parler littéraire, tandis que les autres l’étaient à des degrés divers.

Je voudrais à présent expliquer mon hypothèse en décrivant brièvement les cinq extraits en question, puis donner les résultats du sondage en distinguant trois catégories de publics (élèves, lecteurs adultes, auteurs) et, enfin, tirer une petite conclusion (qui, à aucun moment, ne prétendra constituer une théorie).

Les cinq extraits : brève description

Précisons d’abord que j’ai sélectionné mes cinq extraits en cherchant, aux alentours de la page 100 de cinq ouvrages, la première phrase comportant un " comme " introduisant une comparaison, tout simplement en raison des côtés " littéraires " présumés de ce procédé.

EXTRAIT 1

"L’insulte était trop forte. L’homme se dressa, comme s’il venait de recevoir un soufflet. Son front s’était empourpré. Ses yeux lançaient des éclairs."

Mon hypothèse à propos de cet extrait est qu’il ne s’agit pas de littérature à proprement parler, mais de " paralittérature " : c’est à la littérature ce que le Canada Dry est à l’alcool. Ça en a l’aspect, l’apparence, la couleur, mais ça n’en est pas. Ces trois phrases sont bourrées de " clichés ", de lieux communs faciles, usés (je rappelle que tous les textes sont postérieurs à 1920). Insulte trop forte, soufflet, front empourpré, yeux qui lancent des éclairs… tout l’attirail des romans-feuilletons de l’époque romantique – avec un siècle de retard, qui plus est.

L’auteur de cette " chose " ? Un certain Christian Brulls, en 1928. Un inconnu ? Pas tout à fait. Car le pseudonyme (associant le prénom de son frère et le nom de jeune fille de sa mère) cache le jeune Georges Simenon, au début de sa carrière parisienne. L’extrait est tiré de " Dolorosa ", un roman populaire larmoyant désavoué par Simenon lui-même (qui, sinon, l’aurait signé). Littérature de gare, écolage destiné à apprendre les poncifs du " magasin aux accessoires de la littérature alimentaire " suivant son expression, pour pouvoir les éviter ensuite, quand il passera à la " demi-littérature " avec la série des " Maigret ", et aux " romans-romans " avec les chefs-d’œuvre comme " le bourgmestre de Furnes ", " le petit homme d’Arkhangelsk " et des dizaines d’autres titres.

Les quatre autres extraits, au contraire, ont été signés par leur auteur et considérés, à des degrés divers, comme dignes de la " littérature ".

EXTRAIT 2

"A droite de la porte la fumée des flammes qui s’approchaient des corps de leurs camarades blessés sortait avec une régularité mécanique, ordonnée comme les cris que leur constance eût rendus enfantins sans leur timbre atroce."

Une seule phrase, assez longue, complexe, très " classique " par certains aspects (présence du subjonctif plus-que-parfait) met en relation perceptions visuelles et auditives (fumée des flammes, cris des blessés) ; plusieurs mots donnent à l’ensemble un " poids humain " très perceptible (corps, camarades, blessés, enfantins) ; l’adjectif " atroce ", très fort (il pourrait faire partie de la panoplie des auteurs du type 1), travaille à la production du paradoxe entre l’horreur des cris et leur côté potentiellement " enfantin ", qui assure la " grandeur " de l’extrait.

Le livre ? André Malraux, " La condition humaine ", Prix Goncourt 1933.

EXTRAIT 3

"Nous étions drogués l’un par l’autre et nous faisions comme font les drogués : nous nous réintoxiquions pour apaiser le manque."

Une seule phrase également, plus courte, moins complexe ; remarquons la répétition du verbe passe-partout " faire " ; la comparaison entre l’amour et une drogue n’apparaît pas comme profondément originale dans un ouvrage de 1991 mais peut séduire.

Le roman ? Jacqueline Harpman, " La plage d’Ostende ".

EXTRAIT 4

"De dire aujourd’hui s’il m’a tutoyé ou pas, je ne sais plus si l’habitude ou la peur l’avait rendu poli, mais ce que je sais, la claque il l’a sentie passer comme une tempête sous son crâne, et un peu de sang qui a coulé devant le miroir, parce qu’on n’insulte pas les gens comme ça, lui ai-je dit, même des ennemis, même des inconnus."

Phrase très longue sans devenir " proustienne ", complexe, incorrecte suivant les règles " normales " de la grammaire (" je ne sais plus " finit une phrase et en commence une autre, d’où cette sensation de " télescopage "), avec une impression de spontanéité, de nervosité, d’oralité. La comparaison évoque un chapitre célèbre des " misérables " (" Tempête sous un crâne "), dans un intéressant réemploi. Tout ceci est violent, dans la forme " cabossée " autant que dans le fond : claque, crâne, tempête, sang, insulte, peur, ennemi… Certains prétendent que " l’art, c’est l’écart ". Cet extrait pourrait leur donner raison.

Il s’agit de Tanguy Viel, " L’absolue perfection du crime ", 2001, aux Editions de Minuit (ce qui peut expliquer la " modernité " du style).

EXTRAIT 5

"Un étang de vide se creusait au milieu de la pièce ; comme une cargaison qui se tasse aux coups de roulis d’une coque géante, les meubles dépaysés, trop rares, se réfugiaient peureusement contre les murs."

Phrase assez longue, qui laisse sous le coup d’un sentiment d’étrangeté presque surréaliste. L’humain semble absent… semble, seulement, car tous les objets parlent de l’homme (pièce, cargaison, coque, meubles, murs). Les objets sont humains et se comportent comme des humains (se tasse, dépaysés, se réfugiaient, peureusement). Le triple pronominal (se creusait, se tasse, se réfugiaient) procure une impression de repli vers l’extérieur (contre les murs) qui libère, au centre, cet " étang de vide " : la métaphore semble neuve, aiguë. Elle ajoute son charme à celui de la comparaison qui se déploie dans le domaine de la navigation (cargaison, roulis, coque). Le mystère règne.

Le livre ? Julien Gracq, " Le rivage des Syrtes ", prix Goncourt (refusé) 1951.

Le sondage

J’ai donc proposé à chacun de " juger " les cinq extraits en question, en formulant ainsi ma requête :

" Dans une récente critique éclair, Virgile résume ainsi sa pensée sur l'art : "Je disais qu'une oeuvre d'art était une chose qui avait réussi à provoquer chez son public (même un public composé d'une seule personne) une émotion ou une réflexion qui lui aurait fait dépasser sa condition en quelque sorte."

Faisons appel à nos subjectivités de lecteurs en tentant une petite dégustation à l'aveugle.
Voici cinq courts extraits d'oeuvres narratives publiées entre 1928 et 2001, et comportant une comparaison.
Posons-nous la question : cet extrait provoque-t-il en moi une émotion ou une réflexion qui me permet de dépasser ma condition? Je propose de noter chaque extrait de 1 à 5 en fonction de l'intensité de "l'émotion" ou de la "réflexion" (1:minimum/5:maximum).

Plus nous aurons d'avis, plus le sondage sera intéressant. Nous tenterons de voir ensuite si certaines "règles" se dégagent.

Bien sûr, c'est comme si nous jugions "Guernica" ou le tableau du tonton à partir d'un carré de 2 cm de côté, mais tout de même... "

Je tiens à préciser que je n’aurais pas, personnellement, formulé ma question de la même manière. Mon but était notamment de " tester " la définition de Virgile. C’est pourquoi j’ai repris sa formulation. Mais il me semblait clair que trois niveaux au moins étaient ici mélangés : l’émotion, la réflexion et le " dépassement ". Certains lecteurs m’en ont bien sûr fait la remarque.

Les résultats

Ceci dit, les résultats me paraissent tout de même intéressants. Je vais les exposer en trois rubriques distinctes : élèves – lecteurs adultes – auteurs.

1. LES ELEVES

J’ai présenté les extraits à 70 élèves du secondaire supérieur, de la quatrième à la sixième (selon l’organisation belge). Voici les résultats du sondage :

Extrait 1 : 2,31 de moyenne, soit le plus mauvais " résultat ". Pas mal, les petits… Remarquons qu’en rhétorique, la moyenne descend à 1,73 – avec 7 élèves sur 19, soit plus du tiers, qui donnent la note minimale (1), plusieurs prononçant spontanément le mot " cliché ". Eh oui, l’enseignement sert à quelque chose !

Extrait 2 : 2,91. Pas terrible, André. Un peu trop guerrier, sans doute.

Extrait 3 : 3,71. Le champion. Les thèmes de l’amour et de la drogue parlent très fort aux imaginaires adolescents.

Extrait 4 : 3,3. La violence, sans doute. Le côté " film policier ".

Extrait 5 : 2,37. Là, c’est un peu la déception. Apprécier Julien Gracq, ce n’est pas si facile… Puis, " l’émotion " au sens propre n’est pas vraiment présente ici. 7 rhétoriciens, tout de même, donnent 4 ou 5. Réconfort…

2. LES CRITIQUEURS

Je continue à employer les guillemets. J’ai déjà dit que je n’aime pas ce mot. " Critique amateur " me semblerait préférable.

Dix " critiqueurs " ont eu la gentillesse de me répondre. Voici la moyenne de leurs " votes " :

Extrait 1 : 1,6

Extrait 2 : 3

Extrait 3 : 2,25

Extrait 4 : 2,8

Extrait 5 : 3,8

Bravo, les ami(e)s. Vous réussissez le test ! La plupart d’entre vous ont " boycotté " la " chose " de " Christian Brulls ", parfois avec des commentaires. Et le difficile Gracq arrive en tête. Chapeau !

Voici les points attribués par chacun et les commentaires éventuels :

Bolcho : 1 – 4 – 2 – 3 – 4

Darius : 1 – 2 – 1 – 3 – 5

Commentaire : " Ce n'est pas un exercice simple comme il apparaît à première vue.. J'ai essayé de voir l'image devant moi. "

Jules : 2 – 5 – 4 – 3 – 4

Jules précise : " ce n'est pas évident de juger de phrases prises hors du contexte. "

Kinbote : 1 – 4 – 1 – 2 – 4

Patman : 2 – 3 – 1 – 1 – 4

Pendragon : 2 – 4 – 1 – 3 – 5

Platonov : 1 – 3 – 2 – 4 – 4

Sorcius : 2 – 2,5 – 3,5 – 4 – 3

Commentaires : " Extrait 2 = cliché ; extrait 4 : seul extrait qui m'ait touchée, malgré le début un peu bizarre de la phrase. "

Virgile : 4 – 3 – 4 – 2 – 5

Commentaires de Virgile : " C'est au niveau de l'émotion, niveau réflexion je trouve les extraits trop courts pour vraiment en tirer une réflexion quelconque. Et toi que penses-tu exactement de ma petite théorie sur l'égalité des oeuvres d'art? Voilà, bonne soirée! ;o) "

Zoom : 0 – 0 – 3 – 3 – 0

Remarquons que Zoom " ose " tricher (donner moins de 1). Est-ce signe de personnalité ? En tout cas, elle ajoute :

" Je veux bien répondre à ton sondage, mais je ne suis pas sûre que ta question soit suffisamment circonscrite. Entre EMOTION, REFLEXION, et DÉPASSER SA CONDITION, il y a une différence, alors j'ai interprété ta question comme une mesure de "à quel degré ça me touche, ça provoque un écho en moi".

Car pour aucune je ne dirais qu'elle "me fait dépasser ma condition". "

3. LES AUTEURS

C’est sans doute des auteurs que sont venues les réponses les plus frappantes. Et c’est sans doute normal.

Signalons d’abord que j’ai envoyé mon sondage à une petite quinzaine d’amis ou de connaissances dans les milieux littéraires français et belge.

Première remarque : alors que mes trois envois en France m’amenaient… six réponses, mes onze courriers belges n’en recevaient que cinq, dont deux refus. Faut-il y voir une plus grande spontanéité des auteurs français, une plus grande crainte de " se mouiller " de la part des écrivains belges ? L’exiguïté de l’échantillon ne permet pas d’en décider.

Les moyennes :

Les sept auteurs qui ont osé s’engager donnent en moyenne les notes les plus basses de tout l’échantillon, n’hésitant généralement pas à employer le zéro, d’où :

Extrait 1 : 0,8

Extrait 2 : 2,5

Extrait 3 : 2,3

Extrait 4 : 1,8

Extrait 5 : 3,1

Malraux (de justesse) et Gracq semblent les seuls à " réussir le test des auteurs ". Le pseudo-Simenon est renvoyé à ses chères études.

Examinons tout cela plus en détail.

A. LES FRANCAIS

Renaud Ambite

Auteur de deux romans, " Thérèse m’agaçait " et " Sans frigo ", Renaud a joué le jeu avec enthousiasme.

Il attribue personnellement les notes 2 – 4 – 4 – 3 – 1.

Mais surtout, il a transmis le sondage à trois personnes :

a. sa maman, professeur de lettres, qui attribue 1 – 4 – 3 – 2 ou 3 – 5 ;

b. son ami Maxime Vivas, auteur de romans et correspondant littéraire d’ATTAC. Voici ses notes et commentaires : 1 – 4 – 3 – 2 (c’est Duras ou quoi ?) – 4.

c. Son ami Paul Désalmand, essayiste, auteur d’un joli ouvrage consacré à Stendhal. Voici ses réponses complètes : elles le méritent !

Les réponses de Paul Désalmand

" Extrait 1. Pas la moindre émotion parce que recherche trop facile de l’effet (de l’émotion). Clichés. Littérature au premier degré. Cependant, effet peut-être différent dans le contexte. Zéro

Extrait 2. Toujours la recherche un peu facile de l’effet. Mais, là encore, il faut se remettre dans le contexte. Le principe de cette enquête est en fait idiot. Zéro

Extrait 3. Psychologie à la mords-moi-le-noeud. Mais quelqu’un a fait remarquer que Balzac serait illisible si l’on s’arrêtait ainsi sur un passage donné. On est pris dans un torrent et tout passe. Ce qui veut dire que ces extraits peuvent être tirés de grandes oeuvres, mais que cela n’est pas significatif pour autant. Zéro

Extrait 4. Une claque qui est comme une tempête sous un crâne. Faut le faire. Des coups, du sang. Vous pouvez ajouter une poursuite de voitures et un serpent qui s’approche. Tout ça est élémentaire et a peu de choses à voir avec la vraie littérature. Zéro

Extrait 5. Bof ! Rien dans tout ça qui puise m’aider à m'élever au-dessus de ma condition. Pourtant, je vois bien là une fonction de la littérature. Dans la conclusion de mon livre sur Stendhal (en vente dans tous les kiosques), je remercie Stendhal de m’avoir élevé au-dessus de moi-même (ce qui est d'ailleurs un peu différent car s'élever au-dessus de sa condition est ambigu). "

Remarque : Paul Désalmand oublie de noter cet extrait mais ce n’est sans doute pas trahir sa pensée que d’attribuer à Gracq une note moyenne : 3.

Catherine Clémenson

Catherine, professeur de lettres, auteur d’un très beau premier roman, " Intime connexion ", fournit les notes 1 – 5 – 1 – 1 – 1 avec la remarque suivante :

 "  Pour le petit test je trouve très difficile d'y répondre d'emblée car sauf l'une d'elles, elles ne produisent strictement aucune émotion chez moi! Suis-je à ce point anesthésiée... Sourire. A bientôt. "

 Catherine privilégie donc l’émotion en même temps qu’elle avoue ne pas l’éprouver facilement (seul Malraux…). La notion d’anesthésie esthétique (joli paradoxe) est intéressante. Elle rappelle celle du musicien professionnel qui, analysant la prestation d’un autre – voire la sienne – ne remarque plus que les aspects " techniques ", insensible à l’émotion qui étreint le simple mélomane.

B. LES BELGES

Parmi ceux qui ont eu la gentillesse de me répondre, deux refusent de jouer le jeu en justifiant leur attitude (il s’agit de Pascal Samain et de Caroline Lamarche). Les autres se prêtent à l’expérience (Nicolas Ancion, Alexandre Millon et Michel Torrekens).

Pascal Samain

Après avoir obtenu en 1990, pour son premier roman (" Les trous de la rue Lartoil ") le grand prix de l’humour noir Xavier Forneret, Pascal Samain vient de publier un deuxième ouvrage, " L’indicateur des chemins de fer ". Son refus est très net :

" Je ne répondrai pas à ce sondage idiot, comme tous les sondages, puisque réducteur, faussement statistique, très inutile, sauf pour ceux qui le pondent, et donc essayent de dépasser leur condition en s'excitant un peu sur un bout de gras. Je ne sais pas qui est ce Virgile, mais c'est bien lui qui a raison. Oui, c'est sans doute ça, une oooeeeeuuuuuuvr'. Le reste ? Roupie de sansonnet ... crotte de sondage... Vraiment, tu attendais une autre réponse de ma part ? Laisse-moi la lucidité STP ! "

Réaction apparemment épidermique, mais passionnante et révélatrice. Pascal Samain, comme le montrent ses deux excellents livres, est un écorché vif du cœur et de l’esprit. Sa réflexion sur la lucidité me rappelle la belle phrase de Camus : " Là où la lucidité règne, l’échelle des valeurs devient inutile. "

Ceci dit, peut-être était-il possible de prendre le sondage pour ce qu’il était : un petit jeu… J’ai toujours aimé ce beau sens du mot " jeu " : espace libre entre deux pièces d’une machine. Pascal, qui adore jouer avec les mots, était peut-être dans un jour " sans ". Sans espace libre dans la machine. C’est bien compréhensible, ça nous arrive à tous.

Caroline Lamarche

Je suppose que ce compliment l’agacera. Qu’il me soit permis de dire, néanmoins, que je considère Caroline Lamarche comme une grande dame des lettres belges. Rappelons qu’elle a obtenu le prix Rossel pour " Le jour du chien " (éditions de Minuit), et qu’elle est aujourd’hui membre du jury de ce prix.

Elle m’a répondu en deux temps.

Voici son premier message :

" Je ne souhaite pas répondre à l'enquête ci-dessous.

D'une part parce que des extraits à ce point hors contexte n'éveillent aucune émotion en moi. Il ne s'agit pas d'"oeuvres d'art", pas plus que le "Quand il revint, elle se montra froide et presque dédaigneuse" de Flaubert n'est une oeuvre d'art.

D'autre part parce que je me considère, précisément, comme faisant partie du "commun des mortels". [NDLR : j’avais indiqué que je souhaitais des avis d’auteurs pour pouvoir les comparer à ceux du "commun des mortels".]

Par ailleurs, les sondages mentent... "

Puis, comme se ravisant, elle m’adressa ce second message :

" Néanmoins, j'aime "l'étang de vide" et m'endormirai ce soir sur cette vision. De qui est-elle? " 

Je crois que cette belle remarque n’appelle aucun commentaire.

Nicolas Ancion

Nicolas Ancion, trente ans. Un surdoué. Prix des Lycéens pour " Quatrième étage ", il vient de publier " Les ours n’ont pas de problème de parking ".

Sa réponse mérite d’être lue intégralement :

" Ce que je peux dire à coup sûr c'est qu'aucun des ces cinq échantillons ne provoque quoi que ce soit en moi, en dehors du 5e, qui, lui, ouvre une porte sur quelque chose d'autre. Le reste pue la littérature dans ce qu'elle a de plus stéréotypé et vénéré et ne me parle pas le moins du monde.

Ça donne donc 4 fois zéro et une fois 2 ou 3. Rien de plus. "

Le " coup de gueule " de Nicolas, outre qu’il n’accorde sa grâce qu’au seul Julien Gracq, peut paraître excessif. Même si lui joue le jeu, sa condamnation de la " littérature dans ce qu’elle a de plus stéréotypé et vénéré " rappelle la nausée face à  l’"oooeeeeuuuuuuvr' " de Pascal Samain. Intéressant, non ?

Alexandre Millon

Père ukrainien, mère sicilienne, " Alexandre Millon, moustachu, vit en Belgique ". Il a publié deux romans à ce jour : " Le jeudi de monsieur Alexandre " et " La ligne blanche ".

Alexandre Millon confirme la tendance générale, en tout cas pour les extraits 1 et 5 :

1 – 1 – 2 – 3 – 4

Son seul commentaire, pour l’extrait 1 : " Dommage qu’on peut pas mettre zéro ! "

Tout est dit.

Michel Torrekens

Journaliste au " Ligueur ", nouvelliste, Michel Torrekens a publié en 2001, aux éditions " L’âge d’homme ", un beau recueil de nouvelles : " Fœtus fait la tête ". Ses votes confirment le rejet universel du paralittéraire Christian Brulls :

1 – 1 – 4 – 2 – 3

En guise de conclusion

L'IMPOSSIBLE CONCLUSION

Ma première conclusion est qu’il est impossible de tirer une conclusion à partir d’un échantillon limité et, statistiquement, non représentatif.

Tout au plus peut-on suggérer quelques pistes :

1. L’hypothèse de départ semble en grande partie confirmée. L’extrait 1 – cliché selon son auteur lui-même – obtient la note la plus basse auprès de tous les publics. La détection du cliché semble en relation avec l’éducation, la pratique plus ou moins intense de la lecture ou de l’écriture : la note diminue du secondaire en général aux rhétoriciens, puis aux " critiqueurs " adultes et devient ridiculement basse chez les auteurs.

2. A l’inverse, la reconnaissance de ce qui m’apparaissait au départ comme l’extrait le plus littéraire (celui de Gracq) semble moins évidente mais s’affirme également (en tout cas proportionnellement) à mesure que croît la " pratique littéraire ", pour atteindre son point culminant chez les auteurs.

3. D’une manière générale, les auteurs sont beaucoup plus sévères que les autres dans leurs évaluations. L’effet anesthésiant

décrit par Catherine Clémenson, sans doute. C’est également chez eux que l’on trouve le plus de réticence envers le principe même de l’enquête. Le fait d’évaluer une phrase tirée de son contexte semble déranger… C’est d’autant plus surprenant que le même exercice appliqué à un autre art " écrit ", " sonore " et " suggestif ", je veux dire la musique, est absolument banal. Une phrase musicale, quelques notes, parfois une seule suffisent à faire apparaître Mozart, Glenn Gould dans les " Variations Goldberg ", Miles Davis, Astor Piazzola… La littérature est décidément un art étrange.

De Maupassant à Mallarmé

S’il est si difficile d’obtenir un consensus à propos d’une œuvre littéraire, c’est sans doute que les différents lecteurs n’y cherchent pas la même chose. Pour Virgile, par exemple, émotion, réflexion, dépassement. Voilà déjà trois critères très différents.

Maupassant s’est exprimé de manière très nette à ce sujet dans son étude sur " le Roman " traditionnellement présentée comme préface de " Pierre et Jean " :

" Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à son goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de bien écrit l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.

En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient :

- Consolez-moi.

- Amusez-moi.

- Attristez-moi.

- Attendrissez-moi.

- Faites-moi rêver.

- Faites-moi rire.

- Faites-moi frémir.

- Faites-moi pleurer.

- Faites-moi penser.

Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste : " Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament. " L'artiste essaie, réussit ou échoue. "

Quant à Mallarmé, c’est à lui que je ferai appel pour proposer – enfin – la conception de la littérature qui se rapproche le plus de la mienne : " faire rendre un son plus pur aux mots de la tribu ", disait-il.

Tous ces mots qui ont tant servi à la tribu des hommes, tous ces mots usés à force de trop servir, l’auteur s’efforce de les employer encore une fois, et de les faire " sonner " malgré tout dans leur " pureté " originelle, de les faire naître à nouveau, de faire naître toutes ces vieilleries – les mots, nos mots – comme si elles étaient neuves.

Epilogue.

Au terme de ces quelques réflexions, je n’ai qu’un seul regret : celui d’être le seul à n’avoir pas pu jouer, puisque je connaissais les sources des extraits. Quelle âme charitable me proposera à son tour, un de ces jours, une petite " dégustation à l’aveugle " ? J’aime bien les surprises…


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