Dominique de Villepin par Jules, le 4 mai 2001

Dominique de Villepin est né en 1953, a une Licence ès Lettres et en droit, un diplôme de l'IEP Paris et de l'ENA. Il a été en poste à l’ambassade de France à Washington, puis à l'ambassade de France à New Delhi.


Napoléon fascine le monde entier, c’est indiscutablement un homme qui a du génie, mais n'est-ce pas surtout sa conviction dans son destin qui frappe le plus ?
La certitude qu'il a d’avoir un destin est très forte. Mais ce qui est particulier dans cette période des Cent-Jours, c'est que la défaite de la campagne de France, sa tentative de suicide à Fontainebleau, son départ pour l'exil et la traversée de la Provence sous les injures, marquent une véritable césure dans son histoire. Il est pris par le doute ! Il a failli être lynché, on lui a craché à la figure, il a eu peur. Car Napoléon a peur de ce genre de situation. À l'époque de la tentative d’assassinat par Cadoudal il l'a bien montré : il a peur de ce qu’il ne peut pas saisir. Il n’a pas peur au combat, mais à cette époque il fouettait les buissons et disait qu'il était terrible de mettre un homme en situation constante de craindre pour sa vie. A l’île d’Elbe, il est confronté à la solitude, mais à une solitude apaisante, à quelques encablures de la Toscane et de la Corse. Il va peu à peu renaître, renaître à la vie, mais aussi à lui-même. Il va méditer sur ses erreurs et ce Napoléon sûr de lui, presque autiste, qui a cédé à la puissance, mais aussi à l'agression, ce Napoléon-là, a la chance de pouvoir faire le point. C'est une chance pour un homme politique d’avoir cette occasion de méditer sur lui-même. Et cet homme revient aux sources. Celles de Bonaparte, du Consulat, et il se souvient qu'il a été grand lorsqu'il a fondé l’état moderne, fait le Concordat, le Code Civil. Il se rend alors compte combien il a renié son passé. Il pose alors ses conditions à un éventuel retour : il veut revenir par surprise, pacifiquement et à toute vitesse.

Mais l’affaire démarre mal, il est loin d'être bien reçu en Provence et son premier détachement est même fait prisonnier à Antibes…
Oui, mais il n’hésite pas une seconde : il contourne la Provence et passe par Grenoble. Il est alors porté par un vrai souffle populaire. Celui-ci est d’abord alimenté par les paysans et aussi par l’armée. Fouché avait vu juste : le premier contact avec l'armée serait décisif. Soit elle ne se rallie pas, c'est le bain de sang et Napoléon est fait prisonnier, soit elle se rallie et c'est la marche triomphale sur Paris. Il fera preuve d’un grand courage face aux premières troupes envoyées contre lui, mais il connaît la valeur des symboles et la façon de parler aux troupes. Ce sera donc la marche vers Paris, après la chute de Lyon et le ralliement de Ney qui avait promis au roi de le ramener dans une cage de fer.

Il n'aura pas une grande opinion de Ney pour autant !…
Non, parce qu'il sait que ce ralliement est fortement dicté par des raisons personnelles ! Il sait que Ney et son épouse ont subi de nombreuses vexations à la cour de Louis XVIII… Les humiliations subies font d’ailleurs partie des erreurs de l'entourage du Roi. On voit aussi que nous sommes à une époque charnière entre l’ancien régime et les temps modernes. Il y a des querelles et des divisions qui marquent l’affrontement entre ces deux France. Napoléon a bien compris l’évolution. Il veut d'abord s'emparer du pouvoir, mais sans qu’il puisse être question d’un bain de sang, puis il voudra tendre la main vers les notables, apporter la paix que la France veut, mais sans devoir la faire abdiquer de ses idéaux ou de ses intérêts face aux autres puissances. Il n’est plus obsédé par le pouvoir, mais bien par la France.

Mais avait-il une chance de faire la paix avec les autres puissances ? Avec l’Angleterre ?. Je ne pense pas…
En effet, non ! Les intérêts en cause sont trop grands. C'est une question de légitimité pour les deux ! L’Europe craint toujours le virus révolutionnaire et, pour elle, il faut abattre Napoléon, il n’y a pas d’autre choix ! Napoléon, de son côté, ne peut pas transiger sur ce qui est sa propre légitimité, à savoir le souffle populaire.

Vous dites d'ailleurs que l’aventure napoléonienne est quasiment la dernière grande aventure du peuple français…
Oui, c’est la dernière grande épopée populaire de tout un peuple. D'ailleurs à Waterloo, la grande armée est de nouveau tout à fait française, il n'y a plus tous ces bataillons de soldats d'autres pays ou territoires anciennement conquis. Il y a chez Napoléon une certaine idée de la France et de l’Europe sur laquelle il va essayer de revenir. Il a compris que l'Europe ancienne était agonisante. Au contact de Benjamin Constant, il a aussi compris qu’une page était tournée et que le temps de la conquête n’est plus. Même si ce n'est pas encore le temps du repos et du commerce, on est bien rentré dans une nouvelle période. Ce Napoléon va de suite montrer, arrivé à Paris, qu’il n'est plus le grand Empereur des conquêtes, en recevant et s’isolant avec Benjamin Constant, son ennemi de toujours et celui qui, quelques jours auparavant lui avait craché à la figure dans un article des plus virulents. Il lui dit clairement qu'il ne veut pas être le chef d'une jacquerie. La veille de son abdication, la foule l’acclamant constamment devant l'.lysée, il lui dit encore : " Je ne suis pas revenu de l’île d’Elbe pour que Paris soit inondé de sang ! " J’ai utilisé les mots " l’esprit de sacrifice " dans mon titre parce que ce choix est clair pour lui, il ne veut pas le pouvoir à n’importe quel prix, alors qu’il pourrait toujours rallier beaucoup de monde autour de lui. Cette position est le fruit de toutes ses réflexions pendant la route vers l'île d'Elbe et pendant le séjour qu’il y a passé.

Après Waterloo Napoléon quitte son armée et rentre vite à Paris. Là, il croit encore qu’il pourrait obtenir des chambres une nouvelle conscription et lutter à nouveau pour défendre la France. En a-t-elle encore les moyens ?…
La France pourrait rassembler assez rapidement environ cent mille hommes, mais il y en a presque un million aux frontières. Napoléon sait aussi que l'enjeu politique est central, c’est la caractéristique de cette époque. C’est une bataille de légitimité. Le chef de guerre qu'il est, est devenu un grand politique à partir du consulat. Il est vrai cependant que ce grand politique, porté par une vision, par une énergie, va se perdre à un moment donné dans l’ivresse de la puissance. Mais il est le premier en Europe à avoir senti que la clef de la légitimité était la volonté populaire, qu’elle en était la clef de voûte. Mais il était quand même aussi un homme de l'ancienne époque dans le sens où il n’a pas compris plus vite que le temps du commerce était aussi arrivé, le temps de l'industrie, du repos. Ce malentendu était déjà là du temps du dix-huit Brumaire où la France était déjà lasse des conquêtes et des batailles. Napoléon, en quittant la Corse, était porté par l’universalisme de la révolution, pas la révolution de ce qu'on appelait " la canaille ", pas celle de la violence, de la guillotine ni de la terreur. Dès lors il est obligé de livrer bataille chaque fois et il est dépendant de son issue. Si les choses tournent mal, sa légitimité serait mise en cause et c'est ce qui se passe après Waterloo ! Il y a un paradoxe chez Napoléon. Pour asseoir sa légitimité, il passe par le sacre, puis par le mariage avec Marie-Louise pour tenter d'avoir une descendance, et à la fois cette légitimité est chaque fois remise en question. Mais ici, il fait le pari de la liberté, d'une France libérale et essaie de combiner cela avec la légitimité populaire du chef de guerre.

Napoléon a aussi, en son temps, commis l’erreur de laisser intact le pouvoir en place dans les pays conquis. Il n'a pas profité de l’élan de la révolution…
En effet et c'est ainsi qu’il a déçu les nationalistes, comme Fichte et Hegel. Ces nationalistes se retourneront contre lui, avec les anciens pouvoirs, parce qu’il les aura vexés.

Un des intérêts de votre livre est aussi que vous insistez sur l'aspect politique des choses. Pour vous ces Cent-Jours sont une période clef de l’histoire de France.
Oui, tout à fait ! Comme nous le disions, c’est la dernière grande épopée du peuple français tout entier. Une épopée héroïque qui mobilisait tout le pays derrière un homme et une image de la France. Après cela, nous entrerons dans l'ère du commerce, de la bourgeoisie libérale et individualiste. Le choc de ces deux types de pensée est concentré sur cette très courte période…

Nous avons terminé cet entretien-là, car Dominique de Villepin avait un autre journaliste à voir et que son TGV pour Paris ne pouvait en aucun cas être raté. Le moins que l’on puisse dire est que Dominique de Villepin est vraiment passionné par son sujet !


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