Jean-Paul Enthoven par L'équipe de Critiqueslibres.com, le 30 avril 2001
Pour parler tellement bien du mal que l’amour peut causer, vous devez, quelque part, en avoir été victime un jour…
Oui, bien sûr. Je pense que la littérature, c'est du " mentir-vrai " ; je ne pense pas qu'on puisse faire du tourisme dans ces zones-là. Il faudrait beaucoup d'imagination pour inventer tout ça. Donc oui, je sais un peu ce dont je parle…
Le narrateur n'a pas de nom. Il est laissé à l'imagination du lecteur. Est-ce voulu ?
Oui, et vous avez remarqué qu’il n'est pas décrit non plus. C’est tellement compliqué de donner un sentiment de vérité dans un livre, et je ne pouvais pas l'écrire à la troisième personne, cela aurait refroidi l’atmosphère, il fallait accréditer l’histoire. Alors on peut s’imaginer que c'est autobiographique, oui.
Le narrateur & appelons-le comme cela – souffre, c’est un fait. Mais on a l'impression qu'il se complaît dans la douleur.
Non, il ne se complaît pas dans la douleur. L'amour, c’est rencontrer quelqu’un qui vous donne de vos nouvelles. Pour apprendre sur soi-même, il y a beaucoup de manières. Il y a la guerre, puis la psychanalyse, la foi. L’amour est la dernière expérience qui permette aux humains de savoir qui ils sont.
Il y a l’attraction romantique, et l’amour, c'est quand on se passionne pour l’autre. Moi, je ne crois pas à ça. Pour moi, l’amour, c'est quand on apprend à savoir qui on est. À la fin de ce livre, comme à la fin d’une analyse, le narrateur, c'est le même et c’est quelqu'un d’autre. Il y a une expression de Freud que j’aime beaucoup : il dit qu’à la fin d'une analyse, on est ‘autrement le même’.
Mais ce livre transpire cependant une souffrance terrible ?
Alors, bien sûr il y a de la souffrance. Quand il y a de l'amour, de la passion, il y a du deuil. c’est inévitable.
Vous parlez justement de passion. Est-ce que le narrateur ne confond pas amour et passion ?
Oui, tout à fait, tout à fait ! Cela commence sur les ailes blanches de l'amour et cela transite sur celles, beaucoup plus noires, de la passion. La passion, ça n’a pas de lendemain, ça se consume. C'est la souffrance, la passion.
Bon, donc, si le narrateur a connu la passion destructrice, il peut encore connaître l'amour, plus tard ?
Ha ! «a, je ne sais pas… Vous voudriez un happy end ?
Non, pas du tout, je voulais juste savoir s'il y avait encore de l’espoir pour lui ou s'il était mort à l'amour.
Vous savez que quand on perd un être aimé, il faut faire un double deuil. Il faut faire le deuil de l’être qu’on a perdu, et il faut – et c’est beaucoup plus dur & faire le deuil de la part de soi qu’on a versé dans l’être qu’on a perdu. C’est terrible ça ! C’est une opération qui s’apparente à l’arrachage de peau, à une amputation. C'est une drôle d'affaire, ça.
Bon, je ne sais pas du tout dans quel état le narrateur sort de son histoire… Tout ce que je sais, c’est que c’est un roman d'apprentissage, et qu’à la fin de ce livre, le narrateur est plus achevé qu’il ne l’était au début.
La manière dont le narrateur agit, réagit, vit sa souffrance, a quelque chose de féminin, non ? Ce sont souvent les femmes qui souffrent comme ça, si profondément. Plus que les hommes.
Alors, moi je pense que la souffrance n’a pas de sexe. L'homme souffre comme la femme. Que dire aussi des maîtres, ceux qui m’ont tout appris, comme Stendhal ou Proust ? N’étaient-ils pas des hommes et ne définissaient pas terriblement la souffrance ? Pourquoi mettre la sensibilité du côté féminin ? Oui, pourquoi ?
En parlant à une femme, je lui dis : " Ayez des informations sur l'autre moitié du monde ". Je donne des informations sur la vie.
Quand vous avez écrit votre premier livre (Les Enfants de Saturne), qu’est ce qui avait poussé à l’écrire ?
Je dirige une maison d’édition et j'ai un feuilleton littéraire dans le Point (avant, c'était dans l’Observateur). Alors c’est vrai que j'occupais une position de juge, très en amont : une sorte de droit de vie ou de mort sur un livre avant qu'il n’existe. Et ensuite, j’avais une position de juge encore, à l'arrivée, sur son destin. Quand on occupe ces deux positions-là, on a grande pudeur à occuper la place entre les deux. Cela effraye un peu et attire en même temps. C’est pour cela que ça m'a pris du temps et que j’ai tardé à oser occuper cet espace entre les deux. C'est une sorte de névrose, mais à un moment, une névrose se doit de se libérer. Il faut lui enlever son carcan et, en quelque sorte, se jeter à l’eau.
Y a-t-il un sujet sur lequel vous aimeriez écrire ?
Oui. Je pense à écrire un roman autour, à partir, avec, l’actrice Jean Seberg.
Si vous pouviez passer une soirée avec une personnalité quelle serait-elle ?
J'aurais bien aimé prendre le thé avec Proust.
Quel genre de lecture préférez-vous ?
Cela fait tellement longtemps que je lis en professionnel, que je ne sais plus ! Je ne lis plus pour mon plaisir, même si c'est toujours un plaisir de lire.
Quand vous lisez, y a-t-il un moment et un lieu que vous favorisez particulièrement ?
Je lis tout le temps, partout.
Est&ce qu'il y a un ou plusieurs livres qui vous ont particulièrement marqué et pourquoi ?
J’aime la littérature maigre, sans profusion, pas baroque. Donc fatalement, je me retrouve dans une tradition bien caractérisée, dans laquelle on trouve Benjamin Constant, Paul Morand, Pierre-Jean Jouve, exemples parmi d'autres. J'aime les romans tendus, je n’aime pas les romans qui se lâchent.
Y a-t-il quelque chose dans le monde que vous aimeriez changer ?
Il y a tellement de choses. Eh bien, toutes les figures du malheur. " Guerre au malheur ! "