Pierre Péan par Jules, le 20 avril 2001
Le métier d’investigateur a une très grande difficulté à surmonter aujourd'hui : les juges lâchent les informations à la presse. Vous êtes constamment grillés !
C’est exact et c'est l'une des raisons pour lesquelles ce métier ne m’intéresse plus autant. Il y a un peu plus de dix ans, les juges s’estimaient brigués par le politique. Ils se sont alors tournés vers la presse pour tenter de briser cette pression. En lâchant les informations, l'opinion était directement alertée et il devenait plus difficile pour le politique de freiner leurs actions. Il y avait presque une justification morale pour les juges en procédant ainsi, mais il n’empêche qu'ils violaient la loi.
Et pour la personne mise en examen, que devient le respect de la présomption d'innocence dans tout cela ?
Elle est totalement violée quand le secret de l’instruction l’est ! C’est tout à fait anormal de procéder ainsi, mais vous constaterez que " les fuites " deviennent de plus en plus fréquentes.
A commencer par la nouvelle fuite de ce matin : Jacques Chirac convoqué à témoigner dans un dossier. Cette fuite ne peut-être un " hasard ". Son but semble évident !
En effet ! Le juge se doute bien de la réponse qu’il obtiendra et il tente de la devancer en créant une pression de l’opinion publique sur Chirac. Cela devient presque de la politique ! Evidemment les journalistes ne disent jamais que ce sont des juges qui ont donné l'information ! Et les juges, ce ne sont qu'avec les grands journaux qu'ils ont fait une alliance. Tout cela change complètement la donne dans le métier de l'investigation, car les journaux reçoivent en direct des informations que l’investigateur mettra un temps fou à trouver… Le journaliste qui reçoit ces informations bénéficie directement de tous les moyens de la justice, en ce compris les écoutes ! Il faut bien reconnaître qu’il devient aussi complice de violations du droit commun. Lorsqu’il s'agit d’une affaire importante, cela permet au journal de faire un très bon papier. En plus, ce genre d’affaire, cela devient un peu l'équivalent de ce qu'étaient avant les feuilletons dans la presse… C'est une véritable manne qui, en plus, ne coûte pas cher ! En tant que citoyen je suis très choqué par ces méthodes. Et ceux qui les pratiquent se disent aujourd’hui des journalistes d'investigation. Ils ne font en réalité que bien peu d’investigations, puisqu'ils reçoivent tout !
Ce problème, récent dans votre métier, est d’autant plus important que, pour vous, le temps est un élément essentiel de votre travail. Il vous en faut beaucoup.
Dans l'investigation, le temps est la pierre de touche de l’ensemble. Je travaille en ratissant assez large et, soudain, je trouve quelque chose qui m'intéresse, m’interpelle. Alors j’y vais ! Mais y aller, cela veut dire passer des mois à rechercher les informations, à les recouper, à rechercher des gens, à tenter de les interroger, à recouper les informations obtenues etc. C’est pour cela que je ne suis plus journaliste, je n’ai plus de carte de presse. Aucun journal n’accepterait de payer quelqu’un pendant autant de temps pour faire une véritable enquête du type de celles que je fais. Et il faut encore ajouter les frais de déplacements, d’hôtels.La presse doit de plus en plus publier des informations obtenues vites et, bien souvent sans recoupements. Elle doit devancer la concurrence, se vendre par des nouvelles neuves et qui accrochent…
Voilà pourquoi un journal comme " Le Monde " doit publier autant de démentis.
Oui ! Même un journal comme celui-là devient sujet à la précipitation. Le problème est toujours le même : " Et si c’était vrai et que nous n'en aurions pas parlé du tout ?… " Alors on y va un peu trop vite… Parfois ça passe, parfois ça casse… Il y a le temps qui est un problème pour un journal, mais dans une enquête comme celle-ci, il y en a d’autres. Notamment certaines pressions extérieures qui pourraient mettre le journal mal à l'aise. Cela a été le cas de la pression exercée par les parties civiles. Pour elles, je suis un suppôt de Kadhafi, parce que je ne suis pas d’accord avec les conclusions qui aboutissent à le rendre responsable. Qu’il ait été complice oui, mais seul coupable, non ! Cela me semble tout à fait faux. Mais cela n’arrangeait pas les parties civiles. Au début, un important journal avait accepté de me financer, mais cela ne devenait plus possible. Alors j’ai été voir un éditeur, qui, lui, a accepté de financer la seconde partie de mon enquête. Quelques années plus tard, j'ai entamé la troisième partie et, pour cela, j’ai trouvé un financement complémentaire.
Investiguer, c’est quand-même souvent remuer des tas de choses que les gens aimeraient voir oubliées, non ? Comment choisissez-vous vos sujets ? Quels sont vos critères de faire ou de ne pas faire?
Tout d’abords, je vous rappelle que je démarre bien souvent en ratissant large. Tout à coup un sujet m’apparaît comme intéressant et là je me pose toujours la question que doit se poser le citoyen et non l'investigateur : cela relève-t-il de la vie privée, ou non ? Mon principal critère est celui-ci : " Est-ce que je pourrai toujours me raser le matin devant ma glace sans remords, sans être gêné de moi-même ? ". Je crois que là se trouve ma limite, celle que je n'ai pas envie de dépasser. J'insiste aussi sur le fait que je travaille toujours en respectant la légalité.
À propos de cette limite, j'ai été étonné de lire, dans une interview que vous avez accordée à un grand journal, que vous respectiez le secret d’Etat.
Oui, tout à fait !… Pour une raison simple et réaliste : j’estime qu’aucune société ne peut survivre sans secrets. Que ce soit la démocratie ou une autre entité…
Même l'individu ne le pourrait pas, me semble-t-il. Imaginons que tout de nos pensées devait apparaître, la vie en société ne serait plus possible !
C'est vrai, à fortiori pour un Etat ! Il est inconcevable que le secret d'Etat puisse ne pas exister ! Il me semble donc normal que si nous pensons qu’il est inévitable, nous avons à le respecter. A tout déballer sur la place publique, nous risquerions de déstabiliser la structure globale et sans aucun bénéfice, que du contraire !… Evidemment, le problème est de savoir jusqu'où il s'étend ! Là, à nouveau, c’est une question d'appréciation personnelle, de soi et de son métier. J’ai ainsi été amené à ne pas faire des " scoops " qui auraient cependant intéressé le public Est-ce que je vieillis ?… Je ne crois pas.
Quelle est, selon vous, l’utilité de votre enquête qui a abouti à " Manipulations africaines " ?
L'enquête que j'ai faite dans " Manipulations africaines " ne va probablement pas changer grand chose au niveau de l’Iran ou de la Libye. Je ne me fais aucune illusion à ce niveau. Par contre, le fait d’avoir montré un dysfonctionnement de l'appareil d’Etat en France, c’est tout autre chose ! Ce dysfonctionnement, qui a entraîné la mort de nombreuses personnes, devrait attirer l'attention des gens. Il vaudrait mieux, c’est le moins qu’on puisse dire, que de telles choses ne se reproduisent pas !
Selon vous, c'est là que se trouve bien le nœud du problème. Chirac, ou son entourage, négocie la libération des otages français qu'étaient Kauffmann, Seurat, Carton et Fontaine. Pour cela, ils font des promesses à l’Iran, dont la libération d'Anis Naccache, le chef du commando formé pour tuer le Premier ministre iranien Chapour Bakhtiar. Celles-ci n’auraient pas été tenues et l'Iran s’est vengé…
La libération des otages français s'est faite juste avant les élections présidentielles. Chirac les a perdues. Par la suite, il semblerait que personne n'ait signalé au nouveau pouvoir les conditions du marché passé avec l’Iran. Là se situe, pour moi, le grave dysfonctionnement qui a provoqué la mort de ces cent soixante-dix personnes !
Bon. Jacques Chirac était Premier ministre et candidat à la Présidence de la République. Il avait comme ministre de l'Intérieur Charles Pasqua qui s’est fait assister dans les négociations par Monsieur Marchiani. Serait-il idiot de penser que Jacques Chirac aurait pu ne pas être au courant du marché passé ?…
Ce ne serait pas impossible… Il faut aussi constater que, dans cette affaire, les négociateurs se sont passés tant de la DST que de la DGSE. Cela vient des problèmes posés par la cohabitation. Il est certain que si l'on s’était servi de l'une ou l’autre de ces structures, il y aurait toujours eu des fuites vers François Mitterrand, Président de la République en fonction et candidat à sa propre succession… Oui, il est possible que Jacques Chirac n'ait pas été au courant. Je n’ai peut-être pas assez insisté sur cette possibilité dans mon livre… De toute façon, il me semble que ce dysfonctionnement mériterait que l’on crée une commission parlementaire pour tenter de trouver l’explication de ce qui s’est passé. Cette commission aurait bien plus de moyens pour trouver la vérité que ceux dont je dispose comme seul individu. J’estime avoir fait mon boulot, que mon enquête tient la route, même si elle laisse certaines zones d’ombres. Mais il faudrait maintenant un relais, qui aurait des pouvoirs nettement plus étendus que les miens ! Si mon livre pouvait contribuer à ce que l'on mette une telle commission en place, je ne pourrais pas espérer plus comme résultat de mon travail. Il est cependant tout à fait évident que la personne qui a " oublié " de transmettre les conditions du marché à qui de droit n'a jamais pensé que cet " oubli " aurait de telles conséquences !
J’estime aussi que je n’ai peut-être pas assez insisté aussi sur les problèmes posés par la cohabitation dans ce genre d'affaire. Le Français aime bien le principe de la cohabitation qui donne une image de consensus. Mais il faudrait qu'il soit aussi conscient des dysfonctionnements que cette cohabitation peut entraîner.
A propos du pouvoir de la presse en général, vous ne trouvez pas que l'exemple que l'Amérique nous donne est assez affolant ?
C’est le moins que l'on puisse dire et j'espère de tout cœur que nos vieux pays européens vont se garder de tomber dans ces travers. Le " Monica Gate " est pour moi véritablement scandaleux ! D’ailleurs, le public américain ne s'y est pas trompé non plus : il a fini par se désintéresser de cette affaire.
L'affaire des écoutes téléphoniques a aussi secoué la France de Mitterrand. Qu’en pensez-vous ? Une solide atteinte à la vie privée, non ?
Je ne tiens pas beaucoup à aborder cette affaire, bien que je la connaisse bien. J'en ai été victime personnellement. Bien sûr je suis tout à fait opposé à ces pratiques.
C’est quand-même grave de savoir qu’on peut à tout moment être sur écoute et cela sans qu’un juge n’ait, au préalable, considéré que cette violation de la vie privée pouvait être justifiée sur base de la loi…
Vous avez tout à fait raison en théorie. En pratique cependant je n'en suis pas certain. Cela va vous étonner, mais j'aurais presque une préférence pour les écoutes administratives que pour les judiciaires !. Etonnant, non ?… C'est parce que je me suis rendu compte que les juges s'en servaient sans pour autant toujours tenir compte de la loi et, surtout, que ces écoutes balaient bien plus large ! L'idéal devrait évidemment être que les écoutes ne pourraient se pratiquer que sous le contrôle judiciaire et dans le respect de la loi. Mais nous en sommes loin, même dans les pratiques judiciaires !
Voilà, nous nous sommes quittés là. Je voudrais simplement ajouter que je suis convaincu que Pierre Péan est homme à respecter les limites qu’il s'est tracées et qu'il nous a expliquées durant cette interview. Il parle très bien, a du charme, mais m’a paru aussi un homme convaincu et respectueux de la liberté des autres et de la nécessité de respecter les lois démocratiques.