Paul Lombard par Jules, le 4 avril 2001
Dans votre livre, vous abordez quelques affaires très importantes que vous avez plaidé et vous racontez également des cas que vous avez vécus avec d'autres avocats au début de votre carrière. Dans certains de ces exemples, vous nous donnez de merveilleuses envolées qui semblent tenir de l’improvisation pure. Cela m'a étonné, car j'ai l’impression que cela doit être moins souvent le cas aujourd'hui. Qu'en pensez-vous ?
Je serais plutôt d’accord avec vous et je crois que cela tient essentiellement à deux choses. La première est qu’à l’époque, je crois que nous étions davantage pénétrés par la culture que nous avaient donnée nos études gréco-latines, ainsi que par une certaine culture plus encyclopédique. De façon générale d'ailleurs, la culture jouait un rôle plus grand dans l'enseignement de l'époque. Aujourd'hui, tout est beaucoup plus spécialisé et très tôt. Ce réservoir énorme à notre disposition ne pouvait que nous aider. D’autre part, les lois sont de plus en plus nombreuses, tout est devenu plus complexe et plus technique. Et cela prend beaucoup plus de temps à l’avocat. Les juges d’aujourd’hui ont également subi la même évolution et ce type de plaidoiries ne serait plus bien compris non plus. On pourrait dire que le théorème a remplacé l'homélie.
Il n’empêche que vous insistez beaucoup sur l'importance du travail avant tout…
Bien sûr ! C’est élémentaire. Le dossier doit être parfaitement bien connu à défaut de peut-être risquer de rater un détail qui pourrait soudain trouver son importance en cours d’audience. Tout l'art réside à cacher le travail dans un naturel qui semble couler de source, tant l’affaire est évidente. Pour atteindre à ce naturel, le travail est nécessaire.
Vous nous dites que vous avez été chargé, avec Maître Bredin, de tenter d'obtenir la révision du procès Ranucci. Cette affaire a vraiment passionné l'opinion à l'époque. Malgré qu'il semble aujourd'hui qu’il était innocent, que pensez-vous de vos chances d’aboutir à cette révision ?
Je connais très bien l’affaire Ranucci puisque j’ai été son défenseur à l'époque…
Cela vous a même valu d'être battu par la foule à la sortie du Palais.
Oui, les gens comprennent mal le rôle de l'avocat dans le système judiciaire global quand l’affaire est devenue très émotionnelle pour le grand public. Celui-ci a alors parfois tendance à nous assimiler à notre client. La révision de ce procès ne sera pas facile à obtenir, comme toute révision d'ailleurs. Le respect de la " chose jugée " est un pilier de base de notre justice et celle-ci a horreur de revenir en arrière. Regardez l'affaire Sézenec : combien d'années de combat il aura fallu pour obtenir la révision !. Et s'il y a bien un procès suspect, c’est bien celui-là. Cela dit, pour en revenir aux grandes plaidoiries, il en existe quand-même toujours au pénal, mais peut-être un peu moins.
Lors de l’exécution de Ranucci, on a beaucoup dit que Valéry Giscard d'Estaing avait cédé aux sentiments de l’opinion publique en refusant la grâce. La France était sous le coup du meurtre tout récent d'Henry. Est-ce vrai selon vous ?
Indiscutablement oui ! Le Président Giscard d’Estaing était pourtant opposé à la peine de mort et j’ai discuté avec lui pendant presque deux heures avant qu'il ne se décide quant à grâce ou non. J'avais cru avoir persuadé le Président de la République de l'innocence de mon client, mais il faut croire que je n'y étais pas arrivé… Il n’y avait peut-être pas moyen… C'est certain que l'opinion publique de l'époque a joué un rôle déterminant dans cette affaire. Cela mérite une grande colère, car ce qui est arrivé est vraiment abominable !
Dans votre livre, vos personnages sont très vivants ; l’oncle Gaby, par exemple, est colossal et pas toujours bien droit, c’est le moins qu’on puisse dire. Pourtant on sent que vous ne le jugez pas…
C'est tout à fait vrai ! Je me contente de raconter, je ne suis pas là pour le juger. C'est vrai pour bien d’autres aussi. Mais je me contente de ne pas le juger, alors que pour d'autres personnages, je livre mon sentiment personnel. C'est le cas, notamment, pour mes parents et quelques autres.
Et pour votre " papa Nane "… Son dernier repas chez " Titin " est une très grande scène ! Elle est digne d'une anthologie !
Merci de cette appréciation, mais cela s’est bien passé comme cela. C'était un homme d’une rare personnalité, terriblement attachant et je lui devais aussi beaucoup. Lors de ma venue au monde, il avait sauvé la situation, alors que l'on se demandait qui sacrifier : ma mère ou moi. Nous avons survécu tous les deux et il y a plus que contribué !
Je ne peux résister au plaisir de vous questionner sur la poésie. Vous dite à plusieurs reprises que vous l’adorez. Qui sont vos poètes préférés ?
C'est très risqué de vous répondre comme cela. Je pourrais en oublier quelques-uns uns que j’adore aussi. Mais si je devais vous en donner cinq, je dirais Racine, Jules Laforgue, Apollinaire, Hugo et Tristan Corbières. Si j'en ajoutais un sixième, ce serait Blaise Cendrars pour certains de ses poèmes. Pourquoi ce choix ? Réponse : pourquoi pas ce choix ? A la réflexion, j’en isolerais quatre : Hugo, Racine, Apollinaire et Laforgue. Hugo me semble être le plus grand poète français. Un imbécile a dit " Le plus grand poète français c’est Hugo, hélas ! " Et moi, je dis : " Victor Hugo, heureusement, heureusement, heureusement. " Victor Hugo c’est tout à la fois ! Il est le seul qui peut rivaliser avec les grands poètes que sont Goethe, Shakespeare et Cervantès. Le poète auquel je suis cependant le plus sensible est Guillaume Apollinaire.
Pour " Alcool " et " Calligrammes " ou pour d’autres de ses recueils ?
Pour " Alcool " et " Calligrammes " bien sûr, mais aussi pour certains de ses poèmes érotiques, ses poèmes à Lou. Le poète qui m’a le plus marqué dans ma jeunesse est Jules Laforgue.
Personnellement j'ai aussi été fortement marqué par la fulgurance de la pensée de Rimbaud.
C’est curieux, j'y pensais justement. J’ai oublié de parler de Rimbaud et Verlaine, mais aussi de Baudelaire. La fulgurance de la pensée de Rimbaud et la mélodieuse musique de Verlaine. Et Baudelaire, c'est vraiment beau aussi ! Vous voyez, si nous restions ensemble l'après-midi, notre liste s'allongerait !.
Dans votre livre, et c’est d’ailleurs très agréable car cela contribue à rythmer votre récit, vous citez de nombreux couplets de chansons du début des années 1900. Elles ont bien souvent un accent " comique troupier " Et vous dites à un certain moment que Brel, Brassens et d'autres auront sorti la chanson française de ce registre pour l’amener à la poésie. Vous les considérez aussi comme des poètes ?
Tout à fait ! Brassens est un vrai poète et Brel aussi. " le Plat Pays ", " Amsterdam ", " Ne me quitte pas " sont de vraies splendeurs. Trenet était aussi un vrai poète et il y en a encore quelques autres…
Il y a encore une chose que je voulais vraiment aborder avec vous. Dans votre livre, vous parlez d'une revue d'étudiants qui s'appelait " La rue " et dans laquelle vous auriez contribué à attaquer Camus et son " Homme révolté ". Pourquoi cette prise de position ?
Parce que, à l’époque et pour ma génération, Camus représentait le philosophe bourgeois. L’expression la plus juste serait que, à vingt ans, nous le considérions comme " un révolutionnaire bien pensant ". Depuis lors, j’ai relu Camus et c'est vraiment un très grand écrivain !
Et pourtant n’est ce pas celui qui a le plus défendu la liberté, qui s'est le plus battu pour l’homme et contre les dogmes, d’où qu’ils viennent ?
Je suis d’accord avec vous, mais il faut laisser le droit à l’erreur à la jeunesse ! Les erreurs dogmatiques de Sartre étaient " tragiques ", mais nous reprochions à ce moment là à Camus de s’opposer à Sartre. Aujourd’hui, je pense que Camus laisse bien plus derrière lui que Sartre. Mais à l'époque, nous étions tous dominés par la pensée et les positions de Sartre, qui nous paraissait bien plus révolutionnaire. Picasso, Aragon, Prévert et bien d’autres étaient également dans cette mouvance. La plupart des intellectuels français étaient derrière lui et pas derrière Camus. Picasso et Aragon s’en sont très bien tirés parce que nous avions à faire à deux génies d’exception. Picasso était tellement immense qu’il aurait pu être bouddhiste que cela n’aurait rien changé. Quant à Aragon il a été un immense poète aussi, peut-être le dernier grand. Une fois encore, laissez à l'adolescence le soin de se tromper.
À un certain moment de votre livre, vous donnez quelques conseils aux jeunes et vous dites de ne surtout jamais montrer sa peine, car les autres seraient trop heureux et pourraient vous déchirer. Mais, quand on sait ce que vous représentez au barreau français, on pourrait tirer une autre leçon de votre façon d'être : il ne faut pas non plus " s’y croire ".
Surtout pas ! Quand vous commencez à vous y croire, vous tombez ! Les gens qui s'y croient n'ont souvent aucune raison de s’y croire justement. Si on ne laisse pas une certaine distance entre soi, le prochain et les évènements, et qu’on a le nez collé sur soi-même, on finit par trébucher dans le ruisseau…
J’aurais bien voulu prolonger de beaucoup cet entretien, j'aurais sûrement encore appris pas mal de choses, mais le temps qui m’était imparti était déjà bien dépassé… Il a passé beaucoup trop vite !…