Dino Buzzati Le peintre qui écrivait des tableaux impossibles par Agnès Figueras-Lenattier, le 7 février 2020

Luigi de Poli né en Vénétie est arrivé en France à l'âge de 5 ans. Il a fait ses études d'abord à Mulhouse et ensuite à Besançon, puis est devenu professeur d'italien. Ensuite, cet enseignant a été recruté à la Faculté des lettres de Mulhouse. Il a écrit quelques petits romans très marqués par l'influence de Dino Buzzati peintre et écrivain (1906-1972) et il est l'auteur du livre " Dino Buzzati "Le peintre qui écrivait des tableaux impossibles" paru chez l'Harmattan en août 2019.

Vous avez écrit un livre sur l'écrivain Dino Buzzati. C'est un personnage que vous connaissez donc bien!

Je le connais bien et mal en même temps. Je me suis intéressé à sa carrière d'écrivain dès mes premières années de faculté. D'une part parce qu'il était au programme et d'autre part parce qu'il a vécu pas loin de là ou j'habitais. J'ai beaucoup apprécié ses récits, romans et nouvelles particulièrement à cause du côté fantastique et du mystère qu'ils incarnent Et puis il y a quelques années, au fil des lectures' je me suis aperçu que c'était aussi un peintre. J'ai alors davantage fait attention à sa vie, à son parcours, et j'ai pu constater qu'il écrivait et peignait en même temps et que les deux domaines étaient très complémentaires. Comme il me plaisait en tant qu'écrivain, j'ai voulu savoir si sa peinture susciterait chez moi autant d'intérêt et ce fut le cas. Il dessinait aussi beaucoup.

Dans son enfance a t-il commencé par écrire ou par peindre?

Les deux étaient déjà liés. Il était dans un lycée classique avec son très cher ami Brambilla et ils s'envoyaient beaucoup de messages et même des lettres. On a d'ailleurs dans " Les œuvres complètes " de Buzzati des lettres à Brambilla. Et bien dès cette époque lorsqu'il lui écrivait, il faisait également un petit dessin. J'ai traduit en français, ce qui n'avait jamais été fait jusqu'à présent un texte qui s'appelle " Malentendu" où il dit ceci : " " J'ai toujours été peintre. Je voulais être connu en tant que peintre et le malheur a voulu que le public m'ait reconnu en tant qu'écrivain. Donc, je suis en quelque sorte condamné"… Pourquoi n'a t-on pas insisté davantage sur sa peinture? Picasso par exemple était aussi poète, or lorsqu'on évoque cet artiste on fait très rarement allusion à sa poésie. On admet difficilement et je peux le comprendre qu'un peintre puisse être poète ou qu'un poète puisse aussi être peintre. Je trouve par exemple, les dessins de Victor Hugo sublimes mais c'est avant tout un poète et un écrivain. Donc dans l'esprit du public Buzzati c'est l'auteur du " Désert des tartares", du " K", des nouvelles fantastiques et ce n'est pas un peintre. C'est dommage car il me semble que les lecteurs de Buzzati ratent quelque chose. Il exprime son monde intérieur dans son écriture mais aussi dans sa peinture, notamment pour " Le désert des tartares". En couverture de mon livre, on peut voir le tableau qui s'y rapporte. Et quand on l'observe attentivement, l'on se rend compte très vite que c'est la figuration du roman… Il le dit : " Que je peigne ou que j'écrive, je poursuis toujours le même but qui est de raconter des histoires. "

Vous dites dans votre livre " Il ne faut pas placer Buzzati peintre derrière l'écrivain comme l'ont fait la plupart de ses contemporains car cela l'a fait souffrir"…

Je pense que sa vie se résume par un mot : le malentendu" de A à Z. C'est un peu terrible, mais c'est la réalité. Je crois qu'il aurait voulu être reconnu en tant que peintre. Il disait que l'écriture c'était son gagne-pain. Il était journaliste, il fallait qu'il écrive des articles. Après, il s'est mis à écrire des romans… On dit de lui qu'il était un des premiers post-modernes. Pourquoi? Parce qu'il a été un des premiers à mixer les genres. Il n'est pas resté figé dans son écriture et a toujours composé avec les médias que sont l'écriture, le dessin, la peinture. Dans 90% des cas et c'est ce qui fait sa complexité, il a accompagné ses toiles par des légendes. Et ce n'est pas simplement un titre, quatre mots, mais parfois une, deux, voir trois phrases qui vont avec l'image. On pourrait très bien regarder l'image peinte par Buzzati et s'en contenter. Mais selon moi c'est amputer une partie du mystère et de la poésie de cette représentation. Si on lit le texte, on s'aperçoit qu'il existe souvent une espèce de contradiction qui s'entrechoque avec l'image. Le " lecteur regardeur" est un peu désorienté mais cela s'estompe assez rapidement car il crée lui-même dans son cerveau une autre image plus riche en poésie qui se rajoute à la précédente. Dans mon ouvrage, j'analyse les légendes que Buzzati a voulu recherchées. Si l'on fait une analyse stylistique de plusieurs de ces légendes, on réalise qu'elles sont très bien construites avec toute une série de procédés rhétoriques, de métaphores etc. Donc si on ne leur prête pas attention, on perd une partie du message… Pour moi, son vrai travail de peintre ce sont les toiles qu'il a exposées dans les galeries de 1959 à 1970.

Pourriez-vous parler du lien entre les deux avec les similitudes et éventuellement les différences dans l'approche? Par exemple la montagne qui représentait pour lui une obsession.

Cela représentait sa vie personnelle. C'était un alpiniste chevronné. Il adorait la montagne et la considérait comme un élément naturel auquel l'homme doit s'affronter pour se réaliser. C'était sa façon de concevoir l''alpinisme. Il me semble d'ailleurs que ses tableaux traduisent davantage sa vie que ses écrits. On pourrait refaire le parcours de sa vie en suivant ses œuvres picturales même si elles se recoupent avec ses textes. Dans mon livre, lorsque j'analyse les légendes et les tableaux, souvent j'invite le lecteur à lire telle ou telle nouvelle où l'on trouve une explication de l'image. La différence vient du fait qu'avec l'image l'on voit tout de suite alors que le texte il faut le lire, s'en pénétrer. Dino Buzzati est quelqu'un de très pudique mais en même temps il se dévoile avec beaucoup de franchise. C'est un bourgeois à qui l'on peut reprocher de ne pas s'être fortement engagé en politique, mais il est d'une sincérité incroyable surtout dans sa peinture. Il règne, surtout, dans la deuxième partie de son parcours pictural une misogynie qui se devine de plus en plus. C'est une sorte de vengeance contre son mal-être vis à vis des femmes. Ce n'est pas un jeu, il le ressent ainsi car il a vécu des amours malheureuses en particulier pour une prostituée milanaise pour laquelle il s'est damné…

C'est à dire?

Il était prêt malgré l'opposition de sa famille à l'épouser. Son roman " Un amour" retrace cette rencontre, et il a proposé à cette femme de lui céder tous les droits du livre, ce qu'elle a refusé. La plupart des commentateurs disent qu'elle a eu tort. Le roman s'est très bien vendu et c'est un livre très important dans sa vie personnelle et littéraire.

Quelle place ont les femmes en général dans son œuvre picturale et littéraire?

Elles sont souvent présentes sous différentes formes. Dans "Le désert des tartares", la mère est là. Mise en scène également, une rencontre avec une jeune fille quand le lieutenant Drogo muni d'une permission retourne à la ville, quitte la forteresse. Il a des liens d'amitié très forts avec Marie et la séquence de leurs retrouvailles dans un salon, avec un divan, est formidable. On sent que le personnage (que l'on devine être Buzzati), est incapable d'avoir une relation avec cette femme. Il indique le cheminement du soleil sur le tapis, le soir arrive et il n'a pas su faire ou dire ce qu'il fallait. Il repartira donc vers la forteresse sans que rien ne se soit passé. Dans " le désert des tartares", c'est la seule présence féminine en dehors de celle de la mère qui a toujours été très forte. D'ailleurs sa relation avec les femmes s'est améliorée lorsqu'elle est décédée et il s'est marié un an après.

Dans ses peintures comment se manifestent-elles?

Dans la première partie, la femme est pratiquement absente. Après " Un amour", elle est souvent mise en scène mais de façon dramatique, presque tragique, sous la forme d'une femme qui subit des agressions. C'est assez violent et je pense qu'aujourd'hui il aurait du mal à passer dans certaines galeries. Ce n'est pas une image pour faire bien, et il d'ailleurs avoué à Yves Panafieu son biographe, quelques années avant son décès qu'il a traversé une période très misogyne. L'on peut donc se demander s'il ne s'est pas vengé de la souffrance qu'il a endurée avec les femmes.

Il ne savait pas trop s'y prendre avec elles!

Oui. Si l'on regarde un portrait de Buzzati, il a un air un peu sévère et il n'hésite pas à dire qu'il n'est pas beau, qu'il est affreux. Il avoue ne pas savoir communiquer, ne pas savoir parler aux femmes. On voit des hommes dans les années 50,60 qui étaient bien habillés, qui paraissaient bien dans leur peau et qui au final n'arrivaient pas à communiquer. Peut-être pour des raisons dues à leur enfance, leur entourage, leur caractère.

Vous dites dans votre livre que les visages féminins qu'il préférait étaient ceux de femmes représentées en tant que chattes!

Parmi les animaux, il avait des préférences notamment les chiens, le minotaure et puis les chattes; pas les chats. Il a réalisé plusieurs représentations de femmes ayant plutôt l'aspect de femmes alanguies sur des tapis. C'est aussi une petite vengeance.

Et dans ses nouvelles retrouve t-on aussi beaucoup d'animaux?

Oui, ils sont très présents. Avec " L'invasion de la Sicile par les ours", le " K" est un monstre marin. Dans " Bàrnabo des montagnes", le premier roman de Dino Buzzati paru en 1933, le protagoniste est un corbeau. Il y a aussi une nouvelle intitulée " Un corbeau au Vatican". Pour la petite anecdote, lorsqu'on lui a demandé quel animal il aurait voulu être, il a répondu un corbeau. De manière générale, ses récits sont remplis de créatures animales. Il existe une très belle nouvelle appelée " Le chien qui a vu Dieu". Même dans les titres les animaux apparaissent…

L'arbre représente quelque chose de très important dans son imaginaire et ceci depuis son enfance!

L'arbre est davantage présent dans sa peinture. C'est l'image de l'arbre essentiel parfois représenté sous la forme d'un arbre habité par des fantômes, des nains, des personnages mystérieux. et la nature a une grande place dans ses récits. Mais c'est souvent une nature ingrate, difficile, mythique, insolite, presque surréaliste.

Que ce soit sa peinture ou ses écrits, ils font naître un monde fantastique!

Oui. Pratiquement toute sa littérature est basée sur le fantastique hormis " Un amour", œuvre très réaliste…

Le thème de la fin du monde est bien là aussi!

Oui, le thème du désastre qui selon moi est lié à l'angoisse du personnage. Il a régné dans les années de l'après-guerre, une grande peur que l'Italie se retrouve sous domination communiste et il a été très touché par cette réalité. Cette angoisse existe dans ses tableaux et est aussi omniprésente dans ses récits. Il crée lui-même cette peur, par le biais du récit fantastique. C'est un récit qui repose toujours sur une limite et l'on est toujours dans une frontière. Quand on est dans la fable, on accepte que les chiens parlent, mais si on est dans le réalisme, l'on sait que les chiens ne parlent pas. Mais si on se situe dans une sorte de ligne frontière où le chien ne parle pas mais où on a l'impression qu'il a un visage humain. Une chose de lui que j'ai particulièrement retenue c'est ce qui se passe dans " La forteresse". Quand les soldats reviennent d' un contrôle, d'une excursion militaire, ils doivent donner un mot de passe qui est " miracle, misère". Et bien c'est tout le résumé de l'esthétique de Buzzati. Je m'explique : je regarde cette paroisse, cette chaise et je prononce le mot miracle et puis d'un seul coup, je suis sur une ligne frontière et je transforme miracle en misère. Le réel a donc deux faces qui peuvent très rapidement basculer du miracle vers la misère. Dans ce même livre " La forteresse, se trouve un passage magnifique où le lieutenant hésite entre la vie militaire et la vie civile. A un moment donné, il est à la fenêtre, il ne sait pas ce qu'il va faire et puis il aperçoit une sentinelle qui passe, il entend le son de la trompette et cette forteresse misérable qu'il voulait quitter d'un seul coup le fait changer d'avis et il dit " je signe". Et elle devient miracle…

A la fin de sa vie , il abandonne les légendes!

Il est mort en 1972, et il a peint des tableaux complétés de légendes jusqu'en début 70. Puis vers la fin de sa vie, il produit encore quelques toiles mais sans légendes.

Buzzati classe le rythme parmi les phénomènes magiques de l'écriture ayant la même valeur que la rime dans la poésie. Que sait-on sur sa technique picturale?

Au début, il a créé lui-même ses propres couleurs comme à l'ancienne. Par exemple il a mis en place dans son tableau " Allons enfants de la Patrie" un jaune personnel. Après, il a fait comme tout le monde et s'est servi de peintures acryliques. Il a peint et dessiné sans chercher à s'intégrer dans une école. Il ne faut pas oublier qu'il peint à une époque où en Italie naît " l'art pauvre". Les artistes vont utiliser et recycler les déchets, un art très minimaliste. Il est en, pleine époque de l'art conceptuel, or lui raconte des histoires par écrit ou par le biais d'images…

Y avait-il d'autres écrivains peintres à son époque?

Il y en a eu un très célèbre Eugène Montale un poète prix Nobel de littérature en 1975, qui s'est essayé à la peinture. Mais il faisait partie de ces écrivains qui tentaient cela par passe-temps pour voir ce que ça pouvait donner. Mais il n'avait pas de réel concurrent, c'est un peu le précurseur. Je ne connais pas, je le dis sans flagornerie, de peintre qui ait à ce point associé l'image au texte…

Où peut-on voir ses œuvres?

Malheureusement, elles sont un peu dispersées, et il n'a quand même pas une très grande production. Environ 350 tableaux. Il en a vendu, la famille en possède, j'en ai vu chez une petite nièce à Belluno. Certains musées possèdent quelques-unes de ses toiles, et puis ensuite c'est le public, collectionneurs, acheteurs

Ses œuvres sont-elles destinées à toutes les bourses?

En tout cas en ce qui me concerne, j'ai pu acheter à Milan le tableau relié au " Désert des Tartares". J'ai vu qu'il était en vente, et je me suis dit " j'y vais pour voir" mais il va sans doute coûter un prix faramineux dans les 40.000 euros, une somme qui ne correspond pas à mon budget. Or à ma grande surprise, il était à 3900 euros et personne n'a bougé. Je m'étais fixé la barre de 5000 euros et j'ai décroché le tableau… J'étais très content mais cela m'a paru bizarre. Par la suite, j'ai rencontré Lorenzo Vigano' journaliste au Corriere della sera qui représente les héritiers de la famille Buzzati. Il m'a avoué que lui aussi est passionné par les tableaux de Buzzati et il ne sait pas non plus, pourquoi celle-ci ne décolle pas. J'ai envoyé un petit texte de présentation de mon livre à toutes les associations Dante Alighieri regroupées au niveau mondial à Rome et qui défendent la culture italienne. Et sur une dizaine au moins 3 m'ont dit qu'elles étaient fortement intéressées car elles ne connaissaient pas Buzzati en tant que peintre. i

Vous personnellement préférez-vous ses tableaux ou ses écrits?

Ah question un peu piège! J'aime beaucoup ses images car elles ont l'avantage que l'on peut y mettre ce que l'on veut même avec la légende. Et puis on peut créer de nouvelles images avec l'image de départ. Alors que le texte nous oblige à suivre une histoire. En plus avec les nouvelles de Buzzati si vous n'arrivez pas à la fin vous ne comprenez rien. Il faut attendre la fin pour avoir le résultat.

Pourriez-vous évoquer un tableau et une légende qui vous ont particulièrement touchés?…

Celle dont je vais parler est une image intéressante et troublante à la fois avec comme titre " Chute de neige". On a du mal à imaginer le rapport entre le titre et le sujet du tableau. C'est une femme nue, sorte de prostituée le doigt dans la bouche. En plus, je ne m'en suis pas aperçu tout de suite, elle porte un gant sado-maso. Pourquoi chute de neige? Voici le texte : " C'était un soir à l'approche de Noël, dans les immeubles très hauts, dans les tours, dans les châteaux de la ville, les gens calfeutrés dans leur vie intime, Dieu quel hiver, un petit drink trésor? Allez Antonella c'est l'heure d'aller au dodo et alors elle dans la grande rue déserte". J'en ai presque les larmes aux yeux, voyez quand je lis cela par rapport au tableau qui m'a beaucoup touché. On s'aperçoit que ce n'est pas une femme, c'est une image, une transfiguration. Elle n'existe pas cette prostituée dans la rue, c'est lui qui l'imagine…

tophaut de page