Philippe Mengue par Agnès Figueras-Lenattier, le 3 mars 2019
Vous avez écrit un livre intitulé "Marcher, courir, nager, le corps en fuite" où vous faites la différence entre les sports de glisse et les sports plus anciens. Pourriez-vous expliquer ?
Les sports de glisse sont des sports dans lesquels l'activité s'insère dans une énergie préalable. Les sports opposés sont surtout production de force, de puissance à partir du corps propre. L'exemple même c'est le lancer du javelot, du poids, là où l'on trouve une force du corps que l'on déclenche instantanément. Pour les sports de glisse comme le bateau à voile, l'aéroplane,, on se sert du vent. On est porté par les énergies, les puissances de la nature. Le ski se situe plutôt de ce côté là, car on utilise la force de gravité donné par la montagne, et ensuite on fait des esquisses sur la neige, la pente.
Les sports de glisse s'incorporent avec la nature !
Ce sont des sports post modernes où la domination de la nature et la rivalité en force ne sont plus l'objectif premier. Il s'agit plutôt de se réconcilier, de s'insérer. C'est donc très écologique…
Et le tennis où le situez-vous ?
C'est difficile à caractériser par rapport à cette grande distinction que j'ai faite dans ce livre. On frappe, on donne des coups, on envoie une balle. Ce qui me fascine dans le tennis ce sont les grands et beaux coups. Un ace au service lorsque le joueur en face se déplace sans toucher la balle, c'est très beau. De même pour un passing; un smash bien ajusté puissant et bien placé..
Donc des coups qui laissent l'adversaire sur place !
C'est un jeu où l'on envoie la balle et il faut la retourner. Si l'on n'y parvient pas ou si l'on retourne en faisant une faute c'est la fin et l'on perd. Avec un coup magique comme ceux que j'ai cités, l'adversaire ne peut renvoyer la balle. C'est fantastique.
Si vous deviez écrire un livre sur le tennis quels aspects chercheriez-vous à dégager ?
Ce serait d'essayer de comprendre le sens de ce qui se passe dans le corps et dans la tête de celui qui joue au tennis. Taper dans une balle qu'est-ce qu'on en a à faire finalement? J'ai joué moi-même beaucoup, me suis passionné, et j'ai pratiqué ce sport avec beaucoup d'amour. C'est marrant quand même de taper dans une balle. Sur le plan sociologique, c'est vrai que c'est une activité que l'on peut caractériser comme étant plutôt de la haute bourgeoisie ou de la bourgeoisie moyenne même si ce sport s'est beaucoup popularisé à partir du phénomène Noah et même un peu avant. Le tennis dans la manière de compter les points avec toutes ses règles apparaît en même temps que le développement du capitalisme industriel. Un peu comme quand vous êtes à la banque. On vous envoie de l'argent, vous faites un crédit, un emprunt et il faut pouvoir le retourner. Le tennis c'est la même chose; c'est un envoi, un don de la part de l'adversaire. Il faut pouvoir rendre la pareille, et si on n'y arrive pas on est en dette. Thomas Hobbes ce philosophe anglais auteur du célèbre "Léviathan" était paraît-il un bon joueur de tennis. Or c'est le philosophe du libéralisme naissant, du libéralisme politique. Le tennis incarne l'histoire d'un contrat de droits que l'on échange, que l'on se rend. Le tennis fait partie de ce processus; on compte point par point et l'on est dans la comptabilité. C'est étrange la manière de compter et en même temps c'est génial d'avoir inventé un tel mode de régulation. C'est intéressant car l'on ne cumule pas de points. A chaque fois on recommence à zéro. Même si l'on a fait 16 coups gagnants, l' on est obligé d'en faire abstraction et il faut gagner le jeu. Pareil avec les sets. Vous avez gagné un set, et il faut en remporter un second . Tout est remis en cause et c'est donc un sport plein d'imprévus, de retournements. Pas besoin d'ailleurs de regarder les grandes parties à la télévision pour trouver de l'intérêt. Les petites parties dans les clubs de province entre petits ou moyens joueurs sont souvent de très belles parties, absolument passionnantes avec des renversements, des types qui s'accrochent et donnent tout ce qu'ils ont… C'est beau de voir quelqu'un réussir à se dominer et le plus dur c'est de triompher. Au tennis, tant que l'on n'a pas acquis le dernier point, on n'a pas gagné la partie. Le jeu peut à un moment donné s'effriter et l'on se demande alors comment l'on va faire pour s'en sortir. Ce qui ne veut pas dire forcément que l'on va perdre car il peut arriver la même chose à l'adversaire. Il faut être patient et attendre que l'autre s'embrouille. Même si l'on a une certaine avance, on peut être victime de la peur de vaincre. Cela existe chez tous les joueurs même les plus grands champions. On est dans le côté dramatique, shakespearien du tennis avec le côté psychologique qui rentre en ligne de compte. Ce n'est pas un sport collectif, et ça c'est formidable. C'est un duel et c'est la raison pour laquelle on est dans l'individualisme libéral, dans une activité solitaire qui se bat contre des balles.
Quels beaux souvenirs gardez-vous de ce jeu ?
Je me rappelle quand j'étais enfant, ado. Au club de Chartres il y avait un petit chalet en bois avec une odeur spéciale. On pouvait voir de la publicité pour les balles Slazenger avec lesquelles on jouait. Sur cette publicité, Ken Rosewall était en train de faire une volée de revers. C'est un mouvement magnifique. Il était en extension et mes camarades et moi on était en admiration devant la beauté de ce coup. Et puis devant l'intelligence qui se dégageait du visage de ce joueur.
Vous êtes sensible à l'esthétique de ce sport !
Oui avec ce sol rouge, ces lignes blanches bien faites et puis à mon époque les vêtements blancs.
Vous regrettez cette époque !
Oui un peu. Un monde où les gens étaient polis, avaient le sens du fair-play. Quand il y a avait une balle douteuse, on ne discutait pas, on remettait juste deux balles. Et après une défaite si l'on avait perdu l'on était capable de reconnaître que l'autre avait bien joué ou inversement. Cette élégance faisait partie d'un climat socio-culturel très agréable. Maintenant quand je vois certains matches de province ce n'est plus la même mentalité.
Pensez-vous que le fait que vous soyez sportif ait joué dans votre style d'écriture ?
Oui peut-être dans le sens où mes livres comportent engouements et envolées qu'il faut d'ailleurs que je modère. Dans la philosophie c'est surtout un travail de concepts et de leur rapport. Il ne faut pas trop déborder et se noyer dans une sorte de lyrisme, ou autres.
Qu'est-ce que le sport vous a apporté dans votre vie de philosophe ?
Le sport m'a permis de me concentrer et de me donner une ligne dans la vie. C'est important pour ne pas partir dans la drogue, la boisson, les fêtes permanentes. On a un corps à entretenir et lorsque l'on joue au tennis, on ne se perd pas trop dans ce genre d'activités. Quand on est sportif, il existe une rectitude de vie à avoir et ça préserve de pas mal de conneries par rapport aux mœurs ambiantes. J'ai beaucoup aimé le ski aussi, et puis j'ai beaucoup marché, nagé. Le sport est une partie de mon inspiration, et une dimension très importante de mon existence, de ma façon d'être au monde. De me rapporter à l'être sous l'angle du jeu, des corps en activité. On découvre des choses. C'est un autre monde que lorsque l' on est en réflexion, en train de lire ou d'écrire. Skier, marcher, courir, m'a apporté une communication avec la nature ou l'être divin et le tennis m'a apporté une insertion sociale. Dans les autres sports on se bat contre la nature, au tennis on se bat contre un autre homme. Cet espace social m'a permis de découvrir des choses très importantes, très intéressantes. J'ai fait partie du Tennis Club de Paris où j'ai lié des amitiés très sincères. J'aimais jouer, faire les mouvements, monter au filet et j'avais un bon service. Par contre, je n'avais aucun coup droit et monter au filet sur ce coup était problématique. Souvent je me ramassais de bons passings Je n'avais pas de coup qui mettait l'adversaire en difficulté. Mais j'avais trouvé une astuce à la fin, ce qui me permettait d'équilibrer les choses. Mon revers n'était pas très rapide mais assez long et il ne rebondissait pas. Cela me donnait le temps de monter, de coller au filet et comme la balle était basse, l'adversaire était obligé de la relever. Il suffisait alors que je me précipite un peu pour essayer de faire le point au filet. C'est de cette manière que j'ai bien progressé. L'amortie j'aime beaucoup en tant que spectateur et je m'étais entraîné à faire ce coup là. A la fin j'en usais beaucoup. En plus, c'est un très beau terme parce que la balle meurt. Dans amortie, il y a mort. Cela s'apparente à diminuer et atténuer la force d'un coup. Aller doucement, se livrer à une atténuation de l'autre. Ah que c'est beau!. Et c'est intelligent en plus…
Vous avez fait votre thèse sur Sade. Qu'est-ce qui vous captive chez lui ?
Ce qui m’a passionné est la position qu’il occupe dans l’espace de la philosophie des Lumières. Il s’en réclame d'un côté, et d'un autre il s’en démarque au point de la retourner, d’en montrer les dessous et les dangers. Il se situe à l’autre extrémité de Kant. C’est un grand joueur, un libertin et un provocateur à l’égard des conventions et des stéréotypes de son époque. Il ne s’est pas senti concerné par la morale, même républicaine qui se mettait en place. Mais, plus concrètement, il a inventé une logique de la jouissance, qui n’est pas le plaisir, qui est" au-delà ».. Cette jouissance en appelle à la complicité comme entente entre partenaires au delà de la morale comme du calcul des intérêts et du confort, du bien-être Une valeur suprême qui se met en place dans la France bourgeoise des « révolutionnaires » de 1789. Ainsi, il renouvelle la pensée du désir et du corps sexuel. Il a compris que le désir dans sa dimension sexuelle s’attache à des particularités singulières du corps (par exemple, gros cul, etc.) et que celles-ci constituent le point d’accrochage de la volonté de jouissance qui se sépare de " l’amour ». Ce sont des logiques incompatibles et séparées, incarnée pour la première par Juliette et pour la seconde par la vertueuse Justine. De plus, il a conçu son récit comme une "machine désirante » visant dans la complicité à arracher un plaisir de jouissance à son lecteur…C’est un écrivain merveilleux …Son sadisme ou son sado-masochisme ne représente pas l’essentiel et prend sa place dans la position que le libertin occupe devant le commandement de la jouissance venant de la Nature.
S'il avait joué au tennis il aurait fait de sacrées parties fines !
Ah oui, il lui aurait fallu quelques marquises pour faire des doubles mixtes…
Vous êtes un spécialiste du grand philosophe Gilles Deleuze. Il a écrit de très belles choses sur le tennis !
Oui, d'ailleurs il a joué jusqu'à l'âge de 14 ans, et faisait partie des petits espoirs français de l'époque. Il jouait très bien en tant que minime, et il avait pour entraîneur Jean Borotra qui faisait jouer les futurs espoirs. Après, il a arrêté estimant qu'il avait autre chose à faire. C'est son choix. Ce qui l'intéressait dans le tennis c'est le style, les paramètres variables qui interviennent dans le jeu. Il distingue et il a bien raison les joueurs de style aristocratique et les joueurs de type populaire. Pour lui, les aristocrates du tennis, ce sont ceux qui inventent des coups. C'est vrai qu'on peut relater l'histoire du tennis, son évolution par l'invention de coups nouveaux. Les services slicés par exemple qui partent complètement sur le côté, qui déplacent l'adversaire avec des angles courts juste derrière le filet. On ne servait pas comme ça à mon époque ou en tout cas c'était très rare. L'invention du lift avec Borg. Deleuze examine bien tout cela. Il oppose les joueurs laborieux aux aristocrates. Borg est un aristocrate qui s'est mis au service du peuple pour faire un tennis de masse. Cela ne veut pas dire que les aristocrates vont gagner nécessairement mais c'est plus beau à regarder. Plus beau que les joueurs laborieux qui ramassent tout, renvoient des balles très liftés, hautes et du fond du court. C'est soporifique, mais en même temps, ils gagnent souvent contre des joueurs beaucoup plus stylés, les grands. Deleuze examine le style créateur qui invente des coups. Il dit qu'un des secrets du tennis c'est de coupler la finesse, le toucher de la balle avec la raquette, les mouvements des bras et en même temps la puissance. Ce n'est pas commode car le fait de coupler puissance, rapidité, tact, finesse et toucher est souvent en opposition. Deleuze affirme que le plus beau chez Mac Enroe c'est qu'il ne frappe pas la balle, il la pose. Il dit aussi que ce sont les Australiens qui ont inventé le revers à deux mains. Il se demande quel est le rapport entre le revers à deux mains et l'Australie. C'est de l'ironie bien sûr, mais néanmoins cela entraîne des questions. Il parle de la manière dont un certain joueur a systématisé le retour de service dans les pieds du serveur qui monte au filet. C'est vrai que pour le grand public qui ne joue pas ce petit coup mou dans les pieds n'a l'air de rien. Mais en fait c'est génial car c'est difficile à jouer. Le serveur qui était en position de puissance après avoir effectué un très bon service se retrouve à se demander comment il va faire pour ne pas prendre trop d'angle et pour ne pas sortir la balle. C'est l' invention d'un coup nouveau…
Avez-vous des projets d'écriture ?
Je viens de terminer un roman philosophique, genre qui selon moi n'existe plus. Or au XVIIIè siècle, on en trouvait beaucoup : "Les lettres persanes de Montesquieu", "La Nouvelle Héloïse" de Rousseau et autres. Ce sont des lettres, des dissertations de 800 pages sur le pouvoir politique, la vertu, l'existence de Dieu, le mariage, les femmes, où il règne à la fois du suspens, une intrigue et en même temps une réflexion adressée à un public large et cultivé. Je me suis lancé là-dedans pour dire les choses de façon argumentée, tout en faisant entrer une trame romanesque qui d'ailleurs je l'avoue n'est pas très travaillée. Ce roman vaut ce qu'il vaut, mais j'ai eu un plaisir extrême à l'écrire. et j'y ai trouvé un souffle. Je suis en accord avec une maison d'édition, et ce livre sortira normalement soit cet été, soit à la rentrée…