Marc Lévêque par Agnès Figueras-Lenattier, le 4 janvier 2019
Vous avez commencé votre métier de psychologue du sport à l'INSEP (Institut national du sport, de l'expertise et de la performance) dans les années 80. Pourriez-vous raconter comment cela se passait à l'époque?
A l'époque, des mythes traversaient le sport de haut niveau français avec un système se basant sur les pays socialistes, communistes. Détection de talents précoces, entraînement intensif précoce et orientation plus ou moins dirigée. On faisait entrer des enfants à 9, 10 ans à l'INSEP. Parfois, certains venaient des Dom, TOM et ne voyaient plus leurs parents pendant 6 mois ou 1 an. C'était catastrophique, puis par la suite le modèle s'est un peu fluidifié, est devenu moins sévère. Des préoccupations plus humanistes sont apparues. Une formation des athlètes destinée à leur reconversion fut alors mise en place. Les jeunes qui arrivaient étaient un peu plus âgés et un parcours plus humain a pris le relais même si le parcours d'un sportif de haut niveau se situe en marge de la société.
Aviez-vous des contacts avec les parents?
Pratiquement pas. Et puis on ne se posait pas ce type de questions. Les seuls qui s'en préoccupaient c'était les 2,3 psychologues présents. Je me souviens avoir écrit à l'époque un article où je disais que les athlètes vivaient dans " des prisons dorées". Si le directeur de l'INSEP était tombé là-dessus, j'aurais été vidé au quart de tour. L'on croyait à une logique , celle des pays de l'Est, dont les résultats étaient brillants. Ces pays n'étaient pas loin de chez nous, et les entraîneurs français allaient se former ou s'informer là-bas. A l'époque, on ne savait pas qu'ils se dopaient comme des malades. On était juste admiratifs.
Comment s'est opéré le changement vers plus d'humanité?
Les entraîneurs, les éducateurs , les professeurs d'éducation physique, même les administratifs du sport ont peu à peu pris conscience des limites de ce modèle, et qu'il n'était pas adapté à nos valeurs, notre histoire et à notre réalité sociale. Petit à petit, une conception plus humaine s'est développée..
Par la suite, les parents furent-ils davantage présents?
Toutes sortes de parents existent. Certains se foutent complètement de leurs gamins, qui laissent faire et c'est le monde sportif qui devient le tuteur du gamin. Vous avez des parents avertis plus pédagogues, plus lucides qui vont accompagner intelligemment une carrière, et ne pas attendre des résultats trop rapidement. Ils vont penser à la formation post-carrière, au métier futur. Cela concerne des individus de toute condition sociale et l'on ne peut pas faire de distinction à ce niveau là. Et puis des parents atteints du syndrome de réussite par procuration. Qui veulent réussir leur vie à travers la réussite de leur gamin. Ils peuvent devenir de vrais tortionnaires avec leur gamin. Ils vont le punir quand ils ont fait un mauvais résultat, le surentraîner à la maison, le priver de ceci ou cela sous prétexte que cela favorise la réussite sportive. L'enfant sent que s'il n'accomplit pas le projet que les parents lui imposent, il ne sera plus digne d'eux et perdra leur amour. Pour un gamin, cela représente le fond du tunnel.
Comment louvoyer avec tous ces éléments?
Ce n'est pas facile, car à présent, les athlètes de haut niveau vont en stage très jeunes, et ne sont jamais chez eux. Certaines fédérations se sont emparées du problème notamment la fédération française de tennis qui a été confrontée cruellement à ce problème des parents. Ces derniers sont souvent des abrutis finis qui veulent absolument que leur gamin réussisse à n'importe quel prix. De ce fait, la fédération organise des rencontres entre les parents dans les grands clubs ou dans des structures de manière à réguler en quelque sorte le fonctionnement des parents qui en tennis sont souvent intrusifs et pesants.
Qui sont les parents les meilleurs possible?
Ceux qui accompagnent le parcours, qui n'attendent pas de résultats immédiats, ne mettent pas en jeu leur amour du gamin à travers sa réussite. C'est aussi chose importante, un parent qui communique régulièrement avec l'entraîneur, le respecte, comprend son fonctionnement tout en faisant valoir les perspectives d'avenir du gamin. Que celui-ci puisse en même temps qu'il fait sa carrière préparer sa reconversion et éventuellement construire une vie privée, les entraîneurs pouvant être étouffants. IL existe de jolis exemples comme la maman de Teddy Riner qui soutient son fils, l'encourage , et qui n'a jamais abusé de sa position pour le solliciter exagérément. Et puis, il y a l'affreux comme le père d'Agassi qui maltraitait son fils. Je travaille d'ailleurs sur le livre d'Agassi " Open" avec mes étudiants sur ce syndrome de réussite par procuration. C'est de la maltraitance, de l'instrumentalisation de l'enfant au service du prestige du père.
C'est d'autant plus méritoire pour Agassi!
Ce qui est intéressant c'est de se poser la question de façon ouverte. Tout ceux qui s'interessent au tennis savent qu'Agassi a été le joueur le plus génial de sa génération avec un tennis merveilleux. On sait aussi qu'il a connu des périodes d'absence probablement dépressives. Ce qu'il faut se demander c'est quel est le prix à payer pour faire un champion. Est-ce que c'est possible dans une conjoncture normale? Ou est-ce qu'il faut aller presque au bout du bout pour qu'un talent s'exprime comme celui d'Agassi s'est exprimé? On a des exemples dans le monde de la musique d'un certain nombre de grands instrumentistes à qui on a imposé de faire de la musique plusieurs fois par jour alors qu'ils avaient 3,4 ans. Et ils sont devenus de merveilleux instrumentistes.
Cela me fait penser à l'entraineur de la patineuse Katarina Witt qui lorsqu'elle avait un mauvais résultat l'enfermait et la traitait de grosse truie!
Oui et à l'époque on était en Allemagne de l'Est…
Pour un parent comment décider si son enfant va devenir sportif de haut niveau?
C'est très compliqué, car de nos jours le haut niveau signifie prestige, argent. C'est un modèle social d'accomplissement, de réussite. Regardez comment on valorise MBape actuellement. C'est le 4ème français le plus aimé de la population française. Si le gamin a un vrai projet, s'il adore un sport, s'il a envie de s'investir c'est quand même une voie d'accomplissement qui est belle. Mais il faut que les parents gardent la tête froide, que l'encadrement n'exerce pas d'effets néfastes. Dans certains sports, des agents et des sponsors traînent qui sont plus ou moins véreux. L'entraîneur joue un rôle très important mais dans certains sports, ils changent tous les 6 mois et ont des exigences de rentabilité. Il n'existe pas de réponse générale, ni de modèle qui soit totalement satisfaisant.
C'est un choix délicat!
Il faut que ce soit le projet de l'enfant, que son projet soit intrinsèque, qu'il ait une vraie passion pour cette activité. Les parents doivent demeurer comme une présence affective, indispensable même quand le gamin grandit et qu'ils soient capables de réguler, d'intervenir avec toute personne encadrant le sportif. Il faut un accompagnement. Qu'est-ce que cela englobe? Dans les années 2005, 2010, l'INSEP a essayé de mettre en place un dispositif que l'on appelait "Projet de vie". Un dispositif intéressant qui vise à encadrer la carrière d'un athlète pendant la période intensive en ne le coupant pas du monde social, en essayant de préparer son avenir avec lui et de le rendre autonome et responsable de ce qu'il fait. Que le projet sportif ne soit pas simplement l'instrumentalisation d'un corps performant, ce qui était le cas dans les années 80.
La plupart des enfants partent de chez eux jeunes ce qui constitue une vie difficile pour l'enfant. Comment les parents doivent-ils agir avec lui?
Communiquer très fréquemment, ne pas l'abandonner à d'autres qui pourraient s'en servir. Communiquer avec l'encadrement, entretenir un soutien affectif dégagé des contraintes du résultat, être très chaleureux, accompagnant. Après, les athlètes adultes murissent aussi et ont les moyens de s'autonomiser, de ne pas se laisser piéger par telle ou telle chose. Ce qu'il faut comprendre c'est qu'ils vivent au sein d'un système très exigent, fermé et impitoyable. Dès l'instant où il n'y a plus de performance c'est le marché des transferts. " Tu sors de la structure, tu vas te refaire une santé, puis si cela ne va pas, dans 6 mois tu dégages.
Quelles sont les relations entre entraîneurs et parents?
Les entraîneurs se méfient des familles car elles sont souvent assez intrusives. Soit elles veulent mettre leur grain de sel, ce qui est le cas notamment en foot, basket. Le père a joué, prétend qu'il sait tout et il va casser les pieds à l'entraîneur aussi souvent que c'est possible. Les entraîneurs peuvent aussi en avoir assez de la mère qui vient aux entraînements et rétorque : "Vous lui faites faire des choses trop dures, il faudrait également qu'il fasse des études, le sport ce n'est pas un avenir. Donc, l'entraîneur n'est pas content car il ne peut pas travailler correctement. Les entraîneurs ont tendance à laisser les parents largement à la marge, donc on les voit peu.
Cela peut entraîner des dérives très graves comme la joueuse de tennis Isabelle Demongeot qui pendant des années s'est fait violer par son entraineur! Et dont les parents ne se sont doutés de rien
Effectivement, il ne faut pas que les parents fassent une confiance absolue à l'entraîneur abandonnant l'athlète au bon vouloir de l'entraîneur. Cela peut donner le surentraînement, l'esclavagisme; le viol. Le bouquet est édifiant. J'ai vu Isabelle Demongeot témoigner lors d'un congrès. Ce qu'elle a vécu est terrible. Il s'est produit sans doute une espèce d'abandon des parents de toute tutelle parentale sur leur fille. Les parents ne doivent pas être intrusifs dans le monde de l'entraînement, mais il faut qu'ils soient présents sur le plan affectif et éducatif. Ce n'est pas la planète du monde de tous les jours.
Il doit aussi y avoir parfois des conflits entre les parents et les fédérations!
Il y a eu des faits publics qui ont donné lieu à des articles dans la presse, des espèces de d'événements conflictuels. Par exemple des blessures graves de jeunes gymnastes entrainant l'arrêt immédiat de leur carrière. Les parents intentaient alors un procès contre la fédération en disant " Vous avez surentraîné ma gamine, vous l'avez abîmée" et la fédération en retour répondait " Ce n'est pas nous qui avons abîmé votre fille c'est vous parce que quand elle rentre d'un stage avec la Fédération, vous la surentraînez chez vous." La fédération se moque totalement qu' un athlète soit blessé. On a par exemple d'excellents résultats en judo mais à quel prix. Des cohortes de judokas arrêtent car ils ont l'épaule en vrac, le genou bousillé.
Lorsqu' un sportif de haut niveau arrête sa carrière brusquement à cause de blessures, il passe du statut de vedette à l'anonymat ce qui est très dur à vivre. Comment les parents doivent-ils agir avec le sportif?
Le gamin rentre chez lui, déprime, le parent fait ce qu'il peut mais le gamin on ne le connaît plus. Les parents peuvent essayer de réparer, de relancer la mécanique, de marquer un amour indéfectible, éventuellement d'aider le gamin à faire le point sur l'expérience traumatisante qu'il a vécue, avec un accompagnement psychologique. Des choses de ce style mais ce n'est pas facile et l'on n'a pas vraiment de données à ce sujet.
Si un gamin est malheureux à cause de défaites ou qu'il souffre d'être loin de ses parents, le parent le sent et peut souffrir aussi. Eventuellement il peut se faire aider par un psy!
Ìl peut mais c'est plutôt rare à mon avis. En tout cas, je n'en ai pas entendu parler. Mais vous avez raison, il faut voir les choses de façon très ouverte. Si le sportif souffre d'un désert affectif, le parent va peut-être essayer de mettre son nez là dedans parce que le gamin lui manque aussi. Il veut prouver quelque part qu'il s'en préoccupe. Maintenant comme ce milieu comprend des clés, des codes, des valeurs très particulières, les parents peuvent arriver là comme des éléphants dans un magasin de porcelaine. Et faire des trucs aberrants. Un parent qui gueule après son gamin pendant un match de foot ou de basket peut croire bien faire sauf que ça terrorise le gamin et que ça ne l'aide pas du tout. La plupart du temps, ce ne sont pas des salauds mais des gens qui aiment leurs enfants et qui peuvent commettre des impairs par maladresse ou méconnaissance des codes du milieu.
Quelles autres maladresses pouvez-vous citer?
Se mêler, donner des conseils inopportuns. Eventuellement imposer à la maison des régimes alimentaires farfelus ou ce genre de choses car ils en ont entendu parler. Plein d'aspects qui n'ont pas été évoquées avec les entraîneurs et qui peuvent être nocifs. Peut-être surentraîner. Dans certains sports où les parents ont été eux-mêmes sportifs, le surentraînement à la maison est bien connu surtout en gym. En tennis aussi. Ils n'ont pas le recul nécessaire et projettent leur propre expérience sur leur enfant.
Il faut aussi que les parents tiennent compte des réactions de leur enfant après une défaite!
Oui. Certains athlètes vont avoir besoin de se réfugier dans le cocon familial, d'autres vont trouver du réconfort avec l'entraîneur dans le débriefing de la performance. D'autres au contraire préfèreront être seuls. Le parent maladroit c'est celui qui va avoir une action parfois de bonne volonté, mais qui ne correspond pas aux besoins du gamin. Vous avez des sportifs qui en entretien vous disent "Si mon père est dans la tribune, je ne mets plus un pied devant l'autre, je suis terrorisé, je n'avance plus, j'ai peur." D'autres gamins de la même structure vont dire au contraire que la présence des parents les stimulent et qu'ils ne sont jamais plus en forme que dans ces conditions là. Le rôle du psychologue c'est de s'adapter aux différents cas et de ne pas avoir de clichés en tête.
Bien gérer son argent est également important. Borg par exemple a tout dilapidé et a été ruiné!
Là aussi les parents peuvent alerter et éduquer car le fait de gagner beaucoup d'argent peut faire perdre la tête. Il ne faut pas compter sur les agents et les sponsors ni sur les journalistes qui participent à l'instrumentalisation du sportif sur la place publique. J'ai vu fonctionner les journalistes aux JO de Séoul et de Barcelone et ce n'est pas joli. Peut-être que ca s'est un peu arrangé mais à l'époque c'était effrayant. Cet espèce de copinage malsain, que les journalistes entretiennent avec les athlètes, la drague, il y a vraiment de tout. Quant à l'entraîneur, ce n'est pas son rôle non plus. Donc les parents ne doivent pas laisser non plus de côté ce domaine là.
Le problème de la reconversion est également un problème très délicat!
Oui un sportif de haut niveau vit dans un monde à part pendant 10, 15 ans et le problème est de savoir comment revenir à une vie normale. Des études ont montré que ce n'est pas simple et qu'il existe une période de transition douloureuse avec un certain nombre d'athlètes qui tombent dans des addictions car c'est le grand vide derrière. Ils sont désemparés et compensent de diverses manières. Un point qu'il faut examiner de près et que la fédération occulte complètement c'est la façon dont une carrière de haut niveau abîme le corps. Des études ont montré que les sportifs vieillissent mal, ont un corps très abîmé, douloureux, plein d'arthrose. Ils ont bouffé des anti-inflammatoires et des sédatifs car ils avaient mal partout pendant leur carrière. Ils ont des problèmes digestifs aussi, bref leur vieillesse ne se passe pas toujours très bien.
Sans compter le dopage qui ne fait rien pour arranger les choses!
Vous avez des parents qui dopent leur enfant, il faut le savoir. Tout ce qui est récupération, hygiène de vie, alimentation, les parents peuvent faire tout et n'importe quoi sans forcément être des salauds sur le plan du dopage. Mais c'est n'est pas très fréquent quand même car pour doper quelqu'un il faut s'y connaître.
Peut-on à l'heure actuelle réussir au plus haut niveau sans être dopé?
Je n'ai pas trop travaillé là-dessus, je préfère ne pas répondre.
Revenons à la reconversion du sportif de haut niveau!
Le système sportif s'en occupe relativement mieux qu'avant, car maintenant les sportifs bénéficient de formation aménagée pendant leur carrière. Ils doivent passer leur bac, c'est une obligation légale dans tous les centres de formation. Après, il existe des aménagements d'étude. Par exemple à l'INSEP, ils doivent préparer pas mal de diplômes. Des enseignants viennent sur place, les cours sont étalés. Au lieu de faire un cursus en deux ans, ils le font en 4 ans mais ils le font. Dans le secteur où je travaille en staps, on aménage les études des athlètes de haut niveau avec beaucoup de bienveillance et de souplesse.
Donc les parents n'ont pas grand chose à faire!
Oh si, ils doivent maintenir une expérience de ce côté la. Rappeler que la carrière sportive ne va pas durer toute la vie et que même si de l'argent est capitalisé, il y aura un après et il faudra s'occuper, s'épanouir.
Après une carrière, peuvent survenir des dépressions et les parents ne savent pas toujours comment agir!
C'est vrai. On pourrait aussi imaginer dans un monde parfait, de former les parents, de les alerter ou de les faire réfléchir sur la manière d'accompagner la fin de carrière. A ma connaissance cela n'existe pas. Les parents sont notamment victimes de la médiatisation du sport de haut niveau . Regardez une émission comme Stade 2 qui était à l'époque encore regardable. C'est devenu une émission totalement pourrie, une émission sport spectacle qui donne aux parents une vision complètement fausse du sport de haut niveau. Ce ne sont pas les paillettes, la frime, mais un boulot infiniment difficile pendant 15 ans de sa vie dans l'incertitude avec une vie monacale. Il faut que les parents se désintoxiquent de ce modèle, et ce n'est pas facile car toutes ces émissions montrent un monde artificiel. Emmanuel Macron les reçoit à l'Elysée, tout le monde il est beau, il est gentil mais ce n'est pas ça. C'est un monde de labeur, de souffrance, un monde de l'extrême. Le problème c'est que les parents rêvent avec leurs enfants d'une réussite sportive. Aujourd'hui, cela apparaît comme un monde exemplaire de la réussite sauf que 90 gamins restent à la porte, 3 sur le podium et 5,6 dans la zone intermédiaire…