Le coureur et son ombre par Agnès Figueras-Lenattier, le 30 août 2017
photo: Crédit Claire Moliterni
Vous avez été coureur amateur 1ère catégorie", puis "amateur élite" pendant 10 ans à plein temps. Quelle était la différence avec un professionnel à part le côté financier?
C'est essentiellement cet aspect là. J'ai d'abord passé mon bac selon le désir de mes parents, et me suis ensuite inscrit un peu au hasard en faculté d'histoire, tout en ayant déjà un peu en tête d'être coureur. J'y suis allé les trois premiers mois, mais ça m'effrayait un peu. Les gens dans le métro me démoralisaient. J'ai préféré faire du vélo. Comme j'ai gagné toutes les premières courses de l'année, cela m'a permis de franchir toutes les catégories de niveau et de devenir un "amateur 1ère catégorie", appelé par la suite "amateur élite". Je n'ai pas participé au Tour de France, ni aux plus grandes courses mondiales. J'avais le niveau juste en dessous. Et puis je n'ai jamais eu de contrat. C'était une époque où il y avait peu de coureurs pro qui passaient en France. On manquait d'équipe...
Arriviez-vous à en vivre quelque peu?
Oui. Je vivais à peu près bien le printemps et l'été et beaucoup moins bien l'hiver. Je faisais de petits boulots en plus, et ma compagne de l'époque avait un emploi. C'était un peu la vie de bohème; ce n'était pas très sécurisant.
Vous avez commencé à 13 ans, et à ce moment là, votre vélo couchait dans votre chambre. Qu'est-ce que cette activité représentait alors pour vous ?
Trois raisons me poussaient vers le vélo. Tout d'abord, j'étais très attaché à mon parrain toujours en vie qui roulait à vélo depuis toujours sans jamais avoir fait de compétition. C'était une sorte d'esthète solitaire qui dessinait, peignait, sculptait. Il était totalement fanatique d'Eddie Merckx que j'ai pu lui présenter. Il a gardé et encadré une petite bouteille dans laquelle ce cycliste avait bu... Ensuite, le vélo représentait déjà pour moi quelque chose d'esthétique. L'objet me paraissait très beau et depuis tout petit, le vélo de course me fascinait. Le cliquetis des billes, la finesse des roues. Egalement, la façon dont les roues accrochent le soleil, la lumière. La mécanique du vélo me plaisait beaucoup et les lignes en général. Je crois en outre, que les jambes des coureurs subjuguent les enfants. Ces jambes un peu, un peu trop musclées, un peu bizarres, veineuses. Ca m'avait sans doute accroché. Enfin, la troisième raison vient du fait que je n'étais pas un enfant très sportif, ni très bien dans sa peau. J'ai fait un peu de judo, du karaté, du foot comme tout le monde, mais je n'étais pas très sûr de moi, ni très à mon aise. Monter à vélo m'a rassuré, et signifiait comme une sorte de sensualité, tellement ce que l'on appelle la sensorialité dans le sport contenait de la finesse. J'ai senti que je possédais des forces, que j'étais plutôt bon. Cela a complété mon corps.
Vous étiez terrorisé à l'idée de vous faire une place dans la société. Pouvez-vous expliquer en quelques mots?
J'avais une certaine admiration pour mon père qui venait d'un milieu modeste. Il était bon élève, mais cela ne l'a pas empêché de se retrouver à l'usine chez Renault à 14 ans. Puis de passer son bac tout seul par le biais des cours du soir, de devenir éducateur spécialisé, et de faire de la politique. Il a également fait des chansons, enregistré des disques. C'est un peu difficile à dire, mais je crois qu'il existait comme une impossibilité de le concurrencer sur certains terrains. Notamment celui de la culture. C'est à dire faire valoir que l'on lit, que l'on a lu, que l'on sait des choses. On admirait beaucoup mon père qui citait toujours comme référence " L'histoire de la folie" de Michel Foucault, et pour moi, il n'était pas question d'être plus brillant que lui sur certains plans. C'était un peu inconscient, et cette réalité m'a poussé vers le cyclisme. Une voie qui ne me mettait pas en position de le concurrencer. Je pense que je suis retourné aux racines sacrées de la famille. La course cycliste est éminemment populaire. C'est une histoire de muscles et de force de travail, de choses de ce style.
Vous affirmez que les cyclistes sont très intelligents!...
Quand je dis que les coureurs sont les plus intelligents de la terre, plus que ceux qui lisent, il règne une petite forme de provocation et d'ironie. En effet, l'année précédent ma carière dans le vélo, on m'a conseillé de faire hypocagne. Non seulement, je n'ai pas fait d'études, mais j'ai choisi le vélo directement. Je suis arrivé dans le peloton cycliste avec un petit sentiment de supériorité. Celui qui lit et qui a compris plus de choses que les autres. Or non seulement je n'avais pas compris plus que les autres, mais même plutôt moins d'une certaine manière. Aujourd'hui, le cyclisme recrute davantage dans les classes moyennes. Mais à l'époque, j'ai eu affaire à pas mal de paysans pour qui un sou est un sou. Ils étaient là pour gagner des prix, pour améliorer leur fin de mois. Ils savaient ce qu'ils voulaient et étaient capables d'être très malins. Pour ma part, j'étais surtout là pour m'époumoner, endurer et souffrir. Au fond, je me suis longtemps privé de toutes les ruses de la course qui fait l'épaisseur et l'intérêt de ce sport.
Peu importe que vous gagniez ou pas, en fait!...
C'était un peu ça. Comme une forme de chrétienté faite pour mériter ou expier je ne sais quoi. Il y a de quoi se faire du mal. Evidemment tous ces coureurs ne sont pas ce que l'on appelle des intellectuels, mais leur intelligence pratique m'a fait découvrir un certain univers. J'ai appris à vivre à vélo, et j'ai connu quelque chose que je n'aurais pas goûté autrement.
C'est à dire?
Déjà le vélo m'a donné un corps qui représente la première manifestation de l'altérité dans notre existence. On s'y fonde, il nous fonde. Or en même temps, la première chose qui vous contredit et qui existe indépendamment de votre volonté, c'est quand même le corps. Le vélo m'a donné un corps plutôt rassurant, et jusqu'à preuve du contraire, j'entretiens un rapport stable et fiable avec lui. Jusqu'au jour où je serai malade comme tout le monde. D'abord, j'avais beaucoup de choses à régler en terme de complexe, d'incertitude. Ainsi, j'ai appris à maîtriser mon énergie, et à me débrouiller avec mon angoisse. J'étais très mauvais dormeur, insomniaque, ce qui est problématique pour un sportif de haut niveau. Et j'ai appris à juguler l'angoisse en me rassurant à partir de la présence de mon corps. Parfois des veilles de course, je ne dormais pas à 3,4 h du matin. Je me disais que ça n'allait pas marcher, et d'un autre côté je pensais que l'on ne meurt pas de ce symptôme. "Rien ne peut arriver me disais-je, demain tu seras sur ton vélo, tu vas faire les 180 km, il va faire chaud, ou pleuvoir, ou faire froid. De toute façon, tu peux accomplir quelque chose". Lorsque l'on évoque le vélo, on parle d'artifice, de tricherie et de dopage, des questions valables d'un certain point de vue. Mais il existe dans l'effort à vélo, une sorte de nudité. Quelque chose à quoi on ne peut échapper. Le fait d'être complètement assigné à son corps, au bout du compte c'est rassurant. En effet, au bout d'un moment on ne prend que ce à quoi on voudrait échapper. Il existe des inquiétudes qui n'ont pas lieu d'être. Comprendre ceci m'a pris des années.
Êtes-vous toujours insomniaque?
Moins. Je vais vous avouer une chose étonnante. Ce qui a provoqué une grande rupture dans ma vie d'insomniaque c'est la consommation d'amphétamines pendant deux ans. J'ai tellement peu dormi, que depuis je dors à peu près bien.
Quand avez-vous consommé des amphétamines?
Curieusement seulement tout à la fin de ma carrière. Ayant fait du vélo à plein temps pendant 10 ans, j'ai caressé l'espoir pendant quelques années de devenir pro. Puis les 3,4 dernières années, il était évident que je ne le serai jamais. Et je me sentais un peu coincé. J'avais plaqué mes études et manquais de projets. Je me rendais bien compte que le milieu professionnel ne vous attend pas. Je continuais à courir car je ne savais pas quoi faire d'autre, et parce que j'avais du mal à m'en passer. Mais j'étais un peu dépressif. J'ai arrêté le 15 août 1996. Je me suis réveillé et j'ai compris que c'était fini. J'avais commencé à prendre un peu d'amphétamines depuis 2,3 mois. J'entendais parler de ce que l'on appelle le pot belge. Ce sont de petits flacons fabriqués on ne sait trop où qui contiennent principalement des amphétamines, des alcaloïdes, de la caféine, peut-être des antalgiques. On prend un peu dans le flacon et on s'injecte la quantité que l'on veut. Un jour, j'ai fait une couse où je me suis fait embaucher par une autre équipe. Pour la dernière étape, l'équipe du coureur en tête du classement général, a besoin que cela roule vite toute la journée. Ceci pour éviter qu'il y ait trop d'attaque, afin de contrôler la course et d'assurer la victoire. Puis elle recrute 1 ou 2 coureurs supplémentaires pour aider. Ca se fait évidemment off et on propose une somme d'argent. J'ai fait cela toute la journée avec un collègue de club. On a roulé vraiment très vite, j'étais en très bonne forme. A 20 km de l'arrivée, la vitesse avait encore augmenté. J'avais du mal à assurer le boulot que j'étais censé faire, mais je l'ai fait. Après la course, on a partagé les sous et l'un de mes interlocuteurs m'a dit " Comment ça Olivier tu n'as pas pris d'amphétamines, t'es con ou quoi. Tout le monde y avait eu recours. Quelques jours après, un copain est venu chez moi, on devait aller s'entraîner ensemble, et il m'en a proposé. J'en ai pris un peu pour les quelques courses qui me rataient. Ca a duré à peu près 3 mois.
Et c'est tout?
Non. Par la suite, j'ai eu une très mauvaise période, et je suis tombé dedans petit à petit dans l'année qui a suivi. Les amphétamines quand ça va bien on va encore mieux, et quand ça va mal, on va encore plus mal. Physiquement et moralement. J'ai continué à faire du vélo pour aller travailler. J'en faisais un peu n'importe comment et à tout bout de champ. A un moment donné, je suis tombé dans une consommation quotidienne au rythme de 10 fois par jour. Cela m'aidait à supporter le désarroi dans lequel je vivais. J'avais passé ma vie pendant 10 ans à faire 20, 25h de sport par semaine et tout d'un coup manque de dépense physique. Je n'en pouvais plus, il fallait que je me sente. Je ne me consumais plus, il fallait que je me sente brûler, et les amphétamines pour ça c'est formidable. On a toujours froid ou chaud, on ne sent plus la fatigue, on est surexcité et très bavard. Je travaillais dans un magazine cycliste en tant que journaliste sportif, et j'étais le journaliste sportif le plus dopé de la terre. Il y en a beaucoup qui le font, y compris ceux qui font la morale à tout le monde. C'était une pratique très répandue dans le cyclisme et dans le milieu sportif en général. Y compris chez les stars de la télé. Jusqu'en 1998, le pot belge en prenait. C'est le scandale Festina qui a fait peur à tout le monde sur le plan policier.
Vous ne vous êtes pas dopé durant votre carrière. Pourquoi?
J'ai fait de petits essais, mais qui n'ont pas servi à grand chose. Globalement, je suis un coureur qui a fait sa carrière à l'eau. Je peux d'ailleurs dire que le discours anti-dopage dont on nous rebat les oreilles fonctionne aussi comme un piège pour les coureurs. Quelquefois ne pas se doper, ce qui a été le cas pour moi, était une façon de ne pas aller vérifier que je n'étais pas capable. C'était la réserve de prétexte en or. Je pouvais continuer à dire " Je fais 10ème, 15ème car les autres se dopent", ce qui n'était pas tout à fait faux. Mais c'était aussi une façon de poursuivre ce malentendu. En fait, je n'étais pas à l'aise dans cette vie là. J'étais assez doué, je crois que j'aurais pu faire une bonne petite carrière professionnelle, mais cela ne suffit pas...
A 35 ans, vous avez repris vos études de philo, vos 1ères amours!
Grâce à une relation de mon père, j'ai suivi une formation de philo à l'usage des soignants qui consistait en 20 semaines de cours à temps complet réparti sur 2 ans. Cela m'a permis d'obtenir un diplôme universitaire valable uniquement sur l'Université Paris XIII. J'ai pu ensuite me réinscrire en licence puis en maîtrise à Créteil. J'avais l'âge de mes profs, certains mêmes étaient plus jeunes que moi. Deux ou trois d'entre eux sont devenus des amis. On vivait ensemble, et j'ai eu le sentiment de revivre...
On peut dire que la philo vous a sauvé!
J'avais quand même une mauvaise image de moi et je me sentais orphelin de mes études. Pour le coup, cela me manquait physiquement. Pour moi tout est physique, et je ressentais quelque chose au ventre. Lorsque j'entendais mes profs, j'étais émerveillé. J'ai reçu cela comme un baume. Cela m'a vraiment fait du bien physiquement parlant d'entendre des gens s'exprimer dans un langage admirable. Pareil pour la lecture. Ca m'a sauvé la vie, et je n'ose pas imaginer ce que je serais devenu sans la philosophie.
C'est là que vous avez arrêté les amphétamines!
J'ai arrêté à la naissance de ma famille. Je n'avais pas totalement perdu les pédales, mais je voyais bien que je filais un très mauvais coton. Par ailleurs, cela me coûtait un fric fou. J'ai accumulé des dettes que j'ai mis des années à rembourser. Une sorte de crédit à 15 ou 16% pendant 10 ans. Je me suis fait quelques frayeurs...
Quand vous faisiez du vélo, lisiez-vous?
Très peu; j'avais quelques crises. Une année on s'est beaucoup moqué de moi. On m'a taquiné en 1993 année de la grande enquête dirigée par Pierre Bourdieu intitulée " Toute la misère du monde". Je lisais ce livre pendant que tout le monde jouait à la game boy.
Vous sentiez-vous seul dans le milieu du cyclisme
Oui et non. Je sentais bien que je n'étais pas à ma place. En fait, pour réussir à vélo, les jambes c'est très secondaire. Pour peu qu'elles fonctionnent, après on travaille et l'on arrive à ce que l'on veut. J'avais un bon corps, j'étais capable de souffrir mes 4 à 5 heures par jour à vélo et de faire de bonnes courses par ci par là. Mais on vit comme un coureur; on ne peut rien faire d'autre. On vit avec les coureurs, on prend le petit déjeuner ensemble, on monte dans la même voiture pour se rendre au départ de la course. On ne se consacre qu'au vélo. Et pour réussir, il faut s'épanouir dans cette vie là et se priver de tout le reste. Je ne voyais plus mes copains d'avant, je n'allais pas au cinéma ni aux expositions. Je pense aussi que je me trouvais dans une espèce d'enfermement volontaire.
Niveau sensations qu'est-ce que le cyclisme vous a apporté?
Il a développé le sentiment ou la sensation que mon intelligence s'enracine dans le physique. C'est pour cette raison que j'ai été si sensible à la lecture de Merleau-Ponty et de tout ce qu'il appelle la dimension subjective. L'intelligence ça se ressent aussi, c'est sensitif. Ce n'est pas seulement l'intellect, et c'est de ce point de vue là que je dis que les coureurs sont intelligents, en tout cas fins et délicats. Pour être un bon coureur, il faut non seulement de la force physique avec un corps produisant de l'énergie, mais il faut aussi une délicatesse posturale extrêmement ténue. Celle-ci est invisible de l'extérieur d'autant plus que ce que l'on voit c'est un corps entrainé à la machine qui paraît être à peu près toujours dans la même position. Mais dans cet espace là qui paraît fixe, il existe une affinité. C'est un espace, et les ajustements dont il faut être capable sont si délicats qu'on ne les voit pas de l'extérieur. Même de l'intérieur, je m'amuse à le dire, se loge quelque part dans le corps, un lieu où la posture s'adosse à la disposition de l'esprit. De ce point de vue là, il existe des coureurs meilleurs que d'autres. Mais on ne les présente jamais comme des gens intelligents, délicats et subtils. D'une part parce que dans notre culture, on assimile l'intelligence uniquement à l'intellect et d'autre part parce que les dépositaires de l'histoire de la course cycliste sont les journalistes et pas les coureurs.
Que voulez-vous dire par là?
Bien souvent, on se réjouit que les cyclistes ne soient pas capables d'aligner trois mots. Ainsi parle t-on pour eux et se fait-on une place en tant que commentateur indispensable etc.. Les journalistes ne sont pas tous malhonnêtes, et il en existe de très bons qui aiment beaucoup les coureurs. Mais il règne une certaine habitude qui est de parler à la place des cyclistes.
Vous écrivez dans votre livre : " Ce sont des danseurs, des écrivains, des ascètes tout ce que vous voulez mais pas des sportifs. Oubliez ça le sport. C'est à dire?
C'était une façon de me démarquer. Je voulais parler de l'art de pédaler, de la pratique de soi. A travers le vélo comme à travers la peinture, le violon, on peut chercher une façon artistique de s'améliorer soi-même. Je ne voulais par parler de Coubertin, des règles du sport, de l'éthique sportive. De toutes ces sornettes que l'on répète à longueur de temps et qui rendent le sport si peu intéressant au regard de bien des gens. De nombreux intellectuels s'intéressent au sport, mais il y en a aussi des tas qui le rejettent. Selon moi, cela tient à toute une façon caricaturale de commenter le sport. Le systématique, le lourd, le pénible. Je comprends les gens qui disent que jamais ils ne s'intéresseront au vélo...
D'ailleurs, dans votre livre, vous sublimez le vélo.
Oui, c'est une question d'intensité ou de présence à soi-même. Je voulais dire que même les coureurs que l'on prend pour des abrutis peuvent être considérés comme des artistes J'ai rencontré des gens que j'admire que l'on pourrait inviter à des dîners de cons si l'on voulait prendre cette attitude là. J'ai assez bien connu Richard Virenque qui à coup sûr n'est pas un homme brillant d'intelligence mais qui a été un très bon coureur.
Vous voulez dire que ce n'est pas Ionesco!
Effectivement. Mais ce n'est pas parce que l'on ne brille pas dans une conversation sur Kirkegaard que l'on n'est pas intelligent. J'ai eu affaire à lui, il était malin, doué, finaud. Il sentait bien la course et il était volontaire et courageux. Ce n'est pas n'importe qui. On est tous fait ainsi. Il y a certains côtés où l'on brille, et d'autres moins. Si l'on me demande de chanter, je suis nul. C'est désastreux. Or il y a sans doute quelque chose à sentir et à comprendre dans la façon de chanter. Mais je ne le saisis pas.
Continuez-vous à faire beaucoup de vélo?
Je le tiens à distance. Mais je ne peux pas m'en passer; je me sens mal sinon. Les trois mois où j'ai écrit mon livre, je n'ai pas roulé. J'avais l'impression de puer. Je ne vais jamais jusqu'à prendre beaucoup de poids, mais tout de suite je ne me sens pas bien. J'ai besoin de pédaler, mais en même temps, je fais attention. Quand je commence à rouler 2h, 2h30, j'ai envie d'en faire 3,4h, et je sais que je vais mettre un doigt dans l'engrenage. Or entre mes enfants, et le boulot qu'il va bien falloir trouver, mon temps va être réduit. Je fais attention à ce que cela ne me reprenne pas trop. De plus, ma priorité c'est quand même d'écrire. Mais j'ai envie de continuer à plaire à ma femme et de me sentir bien dans ma peau. Je mange bien, picole, mais ne fais jamais trois gueuletons de suite. En revanche, je n'ai plus cette obsession de la maigreur lorsque je comptais tout ce que je mangeais. Je m'appliquais à être le plus maigre possible. Je pesais 10 à 12 kg de moins qu'en ce moment. Je faisais disparaître la moitié d'un doigt entre mes côtes et l'on voyait les veines partout sur mon corps. C'est cela la représentation que les coureurs ont d'eux-mêmes...
Comment s'est passée l'écriture de votre livre? Est-ce que cela a été difficile?
Paradoxalement oui, mais cela n'a duré que trois mois. J'écris par saccades. J'ai le fantasme du type capable de s'organiser et d'écrire tous les matins de 9h à 12h, mais je suis incapable de m'y tenir. En outre, mon fils âgé de deux ans n'était pas gardé. Il était donc à la maison et c'était un peu compliqué.
L'écriture fut une épreuve comme le vélo!
Comme le vélo je ne sais pas, mais ce fut une épreuve. J'avais vraiment l'impression sans faire de manière que ce n'était pas bon. Je me doutais bien qu'il y avait de bonnes choses, mais je n'avais pas une vue d'ensemble très claire. Du reste, je l'ai complètement remanié au dernier moment, car les éléments étaient assez disparates. Je n'ai pas su me discipliner, même si j'en avais l'intention au départ. C'est quelque chose que j'avais déjà perçu avec les études de philo. Une espèce de double dimension qui fait que le jour où l'on a le temps, où l'on s'est organisé pour lire un texte difficile, on n'arrive à rien. Il est arrivé que j'ai des heures devant moi, et que je ne comprenne pas ce que je lisais ou mal. Je passais une soirée un peu frustrante car j'avais l'impression de ne pas avoir avancé. Or le lendemain matin j'étais pressé, devant emmener ma fille à l'école. Quand j'avais 5mn, je relisais une page et je comprenais tout. Il faut toujours viser la discipline, mais aussi accepter qu'il existe des moments où cela ne marche pas. C'est un parallèle valable avec l'effort physique. Certains jours on est en état de grâce même si c'est assez rare, et d'autres moments où l'on est spécialement laborieux, même si l'on s'est organisé pour être bon...
Vous dites avoir l'impression de jouer votre vie à chaque paragraphe!
Je me sens l'obligation de devoir être capable de rendre compte de chaque moment que j'écris. Je suis si peu sûr de moi, que je ne veux pas écrire des choses à la légère et que je ne saurais expliquer si l'on me pose des questions. Je suis assez attaché à la musique du langage, au rythme. J'aime bien que ce soit joli. Par ailleurs, j'ai le défaut de vouloir trop changer les choses. Comme je fais des efforts pour essayer de dire précisément ce que je veux dire, je crois que j'en mets trop dans la phrase. Je suis quand même assez tendu.
Il y a des mots assez savants!
Et encore j'en enlève. Mon éditrice en a retiré pas mal aussi. Mais je le fais en toute bonne foi. Ces mots m'épatent, me séduisent, alors je les utilise. A quoi cela sert-il d'aimer un mot si l'on ne peut pas s'en servir. Mais bien sûr, il ne faut pas que ce soit pédant. Mais j'ai plaisir à découvrir des mots.
Un esprit sain dans un corps sain c'est une formule qui doit vous parler!
Pour moi, séparer le corps de l'esprit, relève de lla faiblesse du langage. On ne sait pas en parler autrement que comme deux choses séparées. Mais dans la réalité, c'est vraiment une seule et même chose. En tout cas, cela puise à la même source. Je suis assez séduit par exemple par les philosophies que l'on dit monistes. Je me laisse assez entraîner de ce côté là. A mon avis, la réalité ultime est plutôt spirituelle que physique. La matière représente une histoire secondaire. Une chose qui m'offusque terriblement c'est cette manie de rabattre toujours le sujet sur le cerveau. Cela m'exaspère. Le cerveau a dit que, a besoin de se reposer.. Je suis toujours un peu surpris par les gens qui accordent plus de réalité à l'objet qu'ils ont sous les yeux qu'à eux-mêmes en regardant l'objet.
Pour finir que vous a réellement apporté le vélo d'un côté et la philo d'un autre?
Le vélo a représenté pour moi l'école de la poésie. Finalement, je ne sais pas si cela m'a apporté grand chose. Cela m'a pas mal bouleversé, et a constitué une façon de regarder autour de moi, de regarder le monde. Quant à la philosophie, elle m'a aidé à trouver la formule de toutes ces expériences émotives que j'ai faites à vélo. Et que j'aurais pu avoir d'une autre manière si j'avais fait de la musique ou n'importe quoi d'autre. Lorsque j'avais 25, 26 ans, j'ai revu un de mes camarades de lycée qui avait fait des études en bonne et due forme, qui travaillait dans la finance, et qui était autrement établi que moi. Il gagnait bien sa vie, mais en même temps j'ai compris que sa vie contenait une certaine forme de pauvreté. Et que la mienne d'une autre manière était riche car j'avais beaucoup de temps à perdre chaque jour. En dehors des heures d'entraînement et des courses, je pouvais regarder en l'air, traîner, avoir des conversations de comptoir avec mes camarades cyclistes. On passe des heures en voiture, on s'ennuie à l'hôtel, dans les bars. Quand une course vous fait dormir de nuit à Châteauroux dans un lycée agricole, le soir il faut s'occuper. On s'embête beaucoup, et ce fut une richesse pour moi. J'ai beaucoup remué ces émotions, et c'est cela que cette vie là m'a apporté...