Jacobo Machover par Agnes Figueras-Lenattier, le 25 novembre 2015
Récemment, vous avez sorti deux livres pratiquement en même temps. Une autobiographie romancée, et un essai intitulé "Cuba une utopie cauchemardesque". Cette synchronie était-elle volontaire?
Le temps d'écriture pour l'un et pour l'autre est différent. L'autobiographie, cela fait des années que je l'ai commencée. Je ne voulais pas la terminer, car je souhaitais finir sur une note d'espoir, en espérant que le castrisme s'achèverait. Mais constatant que le castrisme ne se termine pas, et que cela risque de durer encore très longtemps, je me suis décidé à finir ces espèces de mémoires romancés sur la question de l'exil. Tout en rendant hommage aux gens qui sont morts. A ceux qui sont encore vivants et qui m'aident dans mon parcours vital pour pouvoir exprimer ce que j'ai à dire. L'autre livre est davantage de circonstance. C'est un peu la suite de mon livre " Cuba, l'aveuglement coupable", qui évoquait les intellectuels de toutes nationalités, mais surtout français, qui ont applaudi aveuglément ce régime. Comme par exemple Jean-Paul Sartre. Et là, d'une certaine façon, je réitère.
Oui, mais avec des personnalités gravitant dans d'autres milieux.
Des gens beaucoup moins intelligents, mais qui n'en sont pas moins sur le devant de la scène. Comme ils représentent l'opinion publique, je m'en suis pris à eux. Et aux politiques. La couverture, où l'on voit François Hollande avec Fidel Castro lors de sa visite à La Havane, est assez parlante. Ils sont aussi ridicules l'un que l'autre, et en plus, ils sont complices. Sont présents aussi dans ce livre Laurent Fabius, Jean-Luc Mélenchon, Jack Lang, Danielle Mitterrand, Jean-Pierre Bel, l'ancien président socialiste du Sénat à l'origine de la rencontre entre Fidel Castro et François Hollande. Et puis des tas de "people". La surprise c'est Gérard Philippe, qui avant Sartre, fut en 1959 le premier défenseur de la révolution cubaine. Il est mort peu de temps après. Il devait faire un film où il jouait le rôle de Raul Castro, et Marlon Brando celui de Fidel, le Che n'étant pas encore aussi médiatique à l'époque. L'on trouve d'autres gens comme le metteur en scène Jérôme Savary, fan de Cuba. Il a essayé de vivre là-bas, y est resté un certain temps, et en a ramené un spectacle qui fut un bide total. Des animateurs comme Laurent Ruquier, le psychanalyste Gérard Miller, qui ne trouvent rien de mieux que de fêter l'anniversaire de Claude Sarraute à Cuba, l'entraîneur Guy Roux, Maradona. Je n'arrive pas à les citer tous. J'essaye de montrer qu'ils sont complices, et qu'il existe des éléments qu'ils ne perçoivent pas
Quoi par exemple?
Je raconte l'histoire d'un jeune homme qui avait essayé de détourner un yacht. Qui pour cela avait séquestré l'ambassadeur de Belgique à Cuba. Il s'est réfugié dans la résidence de l'ambassadeur de France en 1973. Il avait négocié avec les autorités pour pouvoir quitter le pays. Dès qu'il est parti de la résidence, il s'est fait abattre comme un chien sous les fenêtres de l'ambassadeur. Jamais la moindre protection n'est survenue. C'est ce genre d'histoires que tout le monde veut oublier. J'ai interrogé un ancien ambassadeur de France à Cuba. Il ne connaissait pas l'histoire et pourtant, c'était paru dans la presse à l'époque. D'autres éléments de ce type peuvent aussi être dénoncés. La répression à propos de laquelle tout le monde se tait. Depuis le réchauffement entre Barack Obama et Raul Castro, plein de vedettes vont là-bas pour se faire voir, et ne voient pas ce qui se passe. Comme Rihanna, Paris Hilton, Katy Perry, Mick Jagger, Caroline de Monaco.
Pourtant tous ces gens là ne sont pas idiots!
Je ne veux pas leur attribuer plus d'intelligence qu'ils n'en ont. En tout cas, c'est de la malhonnêteté. Je pense que ce n'est pas très futé de leur part de chercher à tout prix le rapprochement. Et j'inclus là-dedans évidemment Barack Obama dont le souhait est de rencontrer Fidel Castro.
Vous écrivez que l'embargo américain n'a jamais empêché de commercer avec Cuba!
C'est une mesure unilatérale des Etats-Unis. Les flux financiers ne peuvent pas passer par les Etats-Unis ou par des entités qui dépendent des Etats-Unis. Mais tous les pays européens commercent avec Cuba, les pays latino-américains aussi, notamment le Mexique. Les pays latino-américains qui avaient rompu leurs relations, c'était parce que Cuba a mené des infiltrations qu'ils considéraient subversives, c'est à dire des guérillas. L'embargo est une mesure née à partir de 1960, au moment où les entreprises américaines ont été expropriées, et qui a été étendue par la suite. Mais qui a aussi été adoucie par périodes. Ce qui fait que dans les derniers temps, elle n'existait pratiquement plus. Cela dit, je serais fort étonné que le Congrès américain lève l'embargo, car au sein du Congrès, les Républicains sont majoritaires. Un certain nombre de Démocrates aussi sont pour l'embargo. Et puis, il y a une très forte influence des sénateurs républicains et démocrates d'origine cubaine. Surtout Marco Rubio, en pointe actuellement et qui est candidat aux primaires des Républicains. Il a peut-être une chance d'emporter l'investiture républicaine. Autres partisans de l'embargo : le sénateur démocrate d'origine cubaine Bob Menéndez. Et des représentants et sénateurs de Floride et d'autres Etats qui mènent la bagarre pour que l'embargo ne soit pas levé. Je suis tout à fait d'accord...
Vous et votre famille avez quitté Cuba en 1963. Vous dites pourtant dans votre autobiographie que vous êtes seul au monde, sans personne à qui vous confier. Pourquoi?
D'abord quand je suis arrivé en France, je ne parlais pas un mot de français, même si j'ai très vite appris. Comme ma famille est constituéée de juifs polonais, ils avaient pour idée, comme principe de parler la langue du pays où ils se trouvaient. Entre eux de temps en temps, ils parlaient yiddish pour que nous ne comprenions pas mon frère et moi. Mais on arrivait quand même à capter certaines choses. Donc, quand nous étions à Cuba, nous ne parlions que l'espagnol. Et puis, je me suis retrouvé avec la famille de ma mère qui ne me comprenait pas et que je ne comprenais pas. Qui me racontait une histoire qui n'était pas celle que nous avions vécue à Cuba. C'était l'histoire de la déportation, car pas mal de membres de ma famille ont été déportés. En outre, j'étais habité par l'idée qu'on n'allait pas me comprendre. Cela m'a poursuivi toute ma vie, encore aujourd'hui. C'est à dire que j'allais raconter une histoire pas très gaie, que les gens n'ont pas envie d'attendre. En outre, je me suis vite aperçu que la plupart des gens sympathisaient avec le castrisme, avec le Che. D'ailleurs moi aussi, pendant mon adolescence, et une partie de ma jeunesse, j'étais sympathisant. Mes parents aussi. Ils sont partis, car il n'y avait plus rien à manger, et puis parce que la répression commençait à s'abattre sur l'entourage de mon père. Tout le monde partait,illégalement. Il fallait s'en aller. Le castrisme a eu la mauvaise habitude de se créer des ennemis parmi ses sympathisants. C'est le propre de tous les régimes staliniens, ce qui est le cas du castrisme. Raul Castro, notamment était, et est toujours un grand admirateur de Staline. Je l'ai compris le jour où je suis revenu dans mon pays...
Comment avez-vous fait ce constat?
Je l'ai compris la deuxième nuit de mon arrivée à la Havane. J'ai vu la terreur dans les yeux des gens, et tout particulièrement dans le regard d'une femme que j'avais connue. C'est une chose que je n'avais vue nulle part ailleurs. Quelqu'un dont les traits se décomposaient. Elle me disait " Je vais aller en prison." Nous étions tout le temps surveillés. Ce n'était pas possible de ne pas comprendre, si l'on était un peu honnête et sincère. Mais de là à parler, cela a mis un certain temps. J'ai tout de suite perçu que ce n'était pas ce que j'espérais, mais je n'en comprenais pas les tenants et les aboutissants. J'ai commencé en rencontrant de nombreux dissidents, des écrivains exilés, et après, d'anciens prisonniers politiques. Ils m'ont ouvert les yeux, et je me suis dit : " Assez d'illusions, il faut parler. Et donner la parole à ceux qui ne peuvent s'exprimer..."
De quelle manière avez-vous débuté?
J'ai commencé par écrire des nouvelles. La première que j'ai menée à bien se situe au moment où j'étais à Cuba. On m'avait mis une nuit dans une espèce de prison dans un quartier chic de la Havane, car j'avais un passeport français et non pas cubain. On m'avait garanti auparavant, qu'il ne m'arriverait rien. J'allais en fait au Mexique, mais l'avion faisait escale à La Havane. En prison, beaucoup d'étrangers m'ont un peu éduqué. Le gars qui servait à manger était un prisonnier et il m'a fait comprendre bien des choses. Ceci d'autant plus que j'avais déjà connu la prison en France pour désertion de l'armée. C'était une très bonne école, et par la suite, j'ai demandé au gardien quelques feuilles. Et j'ai commencé à écrire ma première nouvelle fantastique sur Fidel. Il parlait devant la foule, et tout d'un coup, tout le monde partait. Il restait tout seul... Puis, j'ai écrit beaucoup d'articles, et j'ai surtout fait des entretiens avec des ex prisonniers, des dissidents que j'ai publiés un petit peu partout. Mais surtout au " Magazine littéraire", et dans le cahier livres de " Libération". Également en Espagne, en Amérique Latine, aux Etats-Unis.
Réaliser que Cuba n'était pas ce que vous espériez n'a t-il pas été trop dur à accepter?
Une fois que l'on est pris dans la tourmente, l'on a envie de réagir. Lorsque j'ai réalisé l'existence de la terreur, je me suis dit que j'allais aider certaines personnes. Qu'ensuite, j'allais parler, et dire ce que j'avais à dire. J'ai commencé dans un cercle réduit, parfois en public. Je remarquais que l'on m'écartait, que l'on essayait de me faire taire. A l'université aussi pendant que je faisais mes études, et après quand j'étais prof. L'on a essayé de me faire taire par tous les moyens. J'ai alors pensé " Je vais contourner tout cela, par le pouvoir de l'écriture, et celui de publier des choses en dehors de ces cercles-là. Ce ne sont pas eux qui vont me faire taire. " Mais en France, ce n'est pas facile. L'on vous bloque, et l'on ne vous dit pas pourquoi. Tout est hypocrite. Je ne me suis pas beaucoup étendu dans mon dernier livre sur l'université française, mais je l'avais fait dans " Cuba, l'aveuglement coupable". Des universitaires font l'éloge de la révolution cubaine et des mouvements qui ont été téléguidés depuis La Havane dans d'autres pays d'Amérique latine, parfois des mouvements terroristes. Par exemple à Sciences Po, l'on organise aujourd'hui des séminaires à Cuba. La plupart des universitaires, surtout à l'Institut des hautes études de l'Amérique latine ou dans le milieu des hispanistes et des américanistes, affirment qu'il existe des débats. Comme s'il y avait la démocratie là-bas, et que des débats pouvaient avoir lieu. C'est délirant. Ce n'est pas autre chose qu'une tyrannie, il faut le dire. Mais beaucoup d'universitaires sont assez hypocrites...
On pourrait presque parler de "pensée unique" !
Ce que l'on appelle la pensée unique ici, ce n'est pas la même chose que la pensée unique là-bas. A Cuba, c'est effectivement la pensée unique, celle du Chef. On ne peut pas dévier d'un iota. En France, ce que l'on appelle la pensée unique permet un certain nombre de nuances. Et j'apprécie cela. Il n'y a pas très longtemps, en décembre 2014, quand s'est amorcée l'ébauche du rapprochement entre Barack Obama et Raul Castro, j'ai dit ce que j'avais à dire à ce sujet. Était présent au cours d'une émission de radio un député vert François-Michel Lambert. Né à Cuba, il a affirmé que c'était le plus beau jour de sa vie. Il a déclaré qu'il ne comprenait pas comment quelqu'un pouvait s'exprimer ainsi. Je lui ai demandé de me laisser le droit de m'exprimer. Il s'est mis dans tous ses états, ne pouvant accepter mes critiques. Que je dise que Cuba est une dictature, non, ce n'était pas possible. Comme Jean-Luc Mélenchon qui défend Cuba à outrance. Je n'ai d'ailleurs pas envie de discuter avec lui; le débat est trop difficile. De même qu'avec Olivier Besancenot, qui lui admire surtout le Che. L'on essaye toujours de me confronter avec quelqu'un qui fait l'éloge du régime. L'on connaît déjà tous les arguments. En outre, de temps en temps, ces gens-là tapent un peu au-dessous de la ceinture. C'est le cas de Besancenot par exemple. Pendant des années, il a refusé de m'affronter lors d'un débat. Il a fini par accepter, et il a prétendu que le Che était mon fonds de commerce. Je ne gagne pas d'argent avec cela, ni rien, c'est stupide. D'autres disent que j'ai des comptes à régler. Par contre, mon père a travaillé avec le Che. Mais je n'ai aucune rancoeur personnelle, sauf peut-être que j'ai côtoyé des descendants de personnes que le Che a fait fusiller. Et des gens qui ont été envoyés en prison pour 20 ou 30 ans, j'en connais des dizaines. Ils exprimaient juste leur droit à la libre expression. Aucune des personnes que j'ai connues, n'a commis un crime de sang. En revanche, le Che, Raul, Fidel sont de vrais tueurs...
Parmi les gens ayant défendu bec et ongles le régime, vous évoquez Gabriel Garcia Marquez
J'ai du mal à le considérer comme un intellectuel. Je pense que c'est un très bon narrateur, mais c'est aussi quelqu'un qui dans sa production littéraire a écrit un certain nombre de pamphlets et de textes de propagande en faveur du castrisme. Et c'est le premier à avoir produit une justification de l'intervention cubaine en Angola dans un texte qui s'appelait " Opération Carlota". Il a écrit beaucoup d'articles sur l'embargo, sur Elian, le petit enfant arrivé en Floride dont la mère et le beau-père étaient morts, en 1999. Puis, il a encore justifié le régime. On dirait que parfois, il a écrit sous la dictée de Fidel Castro. C'est curieux car il a parlé au cours de son discours de réception du prix Nobel, en 1982, de certains dictateurs latino-américains que tout le monde a oubliés. Et il n'a pas dit un mot sur Fidel. Il prétend qu'il a fait libérer des prisonniers politiques, ce n'est pas vrai. Au contraire, il a appuyé ce régime jusqu'à sa mort. Pour moi, ce n'est pas digne d'un intellectuel. Un intellectuel est contre tous les pouvoirs, et surtout les pouvoirs dictatoriaux. En aucun cas, un intellectuel ne peut être le porte-parole de Fidel Castro...
Il y en a d'autres que lui!
Pas autant que lui. C'est un cas d'espèce, c'est vraiment la voix de son maître. Je n'ai pas d'indulgence à son égard. Pire, cela m'amène à ne pas le considérer comme un si grand écrivain que cela. Je crois qu'il en existe de bien meilleurs en Amérique Latine...
Pour les dissidents, les prisonniers, est-ce toujours le même problème actuellement?
En ce moment, il n'y a pas tant de prisonniers politiques que cela. Ce n'est pas comme à d'autres périodes. Quant aux dissidents, quand le pape est allé à Cuba, certains ont protesté publiquement. Ils ont crié, lancé des tracts au pape. Celui-ci les a ignorés complètement. Son seul intérêt en fait, c'était de voir Fidel, de le rencontrer, allez savoir pourquoi. Ceux qui se sont manifestés, ont été emprisonnés, puis relâchés. Un grapheur appelé "El Sexto" vient d'être libéré. Il a passé quelques mois en prison, sans aucune accusation. Il avait essayé de réaliser une performance avec deux cochons, sur lesquels étaient inscrits les noms de Fidel et de Raul. C'était en référence à " Animal Farm" de George Orwell. Les frères Castro n'ont pas du tout le sens de l'humour. L'on est actuellement dans une répression de basse intensité.
C'est mieux qu'auparavant alors!
Non, parce qu'il peut y avoir une recrudescence de la répression à n'importe quel moment. Par exemple, il y a des dizaines, pour ne pas dire des centaines d'arrestations tous les dimanches, parmi les gens qui manifestent. Les Dames en blanc et d'autres mouvements en faveur des dissidents pour les droits de l'homme. Depuis le rapprochement entre les Etats-Unis et Cuba, ils sont systématiquement arrêtés, relâchés quelque temps après, molestés, humiliés, et aussi très souvent frappés. Nous avons déjà vécu cela à Cuba. Des périodes d'une relative accalmie, mais après vient le coup de massue.
Pensez-vous que c'est fait exprès?
Je ne suis pas dans la tête de Raul Castro. Je ne peux pas savoir ce qu'il veut, mais dès que les gens le dérangent, il est capable de tout. Il a fait emprisonner et fusiller beaucoup de gens lorsqu'il le souhaitait. Cela peut aller très loin. La peine de mort n'a jamais été abolie à Cuba. Raul a dit textuellement " Nous allons la suspendre, mais nous la gardons, au cas où." Je ne serais pas étonné que se mettre en place une recrudescence de la répression avec des condamnations à 20 ou 30 ans, comme cela a été le cas lors du printemps noir en 2003. 75 dissidents avaient alors été condamnés à des peines incroyables, pour avoir exercé leur droit de parole...
Vous parlez de François Hollande qui en 2003 avait condamné le castrisme, et qui après est parti rencontrer Fidel Castro à La Havane.
Le texte qu'il a signé en 2003, c'est nous qui l'avions écrit. C'est à dire le philosophe Raphaël Enthoven, sa maman Catherine David, un journaliste de l'AFP Denis Rousseau qui a édité un livre sur Cuba avec sa femme Corinne Cumerlato, " L'île du docteur Castro", l'activiste Laurent Muller et moi. Nous avions rédigé ce texte que nous lui avons donné à signer. François Hollande a essayé d'adoucir cela en introduisant la question de l'embargo, mais l'essentiel était là. Le texte affirmait que c'était une dictature. Un pouvoir personnel voire dynastique avec d'autres caractéristiques semblables. Il avait signé, et cela avait été publié dans " Le Nouvel Observateur". Et lorsqu'il est allé à Cuba, il avait tout oublié. Je l'ai passé à un certain nombre de journalistes. Une journaliste du "Figaro", Solenn de Royer, qui accompagnait François Hollande à La Havane, lui a posé la question. Il ne s'en souvenait plus. " C'est du passé " a t-il répondu. Cette frivolité est étonnante, il avait signé un texte, et il ne se rappelait plus. Laurent Fabius avait aussi signé un autre texte en ce sens, mais en revanche, il n'avait pas oublié. Il est également allé à Cuba, mais essentiellement pour des raisons de diplomatie commerciale. Et pourtant, il avait parrainé des prisonniers politiques notamment le poète Raul Rivero. Ils s'étaient réunis à plusieurs reprises et Fabius avait manifesté devant l'ambassade de Cuba à Paris. Tout d'un coup, il va voir Raul Castro, et plus un mot. Allez comprendre...
N'est-ce pas de l'opportunisme?
En tout cas, cela m'a beaucoup déçu de la part de Fabius qui est quelqu'un que je respectais, contrairement à Hollande. Notamment parce que, lorsqu'il était Premier ministre, il avait osé émettre des critiques lorsque le dictateur polonais Jaruzelski avait été invité par François Mitterrand. Raul Rivero, à présent exilé à Madrid, m'a écrit à propos de Laurent Fabius : " Drôle de parrain que j'ai eu". Ce reniement est triste pour lui.
Vous avez parlé des personnalités sympathisant avec le castrisme. Pourriez-vous citer maintenant celles qui se sont prononcées contre. Vous parlez par exemple de Jorge Semprun, et de son frère Carlos-Semprun-Maura.
Les deux sont décédés. Jorge avait été invité à Cuba lors du salon de mai en 1967, il était à l'époque dirigeant communiste espagnol. Après, il a été Ministre de la culture en Espagne. C'était un grand intellectuel qui avait été déporté à Buchenwald, un camp de concentration en Allemagne. Après sa sympathie initiale, il s'est retourné contre le castrisme, et il a constamment émis de fortes critiques. Il a toujours été à nos côtés, et même si vers la fin de sa vie, il était un peu détaché, il a eu des prises de position très fortes. Et puis, il y a eu son frère injustement méconnu, mais qui a eu une certaine réputation à un moment donné en Espagne et en France. Un écrivain qui s'exprimait à la fois en français et en espagnol. Surtout à la fin de sa vie, il a été d'un grand soutien pour les exilés, et pour moi, sur le plan personnel. Et dans ses écrits, d'une virulence salutaire et très drôle contre les frères Castro, et tous ceux qui les appuyaient. Je lui dois beaucoup. Sinon, il en existe beaucoup d'autres. Mario Vargas Llosa, qui avait fortement soutenu le castrisme au départ, s'est retourné contre lui. C'est aujourd'hui un des plus grands soutiens de la dissidence cubaine. Octavio Paz, bien sûr. Quelques journalistes français aussi, que l'on a complètement oubliés. Notamment Yves Guilbert qui a écrit des textes très critiques sur Cuba. Il a à son actif un livre intitulé " Castro l'infidèle", un titre repris par la suite. Et puis, un journaliste du " Figaro", Léo Sauvage, qui couvrait l'actualité internationale et a écrit " Autopsie du castrisme". Leurs livres sont parmi les plus critiques de la révolution cubaine. Ils sont d'une actualité extraordinaire, mais malheureusement, les gens préféraient lire Jean-Paul Sartre...
Fidel est en très mauvaise santé...
Et comment! C'est un déchet humain, mais les dirigeants révolutionnaires tiennent absolument à le garder en vie. A un moment donné, lui-même a dit qu'il ne voulait plus vivre. A une époque, il était vraiment mal, et il a affirmé qu'il avait ressuscité. Aujourd'hui, il ne peut pratiquement plus bouger, et personne ne sait dans quelle mesure, il peut parler ou pas. L'on voit des photos de lui, mais on ne l'entend pas parler. Lui qui a toujours fait des discours, il n'a plus de voix. En fait, cela m'est égal de savoir s'il est vivant ou mort, dans quel état il est. Il est politiquement mort, il ne compte plus, même si c'est quelqu'un qui représente encore quelque chose pour le monde. Pas pour les Cubains. Avec cette agonie interminable depuis 2006, les gens ont commencé à l'oublier. Vous n'imaginez pas combien cet homme pouvait être présent dans nos têtes à travers ses discours, son image, ses sourires, ses coups de colère, dans la presse, à la télé, partout. Il n'y avait pas un jour où il n'apparaissait pas devant nous. Son châtiment c'est que tout le monde l'a oublié, au moins au sein de son propre peuple, et parmi les exilés. J'aimerais pouvoir oublier les frères Castro, passer à autre chose. Que les responsables de toute cette tragédie puissent être jugés. Et puis surtout que l'on puisse les effacer de notre mémoire. Ils voulaient rester dans l'histoire, qu'ils y restent, mais pas dans la vie ni dans l'esprit des Cubains.
Une fois qu'ils seront morts, que se passera t-il?
S'il ne se passe rien à Cuba, les enfants de Raul peuvent prendre le relais. Soit en pleine lumière, soit dans l'ombre. Ce qui est déjà le cas pour sa fille Mariela. Et puis surtout pour l'un de ses fils, Alejandro, qui prend une importance énorme. J'espère quand même que dans le peuple cubain, il y aura un jour une réaction plus importante que celle qui existe actuellement.
Il n'y a jamais vraiment eu de réaction de la part du peuple cubain!
Si. Contrairement à ce que l'on prétend, les Cubains se sont toujours manifestés. Une guerre civile a pratiquement éclaté au début des années 60. Une révolte paysanne contre le castrisme. Le nombre de prisonniers politiques, des dizaines de milliers pendant plusieurs décennies, prouve également qu'il existe une importante opposition. Une autre forme de révolte, c'est de quitter Cuba. Des centaines de milliers de Cubains ne pensent qu'à cela, surtout parmi la jeunesse. Et depuis le rapprochement entre Barack Obama et Raul Castro, il existe une très forte recrudescence de gens qui essayent de quitter Cuba par tous les moyens... Actuellement, il y a des milliers de Cubains bloqués en Amérique centrale, en essayant de rallier les Etats-Unis.
C'est bon signe alors !
Oui. C'est triste aussi, tous ces gens qui doivent quitter leur pays. Mais il n'existe pas de futur. Les gens ne voient pas d'alternative économique, ni d'alternative politique non plus. A mon sens, la fuite n'est pas un acte de lâcheté. Quitter Cuba de cette manière là représente de la témérité. Il faudrait essayer de changer cela de l'intérieur. Mais nous les Cubains, nous nous sentons seuls. Nous n'avons l'appui de personne. D'une part à cause des illusions que se font les gens, et d'autre part parce que, peut-être, nous n'avons pas su les convaincre de la dangerosité de ce régime. Il règne aussi une forme de naïveté et de culpabilité de tous ceux qui ont été complices.
Vous citez l'accident de voiture d'Oswaldo Paya qui ne serait pas accidentel. Qui est cet homme?
Il était à l'origine d'une pétition réclamant des élections libres à Cuba. Cela s'appelait le projet Varela, et le texte avait été signé par plus de 10.000 personnes. C'était très risqué à Cuba, et pour cette initiative, Oswaldo Paya avait reçu le prix Sakharov pour les droits de l'homme décerné par le parlement européen. Il avait une parole très libre, et le gouvernement cubain ne l'a jamais accepté. Il a voulu se débarrasser de lui. Il avait été interviewé par la télévision française, peu de temps avant sa mort. Il a connu cette mort tragique, et c'est une très grande perte. C'est curieux d'ailleurs, dans les textes que nous avions soumis à François Hollande, celui-ci prenait sa défense. Lors de son voyage à Cuba, il ne l'a même pas mentionné. J'avais eu l'occasion d'être l'interprète d'Oswaldo Paya quand il était venu en France, et je l'appréciais beaucoup. Un très grand dissident, très courageux. J'essaye de travailler sur les circonstances de sa mort. Je me base sur les textes que je peux avoir, et ceux que d'autres ont en leur possession. Notamment sa famille, et les gens qui étaient avec lui au moment de l'accident en juillet 2012. L'on sait aujourd'hui, on l'a tout de suite su, que c'est un véhicule de la police politique, la Sécurité de l'Etat, qui est à l'origine de cet accident, où Oswaldo Paya et l'un de ses compagnons, Harold Cepero, sont décédés. Je voudrais que l'on puisse faire la lumière là-dessus. C'est très difficile de mener l'enquête, et aussi de diffuser un documentaire autour de sa mort. J'aimerais bien lui rendre justice.
Avez-vous souffert de votre judéité?
En France pas trop, mais quand même un peu. Je ne suis pas du tout religieux, je ne crois pas en Dieu. Cela fait partie de mon histoire personnelle. C'est mon côté universel. Le côté cubain est plus exceptionnel. Encore que c'est devenu un signe universel car tout le monde connaît Cuba, la révolution et les souffrances du peuple. Enfin quand je dis " tout le monde", je suis un peu optimiste. Tout cela me permet d'avoir beaucoup de références culturelles un peu partout : L'Europe de l'Est, la France, les Etats-Unis, l'Afrique du Nord, l'Espagne, lmd Moyen Orient, Israël. Je peux assimiler un grand nombre d'expressions culturelles qui viennent du monde entier, et c'est passionnant. Je pense à Kafka, ou à Albert Cohen, ou encore à Patrick Modiano, pour citer des écrivains contemporains. Mais d'autres écrivains me touchent comme l'écrivain algérien Boualem Sansal, qui s'est rendu en Israël à la Foire du livre de Jérusalem en 2012, et a écrit "2084. La fin du monde". J'essaye de piocher dans toutes les cultures.
Vous dites aussi souffrir d'angoisses récurrentes...
Je suis effectivement un grand angoissé. J'essaye de cacher cette sensation, mais ce n'est pas visible dans l'écriture. Cependant le Cubain possède une caractéristique assez étrange, il rit beaucoup de ses propres malheurs. Mais je n'ai pas toujours ce côté là, ce doit être mon côté juif. Mais pas celui du juif new-yorkais, pas celui de Woody Allen. Je suis plus angoissé, plus kafkaïen. Mais avec cette capacité à rire de mes souffrances, je ne conçois pas l'exil comme une calamité. J'ai appris beaucoup de choses en France, et je suis très reconnaissant à ce pays très imbu de liberté. Une réalité qui n'existe peut-être pas dans d'autres pays. Un sens de la contestation, de la révolte, mais en revanche un manque de lucidité. Il y a encore beaucoup d'illusions, mais celles-ci commencent peut-être à disparaître. Il faut beaucoup de pédagogie, et j'essaye de la diffuser à travers mes livres...
Avec tout ce que vous écrivez, vous devez avoir de nombreuses menaces !
Elles sont plus ou moins voilées. Lorsque j'ai sorti " La face cachée du Che", en 2007, c'était assez fort, à d'autres moments aussi. Des présentations de livres sont parfois un peu sabotées par des pro-castristes. Je fais avec. Certains ont risqué plus que moi. Il est de mon devoir de dire ce que j'ai à dire. J'ai toujours cru au pouvoir de la parole...
Quel serait votre mot de la fin?
L'on dit qu'en général toutes les bonnes choses ont une fin, les mauvaises non. Il faudrait inverser les termes...