L'individuation désigne, en psychologie jungienne, le processus de maturation intérieure par lequel un individu découvre son "Soi", le centre de sa personnalité consciente et inconsciente, un centre par essence inconnaissable mais dont on peut - et parfois, l'on doit - s'approcher à défaut de pouvoir vraiment l'atteindre. Il s'agit là d'un processus fondamentalement individuel et incommunicable, si ce n'est sous une forme symbolique telles que celles du rêve et du conte. L'hypothèse de base du présent ouvrage est justement que le conte jouant au niveau collectif le même rôle compensateur que le rêve pour l'individu peut nous éclairer sur certains aspects typiques du processus d'individuation, certaines de ses caractéristiques récurrentes au sein d'une société ou d'une culture donnée. Il ne s'agit vraiment pas ici d'établir des recettes ou de donner des conseils, s'agissant d'un voyage que chacun doit effectuer en lui-même et suivant son propre chemin, mais bien de trouver dans les contes des pistes de réflexion pour mieux comprendre ce cheminement.

Comme le souligne justement FéeClo, le motif de l'oiseau joue un rôle central dans les contes que Marie-Louise von Franz a choisi d'analyser dans ce livre. Un même motif qui connait des avatars bien différents au fil des différents contes, Esprit de Vérité associé au Prophète Mahomet dans un conte turc, il conserve son côté positif mais en le couplant avec un aspect néfaste dans le conte espagnol du Perroquet Blanc, et devient l'ultime obstacle séparant le héros du but de sa quête dans le conte persan du Bain de Bâdgerd. Mais ce motif de l'oiseau n'est pas le seul à subir des modifications au fil des contes. C'est toute la structure narrative du conte qui présente des variations significatives, entre une structure assez linéaire où le héros est aidé dans sa quête par un personnage - le Vieux Sage du conte du Perroquet Blanc - ou un animal qui le guide et lui permet de surmonter les obstacles qui encombrent sa route - somme toute sans trop de stress-, et une structure plus ouverte où le héros est mis à plus rude épreuve. Le conte persan du Bain de Bâdgerd relève du deuxième cas de figure, dont le protagoniste affronte successivement un djinn, des bêtes sauvages déchaînées, une traversée du désert avant de manquer de se noyer et finalement de se retrouver au 3/4 pétrifié... Excusez du peu... D'un point de vue strictement littéraire, tous ces rebondissements paraissent quelque peu excessifs. Mais d'un point de vue psychologique, tout qui a vécu ne serait-ce qu'une fois dans sa vie une période de profonde remise en question ne peut qu'être frappé par la justesse des symboles utilisés: c'est une traversée du désert en effet que cette période juste avant le changement où l'on est en proie à l'insatisfaction, l'ennui et en même temps aux prises avec une terrible force d'inertie parce qu'on ne peut pas se décider à renoncer à des principes ou des attitudes qui ont été utiles dans le passé mais qui sont devenues obsolètes...

C'est finalement un voyage merveilleux et terrible que ce voyage à la découverte de Soi. Un voyage semé d'embûches car l'inconscient a plus d'un tour dans son sac et n'hésite pas à égarer le voyageur imprudent sur de fausses pistes, au moyen de rêves particulièrement obscurs, ou par l'intermédiaire de l'animus/anima qui, lorsqu'il/elle prend le contrôle d'un individu peut prendre un malin plaisir à balotter sa proie de gauche à droite et de droite à gauche, dans une sorte d'insatisfaction perpétuelle. Et l'étrange de l'histoire est qu'il semble bel et bien qu'il faille parfois s’égarer pour mieux se retrouver. Un voyage merveilleux et terrible qui est affaire de longue patience et d'esprit d'ouverture plus encore que de cheminement, et au cours duquel il serait vain de vouloir forcer ou accélérer les choses. Un voyage sans retour à plus d'un titre, parce qu'une fois qu'on en a fait l'expérience, on ne peut plus faire marche-arrière et faire comme si on ne savait pas, et parce que dans les cas extrêmes, la personnalité consciente peut ne y pas résister...

Autant dire que Marie-Louise von Franz se garde bien d'inciter tout un chacun à se lancer tête baissée dans ce voyage intérieur et à se confronter au "poison de la vérité". Son livre n'est sans doute pas à mettre entre toutes les mains, mais il est une vraie mine d'or pour ceux qui ont déjà une certaine expérience de l'introspection. Il offre en outre une excellente introduction à la psychologie jungienne, l'approche intuitive et symbolique inhérente à la forme du conte rendant certaines notions complexes plus accessibles.