Homo cretinus. Le triomphe de la bêtise de Olivier Postel-Vinay

Homo cretinus. Le triomphe de la bêtise de Olivier Postel-Vinay

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par MICHEL.ANDRE, le 8 octobre 2024 (Inscrit le 21 février 2023, 69 ans)
La note : 10 étoiles
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Voyage au cœur de la bêtise

Le philosophe espagnol Fernando Savater a récemment déclaré être beaucoup moins préoccupé par l’intelligence artificielle que par la bêtise naturelle, à ses yeux une menace bien plus sérieuse. Un spectre - celui de la bêtise - hante-t-il donc aujourd’hui le monde, pour reprendre en l’adaptant la célèbre phrase de Marx et Engels à propos du communisme ? Beaucoup le pensent, et que nous sommes entrés dans un âge d’or de la bêtise.

L’idée que la bêtise est la force qui gouverne le monde n’est pas nouvelle. Sous l’appellation de sottise (stultitia), son autre nom à côté de ceux de stupidité, d’imbécilité ou, plus familièrement, de connerie, Érasme la voyait à l’œuvre dans la superstition et le fanatisme. Nietzsche considérait comme le devoir du philosophe de lui nuire. Flaubert, que la bêtise obsédait, se sentait assiégé par elle. Baudelaire était terrorisé par « son front de taureau ». Et Raymond Aron aurait souhaité consacrer son dernier livre à son rôle dans l’histoire.

Mais qu’est-ce que la bêtise ? On serait volontiers tenté de répéter à son sujet ce que, dans un arrêt célèbre, le juge de la Cour suprême des États-Unis Potter Stewart disait de la pornographie : « Je n’essaierai pas de la définir, mais quand j’en vois, je sais que c’en est. » Olivier Postel-Vinay, qui fait partie de ceux qui s’inquiètent de l’apparent triomphe de la bêtise dans la société contemporaine, a décidé d’aller plus loin que le simple constat de sa présence ubiquitaire. Dans Homo cretinus, il se livre à une enquête anthropologique approfondie sur la bêtise : sa nature, son origine, ses mécanismes, les différentes formes sous lesquelles elle se manifeste.

La première vérité qu’il rappelle est que la bêtise est plus et autre chose que le contraire de l’intelligence, le déficit d’intelligence ou sa faiblesse. La lenteur d’esprit, le manque de vivacité de la réflexion, l’incapacité de faire le lien entre différents éléments se rencontrent naturellement souvent, mais il ne s’agit là que de la forme la plus simple de bêtise. Un peu d’observation suffit à le constater : un quotient intellectuel élevé (quoi que celui-ci mesure exactement) n’immunise pas contre la stupidité. Auguste Detoeuf, polytechnicien et fondateur de la société Alstom, soutenait que la proportion d’imbéciles parmi les polytechniciens est comparable à ce qu’elle est dans l’ensemble de la population. L’idée peut sembler paradoxale, mais pour qui a dans l’esprit un concept d’imbécilité suffisamment large, elle n’a rien que d’évident.

Une forme particulière de bêtise à laquelle Olivier Postel-Vinay accorde une attention toute particulière est ce que Robert Musil, dans une conférence au sujet de la bêtise qu’il concluait en avouant n’avoir pas réussi à complètement appréhender le phénomène, appelait la « bêtise intelligente », la bêtise des gens intelligents. Comme Pierre-André Taguieff dans un livre récent sur le même sujet, Postel-Vinay la voit à l’œuvre en majesté dans le phénomène des idéologies, ces semblants de savoir considérés de manière quasiment religieuse comme des certitudes par ceux qui les professent. Aux messianismes communiste et libéral et néolibéral du XXe siècle ont aujourd’hui succédé l’écologisme, le transhumanisme, la théorie du genre et la théorie critique de la race. Comment expliquer l’aveuglement dont de beaux esprit peuvent ainsi se montrer victimes, et des masses de gens après eux ?

On connaît à ce propos la formule de George Orwell à propos de certaines idées absurdes : « Il faut être un intellectuel pour penser des choses pareilles ; un homme ordinaire ne saurait atteindre un tel degré de niaiserie ». Le médecin et essayiste anglais Theodore Dalrymple attire volontiers l'attention sur les effets pervers de la généralisation des études supérieures. Un de ceux-ci est la présence dans la société d'une grande quantité de « demi-habiles », pour emprunter l’expression de Pascal, qui en savent suffisamment pour chercher à prendre leur distance par rapport au sens commun, mais pas assez pour se rendre compte que si un peu d’intelligence éloigne du bon sens, beaucoup d’intelligence y ramène souvent. En ce sens, si la bêtise que fustigeait Érasme était fondée sur l’ignorance, celle qui s’exprime aujourd’hui pourrait très bien l’être sur le demi-savoir.

On attribue plus fréquemment l’omniprésence de la bêtise à l’émergence de la société numérique, et tout particulièrement celle des réseaux sociaux. Le livre ne manque pas d’évoquer leurs effets à cet égard, par l’intermédiaire de phénomènes bien connus : la tyrannie du temps court, le primat de la communication immédiate et de la réaction émotionnelle, l’enfermement dans un univers mental rétréci et indigent. Les réseaux sociaux fonctionnent-ils comme un amplificateur de la bêtise et de la méchanceté en rendant les gens plus bêtes et plus méchants ? Rendent-ils simplement la bêtise et la méchanceté plus visibles en portant leurs manifestations à la connaissance de tous et en raison d’un biais de sélection, les plus bêtes et les plus méchants s’exprimant bien plus que les autres ? Sans doute les deux phénomènes se combinent-ils.

Pour identifier les rouages au cœur de la bêtise, au-delà de la sociologie, Olivier Postel-Vinay fait appel aux ressources de la psychologie, plus spécialement de la psychologie cognitive. Un des mécanismes les plus connus est le « biais de confirmation », cette tendance que nous avons tous à retenir les éléments d’information qui vont dans le sens de nos opinions et à écarter ceux qui pourraient nous conduire à les mettre en doute. Une réflexion du philosophe Vladimir Jankélévitch dans son Traité des vertus sert ici de guide. La bêtise, dit-il, « c’est de s’en tenir là, peu importe où ». Ce dont elle est le produit et l’expression, c’est donc d’un arrêt : arrêt de la réflexion, du dynamisme de la pensée. La question qui se pose alors est : pourquoi s’arrête-t-on ? Les raisons peuvent être multiples. Dans le cas des scientifiques, auxquels un chapitre entier du livre est consacré, la présomption et l’arrogance engendrées par le sentiment d’entretenir un rapport privilégié avec la vérité jouent assurément un rôle. Plus généralement, on accusera le conformisme, la peur de s’aliéner la sympathie du groupe auquel on appartient, le souci de confort intellectuel, l’envie de pouvoir s’accrocher à des certitudes dans un monde rempli d’incertain. Sans doute et peut-être par-dessus tout faut-il incriminer le coût en énergie de la réflexion (« il y a une énergétique de la bêtise » dit très bien Postel-Vinay), la propension à se contenter de peu, la réticence à persévérer, la reculade devant la peine, la loi du moindre effort et cette tendance à la facilité à laquelle une expression comme « paresse d’esprit » fait explicitement référence.

Olivier Postel-Vinay avait publié l’an dernier un livre très documenté sur l’impact des changements du climat sur les sociétés à travers les âges. Tout aussi riche, rempli d’exemples et de citations, ce nouvel ouvrage est aussi plus personnel, il s’y exprime volontiers à la première personne (« Mes amis de gauche me soupçonnent d’être de droite, mes amis de droite d’être de gauche. ») Consacré à un sujet qui de toute évidence l’a intéressé toute sa vie, il se conclut sur un constat d’échec partiel. Au terme de quelque 300 pages, le mal est un peu mieux cerné. Mais, comme souvent, définir le remède est bien moins aisé qu’établir le diagnostic. Comment faire pour se débarrasser de la bêtise, à tout le moins limiter son influence ? Conscient de la difficulté, soucieux de ne pas tomber dans le piège des recettes banales et des recommandations inapplicables, Olivier Postel-Vinay, en une sorte de pirouette et pour inciter ses lecteurs à réfléchir, termine son livre par un appel à idées.

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