Ecrits complets: Volume 5 (1945-1951) L'intelligence d'une machine, Le Cinéma du Diable et autres écrits de Jean Epstein

Ecrits complets: Volume 5 (1945-1951) L'intelligence d'une machine, Le Cinéma du Diable et autres écrits de Jean Epstein

Catégorie(s) : Arts, loisir, vie pratique => Cinéma, TV

Critiqué par JPGP, le 15 mars 2024 (Inscrit le 10 décembre 2022, 78 ans)
La note : 10 étoiles
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Jean Epstein ou l'image pure

Jean Epstein fut un des premier réalisateurs a vouloir des films où il se passe non rien mais pas grand chose. C'est pourquoi il reste -quoique largement méconnu - un des grands réalisateurs précurseurs des Ozu, Cassavetes ou Antonioni. Le plus humble détail rend chez lui tout le "son" du drame qu'il sous-entend. Qu'on se souvienne de son "Auberge Rouge" ou d'un film moins connu comme "Mor Vran" dont le scénario parisien fondit comme neige au soleil vers un autre à naître.

Pour ce cinéaste d'exception le chronomètre tenait lieu de destinée. Tout était question de rythme, de temps avant d'image. L'émotion étant peureuse il fallait savoir la saisir où on ne l'attendait pas. Il avait donc horreur des effets : à un express qui déraille il préféra toujours un beau visage frangé de larmes. Et quand il s'agissait de monter l'amour il préférait monter la porte d'une chambre qui se refermait sur des amants comme l'écluses d'une destinée aux ébats voyeuristes qui n'ajoutent rien mais retranchent par étalage en prenant le spectateur pour un con. Chez Epstein le cinéma ne devait pas fabriquer des voyeurs mais des voyants. Prétendre montrer à travers l'oeil d'une serrure n'était qu'une facilité et ouvrait à l'échec. "L'œil des serrures est impassible, il aboutit à un mur" écrivait-il. Il illustra combien parfois il vaut mieux montrer un dos qu'un visage pour faire sentir une tension . Chaplin lui même ne s'en est pas privé et retint la leçon avec son Charlot qui tournait le dos à l'écran tandis qu'il soulevait la poussière de ses grands souliers.

Epstein a su dès le préhistoire du cinéma tourner lui-même le dos. Et plus particulièrement à deux des grands maux du cinématographe : le symbolisme et le naturalisme. Ses images sont sans métaphore. Et l'auteur de l'expliquer ainsi : "l'écran généralise et détermine. Il ne s'agit pas d'un soir mais du soir". D'autant que pour ce réalisateur le soir même du spectateur en faisait partie. C'est là une vision capitale. Il savait combien tout spectateur amène dans la salle avec lui ses propres fantômes. Mais c'est au réalisateur de les morceler pour qu'il sorte sinon nouveau du moins modifié. La grammaire de l'image demeura majeur dans cette transformation . Par exemple le gros plan d'une bouche peut la transmuer en "larves de baisers". Elle peut soudain frémir de maléfices et terroriser en prenant la maturité d'un reptile et en montrant ce que les mots ne pourraient dire ou évoquer.

Bien avant Barthes Epstein a donc isolé le "filmique" à savoir le langage particulier de l'image mouvante. C'est pourquoi d'ailleurs il renonça à raconter des histoires, des récits. Celles-là et ceux ci supposent des événements ordonnés, une chronologie, une gradation de faits et sentiments qu'il refusa . Selon lui une telle perspective était fausse. Elle représentait "une illusion d'optique" dont le cinéma devait se défaire. Et le réalisateur d'ajouter : "le vie ne se déduit pas comme ces tables à thé chinoises qui s'engendrent successivement les unes des autres". Pour lui il n'y avait que des situations sans queue ni tête, sans commencement, milieu et fin, sans endroit et sans envers. "Au cinéma, écrivait-il encore, on peut regarder dans tous les sens : la droite devient la gauche, sans limites de passé ou d'avenir". Godard n'a donc rien inventé…

D'autant qu'Epstein voyait une grande différence entre le feuilleton et le cinéma dans la manière de narrer. Pour son film "La chute de la maison Usher" il balaie le scénario et préfère étaler quelques secondes très lourdes d'un goût particulier. Au récit il préféra ainsi ce que Barthes nommera (cf. ci-dessus) le filmique et qu'il nomme "photogénie, photogénie pure, mobilité scandée". La photogénie donne à ses films leur majesté sournoise et muette, ils font d'eux des œuvres majeures.

Au moment où à la fois le cinéma et la philosophie du 7ème art étaient à faire, Esptein indiqua donc les éruptions d'un ferment nouveau à travers le concept de "photogénie". Il la considérait à la fois comme dividende, diviseur et quotient. Et même s'il pensait qu'on "se casserait la gueule" à vouloir le définir il se risqua à en donner une approche en parlant "du goût des choses dans une phrase musicale spécifique et secrète". S'il eut besoin, dans son approche de définition, d'autres arts pour préciser la photogénie il indiquait cependant nettement son originalité. Et si symboles il y a dans le cinéma il ne pouvait selon Epstein se trouver non pas dans les objets représentés mais dans l'énergie que le cinéaste savait en tirer. La lentille, le diaphragme, tout le système optique et la pellicule étaient donc au service d'une nouveau langage dont la nature devait être différente de ce que l'on connaissait jusque là dans les autres arts qui précédèrent le sien. L'œil de la caméra devait saisir ce qu'ils ne montraient pas.

Filmer pour Epstein revint à abstraire, extraire, choisir et transformer et "multiplier au carré le reflet dans le reflet". Bien peu sont les cinéastes qui auront répondu à son injonction. Mais même un John Ford dans son cinéma épique sut en retenir la leçon, de même, qu'à l'opposé un Godard déjà cité. Epstein appela donc aux aurores du son art sa quintessence, "un produit deux fois distillé". Pour lui l'œil contenait l'idée d'une forme de même que la pellicule elle-même contenait une idée sans conscience, latente, secrète, merveilleuse qu'il sut faire germer au sein de son algèbre souple capable de faire surgir "une idée racine carrée d'idée". En ce sens il a anticipé sur tout ce que le cinéma avait de particulier : les abstracteurs de quintessence cinématographique comme les joueurs sur les stéréotypes du modèle Tarantino auront appris chez lui la propre prosodie comme la poésie inhérente de leur art. Avec lui le cinéma se noua d'incertitude. Ce n'était pas une halte de tous les instants. Le cinéma ne tend la main qu'à l'oubli tandis qu'une fontaine pleure à petites larmes une soif. Pour lui, c'était déjà inscrit, certains s'obstineront même jusqu'à regarder la mort en face. Au cinéma on entre comme sous la terre : pour y prier en mémoire fraternelle et voir naître le feu des enfers. Un tournesol gigantesque peut parfois y dégoutter d'huile sur les fronts miséreux.

Jean-Paul Gavard-Perret



Message de la modération : §7 partiellement repris d'un article de 2015 sur Bertold Stallmach (http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/arts)

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Les éditions

  • L'intelligence d'une machine [Texte imprimé] Jean Epstein sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire, Cyril Neyrat préface de F. J. Ossang introduction et notes de Natacha Thiéry
    de Epstein, Jean Thiéry, Natacha (Préfacier) Neyrat, Cyril (Directeur de publication) Brenez, Nicole (Directeur de publication) Daire, Joël (Directeur de publication)
    Independencia éd.
    ISBN : 9791090683129 ; 18 EUR ; 01/01/2014 ; 1 vol. (251 p.) p.
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