Un général, des généraux de Nicolas Juncker (Scénario), François Boucq (Dessin)

Un général, des généraux de Nicolas Juncker (Scénario), François Boucq (Dessin)

Catégorie(s) : Bande dessinée => Aventures, policiers et thrillers

Critiqué par Hervé28, le 10 février 2022 (Chartres, Inscrit(e) le 4 septembre 2011, 55 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 295ème position).
Visites : 2 158 

Une vision atypique du 13 mai 58

C'est dans la version grand format , noir et blanc, que j'ai découvert cette bande dessinée, et j'avoue que j'en apprécie autant le dessin de Boucq (j'avais d'ailleurs fait le même choix éditorial pour "New-York cannibals", pour mon plus grand bonheur)
Je suis féru d'histoire et j'ai beaucoup lu et vu de reportages sur cette période trouble. Mais le côté grotesque voire guignolesque de la naissance de la Vème République, ne m'avait jamais sauté aux yeux jusqu'à présent.
C'est pourtant le parti pris certes discutable mais osé que prend Juncker pour nous relater les événements du 13 mai 58, pour la plus grande joie du lecteur.
En effet, la lecture de cet album est véritablement jubilatoire. J'ai beaucoup ri au fil des pages. Les allers-retours du général Massu dans le souterrain reliant son bureau et celui de Salan sont un véritable running gag.
Le tour de force de cette bd réside incontestablement dans les portraits ou plutôt les caricatures des généraux par un François Boucq en grande forme. On les reconnait tous ces généraux que tout le monde a déjà vu dans des documentaires : de Salan à Massu, en passant par Challe et De Gaulle, le seul à garder son calme dans cette tambouille politico-militaire.
Car outre les dirigeants de l'armée, les hommes politiques de la IVème République ne sont pas non plus épargnés dans ce que l'on peut qualifier de farce. On y trouve même Léon Delebecque, personnage qui a laissé un rôle ambigu dans ces évènements.
Un scénario reposant sur des faits historiques (qui font d'ailleurs l'objet d'un dossier en fin d'album), un dessin formidable, bref une de mes meilleures lectures de ce début d'année.
A lire sans modération!

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La Cinquième République, née d’un putsch qui ne veut pas dire son nom

8 étoiles

Critique de Blue Boy (Saint-Denis, Inscrit le 28 janvier 2008, - ans) - 5 novembre 2022

En revenant sur les circonstances tumultueuses du retour aux plus hautes fonctions de Charles de Gaulle en mai 1958, les auteurs retracent un moment-clé de la vie politique française, dont les effets se font toujours sentir aujourd’hui. Car en effet, cette période, dans le contexte troublé de la guerre d’Algérie, marque la naissance de la Cinquième république, un régime quasi monarchisant où depuis son palais, le Président règne sur ses « sujets » tout en tirant les ficelles, concentrant la totalité de l’exécutif au détriment du gouvernement. Un régime taillé sur mesure pour un général qui, tout auréolé de ses « faits d’armes » durant la seconde guerre mondiale et à la Libération, avait toujours aspiré au commandement suprême. L’homme, populaire, immensément respecté pour sa droiture et plutôt habile, rencontra peu d’obstacles dans son accession à la présidence. Il était le « sauveur », et ceux qui lui cherchaient des poux savaient que le combat était perdu d’avance.

Cette BD, qui est un véritable cours d’Histoire sur une période finalement assez peu connue, est passionnante. Juncker et Boucq nous en livrent ici une lecture originale en utilisant les ressorts de la caricature politique. Si les auteurs se sont autorisés quelques libertés avec la réalité (par exemple, Massu tout essoufflé à force de faire des allers et retours dans le souterrain entre le QG des forces armées de l’Algérie et le gouvernement général), la plupart des événements relatés sont authentiques.

Malgré la multiplicité des protagonistes, Nicolas Juncker a su concevoir une narration qui tient la route. Ces généraux, fanatiques partisans de l’Algérie française (et fondateurs de l’OAS de sinistre mémoire), nous apparaissent ici comme des pieds nickelés à côté de leurs rangers, peu conscients du fait que le vent de l’Histoire avait tourné et que l’heure était à la décolonisation. Ils avaient pourtant réussi à semer la peur en métropole en menaçant de faire main basse sur les institutions de pouvoir de la capitale, une peur disproportionnée aux lumières de ce récit qui fait de leurs élucubrations un théâtre grand-guignolesque. Celui qui en prend le plus pour son grade est sans doute Massu, décrit comme un bourrin qui n’a pas inventé la poudre.

La patte corrosive de François Boucq y est pour beaucoup dans la réussite de cette bande dessinée. Etonnement, c’est la première fois que l’auteur de « Bouche du diable » collabore à un ouvrage politique, et on se demande bien pourquoi. Il laisse ici littéralement éclater son talent, et on imagine aisément que pour lui, De Gaulle, peut-être le plus caricaturé des hommes politiques, était une véritable aubaine. Ainsi, le créateur de Jérôme Moucherot fait ressortir, avec un sens accompli du cocasse, le contraste entre le flegme du bonhomme, attendant patiemment son heure dans son havre paisible de Colombey-les-Deux-Eglises, et l’hystérie des généraux furieux à l’idée d’accorder l’indépendance à l’Algérie. Le tout est assez jubilatoire, et on est parfois interloqué du décalage entre la réalité décrite, plus que lunaire, et le compte-rendu disproportionné des événements dans la presse de l’époque, notamment lors de la rocambolesque « prise » de la préfecture d’Ajaccio qui provoqua un certain émoi en métropole.

En conclusion, ce que les auteurs ont parfaitement su mettre en avant, c’est que le retour du Général de Gaulle au pouvoir n’avait rien de vraiment démocratique. Mais celui-ci s’imposait comme le seul homme providentiel face à la crise algérienne, tandis que la quatrième République était en plein marasme, déboussolée par ce coup de force d’une poignée de nostalgiques du temps des colonies, initiative plus théâtrale que véritablement menaçante. Ce récit aux allures de parodie a pourtant une réelle valeur historique, et dans certains cas comme ici, la réalité frise si bien le ridicule qu’on se pince pour y croire. Il n’en reste pas moins que, comme le rappelle l’historien Tramor Quemeneur en postface, ces putschistes au petit pied n’étaient pas des enfants de chœur, à commencer par Massu, adepte de la torture et des assassinats pour faire régner l’ordre à Alger. Même si cette engeance séditieuse fut dupée par celui qu’ils portèrent aux portes du pouvoir, — il est vrai que De Gaulle, qui n’était pas si naïf, s’est un peu servi d’eux — on peut avancer sans trop exagérer que la Ve République est un peu la conséquence d’un coup d’Etat qui ne veut pas dire son nom et permit à la présidence de se voir accorder les pleins pouvoirs. Pierre Mendès-France, fervent opposant à De Gaulle, ne l’avait-il pas dit lui-même ? : « C’est parce que le Parlement s’est couché qu’il n’y a pas eu de coup d’État ! » Cela nous éclaire sur la manière dont les présidents élus après « le Général » ont été bien souvent gagnés par la folie des grandeurs…

La scène finale, qui montre un De Gaulle « sacrificiel », avec ses interminables bras en croix (de Lorraine), lâcher son célèbre « Je vous ai compris » devant la foule algéroise en délire, est tout à fait savoureuse, d’autant qu’elle fait délibérément lien avec la première image, non moins hilarante. Tout cela fait une vraie réussite d’« Un général, des généraux », compte-rendu à la fois instructif et humoristique d’une période édifiante de l’Histoire de France.

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