Prendre dates : Paris, 6 janvier - 14 janvier 2015 de Patrick Boucheron, Mathieu Riboulet

Prendre dates : Paris, 6 janvier - 14 janvier 2015 de Patrick Boucheron, Mathieu Riboulet

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par Cyclo, le 27 juillet 2015 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans)
La note : 10 étoiles
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après les attentats de janvier

Les attentats de janvier 2015 ont fait couler beaucoup d'encre, et entraîné quelques livres d'humeur et même de réflexion. Sur ce plan, le petit livre publié aux éditions Verdier, et dont la lecture n'est pas facile, restera peut-être un témoignage important, au même titre que les essais d'Emmanuel Todd ("Qui est Charlie ? Sociologie d'une crise religieuse", éd. du Seuil, 2015) ou du patron de Médiapart, Edwy Plenel ("Pour les musulmans", La Découverte, 2014) qui, lui, avait précédé les événements.
L'historien Patrick Boucheron et le romancier Mathieu Riboulet remarquent que, depuis les mouvements violents des années soixante-dix, "on a tout fait [...], d'abord policièrement, puis judiciairement, puis idéologiquement, pour que cette flambée de violence soit désormais perçue comme résultat de la dérive suicidaire d'exaltés en mal d'absolu, [et donc pour] occulter la masse des questions, pour la plupart pendantes, que ces mouvements adressaient aux sociétés qui les avaient générés". Avec les attentats de janvier, on retrouve, en plus violent encore et plus suicidaire, une lame de fond exacerbée par les médias ("On connaît bien, maintenant, l'effet anesthésiant de ces flux d'images, déversées par les chaînes d'information continue, ces grandes pourvoyeuses de plans de coupe : voitures de police, officiels se rendant sur place, experts de plateaux télé"), l'info en continu sur les chaînes spécialisées et, bien sûr, internet, où tournent en boucle des "exécutions perpétrées avec le concours actif, semble-t-il, de jeunes d'ici, « nos » jeunes, ce qui pose une des questions profondément déplaisantes qui nous agitent, au-delà même du recours à ce mode d'exécution qui tient de l'horreur pure : vont-ils là-bas parce que c'est précisément l'un des endroits lointains où nous n'avons pas porté la guerre ?"
Car la question est bien là. On parle de guerre, mais on n'a jamais cessé de faire la guerre, tout bonnement parce que nos économies sont toutes des économies de guerre : Irak, Afghanistan, Libye, Syrie, Mali, etc, ou de la laisser se développer (Yemen, Soudan, etc.), en apparence sans nous, mais en réalité nous sommes toujours derrière (et l'on voit nos dirigeants se vanter à chaque nouveau contrat de ventes d'armes). Tout ça se passe, notent les auteurs sur ce qu'on appelle par euphémisme "les « théâtres d'opérations extérieures ». Écoutez bien, chaque mot compte, car le vocabulaire militaire a ceci d'implacable qu'il s'impose à la société tout entière pour liquider le réel : théâtre, non parce que c'est un jeu, mais parce qu'on y est spectateur et que les rôles y sont joués par des professionnels ; opération puisque la guerre ne se dit plus qu'en feignant d'être ce qui nous guérit d'elle-même (une sorte de technique chirurgicale) ; extérieure, soit au plus loin". Or ces guerres (on finit par parler de guerres de civilisations) ne sont pas anodines, et dans les esprits de beaucoup de jeunes, elles ne sont peut-être pas considérées comme une dérive des occidentaux, mais bien comme le moyen d'assurer leur domination, qui est la domination des blancs.
Tout cela explique en partie les attentats contre "Charlie" et les tueries antijuives de janvier dernier, sans les justifier, naturellement. Mais on a vite fait de faire l'amalgame, et de stigmatiser toute une communauté : nos auteurs notent encore que "tout ce qui n'est pas "Charlie", voire tout ce qui est Kouachi, Coulibaly, comme tout ce qui a refusé d'observer la minute de silence, le 8, n'est pas forcément terroriste, évidemment, ni même susceptible de le devenir, mais nous tend un miroir où ce que nous voyons est massivement blanc, de peau et parfois de peur".
Le livre signale que "plus personne ou presque ne lisait Charlie avant le 7 janvier alors qu'il réalisera dans une semaine, le 14, le plus gros tirage de la presse française, […] tout ça on n'en avait pas grand chose à faire, ni de défendre quoi que ce soit, liberté d'expression ou autre, d'ailleurs vous verrez, quand on aura collé le FN bien haut, ce qu'il restera de tout ça..." Oui, la liberté d'expression a bon dos ; très peu sont capables de la défendre vraiment, et pas sûr que c'était la pensée première de tous les manifestants. D'ailleurs, notent encore les auteurs, "ce type d'humour", celui de Charlie, dont on pouvait penser "qu'il était susceptible de renverser le monde en menant une guerre contre la connerie sous toutes ses formes : programme assez ample, mais entraînant et efficace", n'est peut-être pas la panacée. "Nous y avons cru, puis nous nous sommes peu à peu laissés gagner par l'idée qu'il s'agissait en fait d'une impasse, que la dérision n'était rien d'autre que le ricanement des nantis, qu'elle s'accommodait fort bien de tous les petits arrangements de cette caste arrogante et étriquée qui nous gouverne, et que par conséquent elle constituait le type même de la fausse subversion, confortant l'ordre qu'elle prétend moquer" (un peu comme "Les guignols de l'info" qui, en fin de compte, ne gênent personne et donnent de plus une image largement erronée de la politique).
Enfin, ils remarquent que les corps "sont toujours au centre de la cible, celle, effective, des viseurs, comme celle, symbolique, des trois religions monothéistes, toujours prêtes à se battre, se déchirer, s'anéantir, envoyer les fidèles au casse-pipe, mais toujours promptes à faire l'union sacrée quand il s'agit de régenter les corps aux deux points essentiels dont elles essaient toujours de nous déposséder, nos amours (hier ni adultère ni sodomie, aujourd'hui pas de mariage pour tous), et notre mort (pas de fin de vie assistée)". Ceci pour le côté religieux de l'affaire.
On le voit, avec ces quelques citations, que "Prendre dates" brasse de nombreux sujets, et ne fait pas dans la simplification abusive de ceux qui jouent avec l'émotion et la peur qui s'ensuit. Sa lecture, extrêmement dense, demande de la concentration : ce qui manque le plus aujourd'hui, où chacun est distrait par son smartphone. Mais elle nous donne à penser, au contraire de la société du spectacle. Ce livre fait partie de ceux qui confirment ce qu'écrit Sergio Ghirardi dans "Nous n'avons pas peur des ruines : les situationnistes et notre temps" (L'insomniaque, 2004) : "L'industrie culturelle a désormais inventé de nouveaux gadgets bien plus rentables et consommables que l'objet livre. Elle a vampirisé l'envie de lire pour y substituer une rapide consommation virtuelle où la facilité prime, aux frais de l'intelligence sensible, dans le triomphe du superficiel et de la fausse conscience téléguidée". Lisons, que diable !

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