La favorite de Matthias Lehmann

La favorite de Matthias Lehmann

Catégorie(s) : Bande dessinée => Adultes , Bande dessinée => Aventures, policiers et thrillers

Critiqué par Pucksimberg, le 30 juin 2015 (Toulon, Inscrit le 14 août 2011, 44 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 3 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (12 805ème position).
Visites : 3 631 

Le travestissement d'un petit garçon pour l'équilibre familial

Une petite fille vit dans une belle demeure avec une grand-mère dure et violente et un grand-père inexistant, complètement soumis à son épouse. Elle reçoit régulièrement des coups de martinet et se voit enfermé ponctuellement dans une pièce obscure qui l'effraie. Elle a peu de liberté et ne peut sortir avec les autres à sa guise. Ses parents sont morts, c'est du moins ce qu'on lui dit. Cette maisonnée vit sur les non-dits, pire encore sur le mensonge. Le principal est de taille : cette petite fille est tout simplement un petit garçon que la grand-mère souhaite habiller en fille. Tout cette mise en scène est ébranlée lorsqu'une famille portugaise s'installera à leurs côtés ...

Ce roman graphique emprunte à la littérature certains éléments de son histoire. Le cas d'un enfant triste vivant avec des adultes durs et autoritaires est déjà fort présent dans la littérature. Matthias Lehmann, à sa manière, parvient à rendre cette histoire attachante et révoltante parfois. Il a opté pour les dessins en noir et blanc et nous permet dans de nombreuses pages d'entrer dans l'esprit de l'enfant et de voir ses souhaits et son imagination débordante. Il a su aussi attiser le suspense même si on devine assez rapidement certains éléments de l'intrigue. L'intérêt n'est pas forcément là. Le comportement des enfants est bien plus intéressant et la peinture est assez juste ( cruels parfois avec des animaux, moquerie facile, les rapports garçon-fille ... )

Il y a aussi de jolies trouvailles quand le dessinateur pastiche "Une enquête de Ludo", quand il joue sur le caractère symbolique dans certaines scènes. Il ne s'encombre pas de certains principes : le roman graphique questionne sur l'identité, sexuelle essentiellement, sur ce qui fait un garçon ou sur ce qui fait une fille. On ne bascule absolument pas dans une histoire manichéenne. Je ne dirais rien sur la fin, mais ce n'est pas forcément celle à laquelle on pense. Le titre du roman graphique questionne le lecteur et invite à interpréter certains points.

Un roman graphique honnête, prenant et pas si simple que ça !

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ELLE voulait m’éduquer à la dure

10 étoiles

Critique de Sentinelle (Bruxelles, Inscrite le 6 juillet 2007, 54 ans) - 2 novembre 2017

Il y a quelque chose de cru, vif, nerveux et extrêmement frontal dans cette bande dessinée, et pas seulement au niveau du contenu, mais également dans les traits de dessin (à l'encre), tout en tension, dans les expressions très prononcées du visage des personnages et dans la mise en page, changeante et très fluide à la fois. La grande réussite de Matthias Lehmann est de nous amener vers une histoire qui se rapproche du conte horrifique pour mieux frôler des points de détails extrêmement réalistes, au point où le lecteur se demande finalement si cette histoire ne s'est pas réellement passée, ce qui rend le malaise encore plus palpable. Et si nous sommes rarement dans la compassion et encore moins dans l'attendrissement (l’auteur se garde bien d’utiliser cette carte-là), nous sommes presque continuellement dans le questionnement, le doute et la violence quotidienne des rapports humains, quels qu’ils soient. Une très grande richesse thématique traverse le récit, au point qu’il serait fastidieux de tous les énumérer (la folie, l’identité, la filiation, la sexualité, le racisme, la différence de classe, le conformisme, la complicité qui passe par la lâcheté, pour ne citer que ceux-là). L'enfance séquestrée et confisquée (ce qui n’empêche pas la fuite dans le monde imaginaire) mais dénuée de tout sentimentalisme ou d’angélisme, avec toute la cruauté, l’intolérance et la dureté que les enfants expriment également entre eux. C’est pathétique et tragique en même temps, loufoque quelquefois, souvent noir, cinglant et parfois si réaliste. Une très grande réussite.

Extrait :

ENFANT, le grenier de ma grand-mère me terrorisait.

LES cartons remplis de livres aux couvertures surannées, les tas de vieux draps qui ressemblaient à des fantômes dans l’obscurité et l’odeur de poussière qui prenait à la gorge, tout ça me mortifiait.

LE PIRE étant sans doute les poupées de porcelaine, avec leurs visages ébréchés, regroupées dans un coin tel un mausolée en mémoire de leur ancienne propriétaire, Éléonore, la fille défunte.

GRAND-MÈRE m’obligeait à passer la nuit dans le grenier si je faisais une grosse bêtise.

ELLE voulait m’éduquer à la dure.

Alice au pays de Folcoche

8 étoiles

Critique de Blue Boy (Saint-Denis, Inscrit le 28 janvier 2008, - ans) - 15 octobre 2015

D’emblée, La Favorite s’impose par son graphisme noir et blanc très particulier, et à vrai dire plutôt plaisant. Un trait nerveux tout en stries, des visages expressifs, parfois grimaçants jusqu’à l’hystérie, avec toujours un souci de la précision. La mise en page est extrêmement libre, très souvent l’histoire passe du gaufrier au strip, sort des cases pour déboucher ensuite sur une seule scène en double page. Toutes ces ruptures donnent une narration extraordinairement variée, installent une tension, renforcée par des trouvailles graphiques révélant chez son auteur un imaginaire toujours en ébullition. A noter que celui-ci est également illustrateur, ce qui explique sans doute cette amplitude formelle.

Venons-en au récit à proprement parler. Assez perturbant, il nous entraîne progressivement vers un tourbillon de démence, parfaitement incarné par le dessin que je viens d’évoquer et dont on ne peut détourner le regard tant on est fasciné, subjugué, horrifié. Jusqu’à la fin, on se pince en se demandant si l’histoire de ce garçonnet travesti en fillette par cette soi-disant grand-mère est vraie, en tout cas on se dit qu’elle pourrait l’avoir été. Mais l’important est le thème principal développé ici : l’identité broyée (ou niée) de deux êtres sous le poids des conventions sociales d’un autre âge, et la perpétuation par ces derniers par le biais de « Constance ». Matthias Lehmann semble au final s’en amuser en posant sur ces grands-parents indignes qui se haïssent à mort un regard grinçant, compréhensif aussi, mais à la limite de la provocation notamment lorsqu’il parle de l’homosexualité du grand-père dans sa jeunesse. Même la « fillette-garçon », sur laquelle on devrait réellement s’apitoyer, a fini par s’adapter à la situation dont elle commence à comprendre l’absurdité. Avec l’espièglerie comme paravent, elle deviendra à son tour monstrueuse en endossant un hideux masque africain représentant, pense-t-elle, une mère imaginaire qu’elle croit morte (on reste dans le thème de l’identité). Et paradoxalement, c’est ce masque aux vertus visiblement magiques qui lui fera retrouver cette identité perdue…

Du coup, il sera totalement vain de chercher de l’émotion dans ce récit, qui possédait pourtant tous les ingrédients du drame, mais bascule très vite vers le conte drolatique un peu piquant. Encore peu connu mais déjà publié par L’Association en 2001 (Isolacity) et une première fois par Actes Sud en 2006 (L’étouffeur de la RN 115), Matthias Lehmann prouve avec ce one-shot qu’il passe définitivement dans la catégorie des auteurs indispensables.

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