La prison des caïds de Frédéric Ploquin

La prison des caïds de Frédéric Ploquin

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par Eric Eliès, le 1 mai 2015 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 7 étoiles
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Une enquête en immersion au milieu des truands, sous forme d'anecdotes et de témoignages sur le vif, mais trop dépourvue de recul et d'esprit d'analyse

Ce livre se présente comme une collection de témoignages de « caïds » et d’anecdotes de leur vie quotidienne en prison, décrites avec franchise et sans afféterie littéraire, comme si la volonté de l’auteur était de nous immerger, sans recul ni démarche analytique, dans la réalité du milieu carcéral et de nous faire partager les sentiments qu’éprouvent les prisonniers. La spontanéité des dialogues et l’expression directe des frustrations ou des espoirs des truands génèrent une apparence de familiarité apte à susciter une forme d’empathie avec ces hommes au caractère fort, enfermés dans un univers de violence dont ils sont le centre de gravité. Ce parti-pris de l’auteur est très gênant, tant il semble justifier voire cautionner l’attitude des truands qui sont souvent présentés comme des êtres insoumis à l’ordre établi, ultimes aventuriers des jungles d’asphalte et derniers rebelles des temps modernes, sorte de victimes d’une société qui tente vainement, par l’enfermement, de briser leur résistance et leur désir de liberté. Leur pouvoir de fascination semble réel puisque le livre (uniquement consacré aux truands masculins) relate que de nombreuses femmes (infirmières, surveillantes, avocates) succombent aux charmes des truands, sans compter les personnels masculins (dont un juge d’administration des peines !) qui monnayent en nature les avantages qu’ils peuvent accorder aux prisonniers… Néanmoins, on peut surtout voir, en filigrane dans cette galerie de portraits (d’où se dégage très nettement celui de Tony Cossu, personnage charismatique aux propos intelligents et subtils), une foule d’individus individualistes et réfractaires à la loi, incapables de fonder leur vie sur d’autres valeurs que la jouissance matérielle, le rapport de forces et l’amitié clanique.

Par la quantité des témoignages qu’il donne à lire, le livre reflète bien l’évolution des prisons et de leur population. Dans les années 70, les peines de prisons étaient une sanction et l’administration cherchait à punir des truands en leur imposant des conditions de vie inconfortables voire pénibles ; dans certaines prisons célèbres dans le milieu, comme celle de Mende (Lozère) ou de Fresnes, les surveillants profitaient de leur impunité pour humilier ou torturer les prisonniers, allant parfois jusqu’à les mutiler ou les tuer selon leur bon vouloir. Tony Cossu, qui fut incarcéré à Mende, raconte qu’il n’a survécu que parce que le juge d’application des peines, voyant son état de délabrement physique, l’a transféré pour le sauver vers une structure psychiatrique. Depuis plusieurs années, les prisons sont simplement devenues un lieu d’enfermement où les prisonniers parviennent à recréer un univers de vie presque ordinaire, faite de combines et de rapports de force (règlement de comptes, communautarisme « black », « arabe », « manouche », « corse », etc.). Néanmoins, la violence reste exacerbée, avec des débordements incontrôlables lorsque les rivalités de clans s’embrasent ou que des psychopathes (de plus en plus fréquemment mélangés avec les truands ordinaires) entrent en crise de démence… Ce climat de menace permanente explique le succès des islamistes, qui parviennent aisément à recruter les prisonniers fragiles ou isolés (notamment les délinquants sexuels) qui sont en recherche de protection.

Protégés par leur réputation, les grands truands semblent insensibilisés à la prison, qu’ils acceptent comme une simple contrainte et un risque à payer pour les plaisirs de la vie intense qu’ils ont connue ou dont ils rêvent. Capables d’ascétisme, voire même de philosophie stoïcienne, ils adoptent une attitude de guerrier et profitent de leur vie recluse pour réfléchir sur les erreurs commises (qui leur ont valu d’être pris) et entretenir leur vivacité de corps et d’esprit. Contrairement à la majorité des détenus qui sombrent dans la déprime ou ne savent s’occuper que par la musculation et le visionnage de films X (qui s'échangent sur clefs USB), ils s’aménagent des rituels et des espaces de liberté (lecture, cuisine, jardinage, rêveries, etc.) pour tromper les heures et éviter de trop tergiverser. Certains, comme Tony Cossu, se découvrent même des talents d’artiste (écriture, peinture, etc.). D’une manière générale, les truands à l’ancienne fichés au grand banditisme, qui disposent d’amitiés sûres et/ou d’économies confortables, s’efforcent de passer le plus agréablement et le plus tranquillement possible leurs années d’enfermement, ce qui leur permet également de parvenir à instaurer une relation de confiance avec l’administration. Auréolés de leur réputation, proportionnelle à leur casier judiciaire et à leur présence dans les médias, les truands expérimentés se méfient de l’agitation causée au sein de la prison par les jeunes caïds, souvent issus des banlieues, qui recherchent leur fréquentation. Il existe un conflit générationnel entre les anciens truands (French connection, « dream team », etc.) et les jeunes caïds, qui peut dégénérer en règlements de compte. Alors que les jeunes des banlieues considèrent que les anciens (notamment les Corses) sont racistes et hostiles à partager le gâteau (alimentant leur frustration et leur haine des « céfrans », qu’ils rackettent dès qu’ils en ont l’occasion), les anciens reprochent aux jeunes, prêts à tout se faire respecter (que ce soit des autres prisonniers ou de l’administration), des prises de risque excessives (dommages collatéraux, etc.) et un mépris total des codes du milieu : discrétion sur les affaires, bonnes relations avec les avocats (dont la proximité avec les truands semble avérée, y compris pour des ténors médiatiques), etc. Néanmoins, leur regroupement dans l’espace confiné de la prison leur permet de partager du retour d’expérience sur les opérations qu’ils ont montées et sur la qualité des avocats, de créer de nouvelles amitiés (parfois à la vie à la mort) voire de recruter des comparses pour les futurs coups (braquages, trafics, etc.).

Les avocats interrogés semblent globalement très dubitatifs sur l’efficacité du système judiciaire et carcéral et avouent ne pas se soucier de l’innocence ou de la culpabilité réelle de leur client. Ils sont payés pour mettre au point la meilleure stratégie de plaidoirie et travaillent à obtenir du juge la sanction la plus faible possible. Les avocats se déclarent impressionnés par la résistance mentale des truands endurcis, qui profitent également de leur séjour en prison pour potasser le code pénal. Certains truands sont même devenus des spécialistes du Droit.

L’auteur n’a aucun mot bienveillant, ou presque, sur l’administration pénitentiaire, qui ne semble soucieuse que d’éviter les conflits ou les évasions et prête à acheter la paix sociale à n’importe quel prix, par la conciliation (appui sur des caïds dont l’influence reconnue sert de relais aux « matons », satisfaction des exigences sur le confort de vie, abonnement à des chaînes pornographiques, etc.) ou par la coercition (mesures vexatoires, déménagement de cellules voire de prisons, enfermement au mitard, etc.). Les surveillants sont décrits comme des hommes aigris, épuisés nerveusement et physiquement par le stress de leur hiérarchie et la pression des prisonniers qui, pour la plupart, les méprisent et les considèrent comme les larbins du système. Les vieux truands en profitent pour s’attirer leur bienveillance en offrant leur expérience aux jeunes surveillants et en se montrant, d’une manière générale, courtois (mais ferme si besoin). Ils parviennent parfois même à instaurer des relations de confiance. Contrairement aux surveillants des années 70, volontiers sadiques, les surveillants actuels ne sont jamais zélés car les prisonniers leur font savoir qu’ils pourront se venger et l’administration préfère fermer les yeux sur les petits trafics plutôt que susciter des troubles. De nombreux surveillants sont, à des degrés divers, corrompus ou dépressifs, voire suicidaires… Ce livre, qui décrit une ambiance glauque et une profession ravagée par l'absentéisme médical, ne risque pas de susciter des vocations et va totalement à l’encontre des efforts de recrutement faits par le ministère de la Justice !

Un chapitre entier est consacré à l’évasion, qui occupe les pensées de nombreux prisonniers même si très peu envisagent ou osent passer à l’acte. Au-delà du rêve de la liberté recouvrée, c’est la satisfaction de se montrer plus fort que le système et la gloire d’une évasion réussie qui motivent les truands. L’évasion se prépare dans le plus grand secret, en s’appuyant toujours sur une logistique extérieure et une solidarité de bande. Les méthodes sont devenues de plus en plus brutales (recours à l’explosif et aux armes de guerre pour des libérations sous forme de prise d’assaut). L’évasion est fortement réprimée. Tout prisonnier suspecté de préparer ou connu pour avoir réussi une évasion fait l’objet d’une surveillance spécifique, de mesures vexatoires et de transferts réguliers, annoncés sans préavis.

La réinsertion n’est quasiment pas évoquée et les dispositions offertes (formation professionnelle, éducation scolaires, petits travaux rémunérés, etc.) sont souvent dévoyées par les prisonniers, pour qui elles sont surtout un moyen de se mettre positivement en valeur pour obtenir des remises de peine. Le grand intérêt de ce livre est d’inciter à réfléchir sur la politique carcérale et le système judiciaire, qui semblent tous deux dans une impasse et incapables de protéger la société : soit il faudrait mettre l’accent sur la réintégration plutôt que sur l’enfermement pour dissuader la récidive soit il faudrait durcir les peines pour ôter aux truands, qui apparaissent intrinsèquement réfractaires à la loi, la possibilité de reprendre leurs activités criminelles…

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