Quartier nord de François Ruffin, Loïc Faujour (Dessin)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par Heyrike, le 22 décembre 2014 (Eure, Inscrit le 19 septembre 2002, 57 ans)
La note : 10 étoiles
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Ainsi parlait Zoubir

Zoubir a fixé un rendez-vous à François au pied d'une des barres en béton dans le "Bronx Amiénois". Il n'en mène pas large ce jeune journaliste issu d'une brave famille respectable vivant dans un quartier à l'abri des hordes de voleurs, de drogués et de barbares assoiffés de sang. Le petit gars bien habillé, propre sur lui, repense au personnage d'Al Pacino dans le film Révélations, un journaliste intrépide qui brave tous les dangers pour faire éclater la vérité, un courage qui lui semble être au-dessus de ses forces, soudain un type patibulaire, mais presque, approche : "Une cigarette ? Tu peux me donner une cigarette ?", pas de bol il ne fume pas (le gars bien que je vous dis sous tous les rapports), il croit un instant qu'il va partir en fumée. Mais non, l'éclaireur des troupes d'Attila s'éloigne tranquillement, non sans lui rappeler que s'il a besoin de shit il peut compter sur lui. Zoubir débarque enfin sans se presser, tel un Zorro des banlieues, sauvant de peu François d'une crise d'apoplexie.

En février 2002 sur le chantier de rénovation de la Citadelle, un mur s'écroule. 600 kilos de pierres fracassent le corps du jeune Victor. Comme beaucoup d'autres ouvriers, Victor était en contrat d'insertion, plein de bonne volonté, il ne rechignait jamais à accomplir les tâches qu'on lui confiait. Très vite le personnel d'encadrement, les élus et même la presse régionale vont conclure à un accident dû aux conditions météorologiques exceptionnelles qui ont fragilisé le mur. La faute à pas de chance. Un semblant d'enquête administrative est mené, à part les nuages aucun responsable n'est désigné. De leur côté, la police conseille aux parents de porter plainte contre la mairie, ils ont constaté des manquements sur les règles de sécurité. Lorsqu'ils rencontrent les élus, on leur fait comprendre que personne ne pouvait prévoir ce drame. La fatalité avait frappé à la porte de Victor ce jour là, sans laisser d'adresse. On leur suggère subtilement qu'il vaudrait mieux qu'ils retirent leur plainte (la lutte serait à armes inégales, pour eux bien sûr). De plus les camarades de Victor fuient désormais leur maison, tous ont rentré la tête dans les épaules, parler serait se fermer toutes les portes d'accès aux aides, aux stages et aux petites boulots qui leur permettent de vivoter.

Les parents de Victor portent plainte tout de même, ils ont confiance en la justice Française. Les méandres de la justice et de l'administration vont entraîner le dossier vers le fond, les implications sont trop nombreuses et les personnes mises en cause sont trop respectables pour pouvoir être inquiétées et puis surtout Victor est trop noir.

Zoubir a accepté de guider François dans le quartier Nord, il connaît certaines personnes qui ont été témoins de l'accident. Mais notre Al Pacino picard est rapidement décontenancé par la tournure que prend cette enquête menée à la vitesse d'un escargot qui serait atteint d'une paralysie musculaire, il s'impatiente. Zoubir lui dit "C'est le début de notre chemin, et tu voudrais déjà toucher la fin. Seule compte la fin pour toi. Tu mourras jeune, à être si pressé". Car Zoubir tient absolument à lui présenter le réel des gens de ce quartier, à commencer par sa propre histoire. Ancien engagé parachutiste, il vit depuis de petits boulots quand il parvient à en trouver, il adore sa femme et ses enfants qu'il tente de préserver du chaos. Son quotidien est rythmé par les allées et venues dans les boites d'intérim, les demandes d'aides et l'espoir de décrocher un emploi à la mairie, mais c'est toujours les mêmes rebuffades, les mêmes déceptions. Excédé qu'on se foute de sa gueule à chaque repas avec la belle-famille parfaitement intégrée (ils mangent du porc et pètent à table comme des bons "français de souche") et un salaire qui tombe à chaque fin de mois, il a préféré endosser le rôle d'une grosse feignasse (faut dire qu'il a pris un peu de ventre depuis son dernier saut en parachute), à chaque fois les discussions tournaient irrémédiablement autour des syndicats, des salaires et des vacances "Et toi Zoubir ? Ils me demandaient. Et là, je te jure, tout le monde rigolait, Je pouvais répondre quoi, moi ? Leur détailler mes échecs, devant eux, qui m'humiliaient déjà ? Oh moi, je suis un gros feignant, j'ai répliqué, comme si je l'avais choisi, au moins, le chômage". Pourtant il continue de croire qu'un jour il l'aura son pavillon sur un terrain pas trop en pente où pourront vivre ses enfants loin du béton des HLM.

Après une phase d'apprivoisement réciproque, Zoubir va raconter son histoire à François, son enfance faite de petites joies et de grands coups de poing, ses galères, ses espoirs et ses désespoirs, sa dépression abyssale, la lutte pour empêcher que ses frères ne chutent dans la délinquance et la drogue sans toujours y parvenir, les jours qui se succèdent sans lendemain. Ne sachant pas où il va, il entreprend de découvrir d'où il vient, il se tourne vers le passé de ses parents. Son père est un harki rapatrié en France après la fin de la guerre d'Algérie, jusque-là il n'avait jamais prêté d'attention à cette histoire familiale, tout comme il n'avait pas conscience de son appartenance à la culture musulmane. Tout cela était demeuré quelque chose de flou, sans consistance réelle, des lambeaux poussiéreux de vies qui lui étaient étranger. De rejets en regrets, il décida à cette époque de rejoindre le dieu de ses aînés, le plus dur pour lui, durant ce retour aux sources, fut d'arrêter de manger du pâté et du saucisson ! Car il en a de l'humour cet homme qui pose un regard lucide, tendre et sans concession sur l'existence difficile que mènent les habitants du quartier Nord. Les mots il les connaît, les idées il les a, alors lorsqu’il parle c'est toujours avec justesse et justice qu'il s'exprime ce jeune sage aux allures de prophète.

L'immersion de François dans le dédale des vies qu'il croise au fil des jours est totale. Patiemment il écoute, partage et prend part au quotidien chaotique de personnes rencontrées grâce à Zoubir. Monsieur Rabi, président roublard et burlesque du CNRA (Conseil National des Réfugiés Algériens), use jusqu'à la corde de ses effets de manches, proclamant, à qui veut l'entendre, sa colère et sa révolte contre le sort qu'on réserve aux siens sans pour autant obtenir de résultats tangibles, tous l'écoutent et tous s'en méfient.

Rodrigue le dealer camé qu'il accompagne sur le boulevard de la came, l'écoutant inlassablement prédire qu'il va décrocher de cette saloperie, se ranger une fois pour toute, partir faire les vendanges le temps d'y voir un peu moins flou, le mensonge porté en bandoulière. Rodrigue n'est pas un dur, c'est au contraire un vrai papa poule attentif avec sa femme, seulement il semble être coincé dans un labyrinthe circulaire dépourvu de sortie vers la case bonheur. Pourtant il se prend parfois à y croire, et puis les aléas d'une vie remplie de nids de poule se chargent du reste.

Djouneïd, ancien militaire, revenu à la vie civile pour y mener un autre combat, se faire une place au soleil Amiénois. François adore écouter ce type intelligent et cultivé qui pratique une philosophie de l’existence toute particulière en guise d'arme de combat. Depuis quatre ans, il étudie pour devenir aide-soignant et malgré ses quatre échecs précédents, il continue de passer plusieurs heures par jours la tête dans les bouquins car comme il le dit "C'est lutter ou se résigner, et il vaut mieux se battre que de ne rien faire. Tu auras des cicatrices, mais au moins ça témoignera que tu es humain ..."

En filigrane, l'auteur nous raconte le destin des harkis qui ont dû fuir l'Algérie après la fin de la guerre, tous n'auront pas eu cette chance, le gouvernement Français ayant donné des consignes très strictes à l'armée, empêcher à tout prix un rapatriement massif des Algériens (et de leur famille) ayant combattu aux côtés des Français. Ceux qui furent bloqués en Algérie subirent des représailles sanglantes. Les "chanceux" qui décrochèrent leurs billets d'entrée pour le pays des droits de l'homme furent jetés sur un lopin de terre à l'écart de tout, à l'abri de rien, ni du mépris des autorités ni du climat rigoureux de l'hiver, ils vécurent dans des cahutes insalubres auxquelles il manquait des vitres aux fenêtres. L’État nommera un chef collaborateur parmi eux pour ne pas devoir assumer ses responsabilités, celui-ci verrouillera tout et veillera sur ses ouailles comme un vrai Caïd, si certains cherchent à contourner son autorité il s'arrange pour leur pourrir la vie qui n'est déjà pas très belle dans ce ghetto. Une longue nuit de sommeil commence.

Fin des années 1970, les jeunes de la seconde génération se réveillent. Ils revendiquent le droit d'exister, à ne plus être des invisibles, des citoyens de seconde zone. Mais les obstacles sont innombrables, le mépris, le rejet et le racisme sont des armes brutales qui pilonnent toute velléité d'intégration. Le désespoir est immense, véritable terreau sur lequel la délinquance s'enracine, la drogue commence à circuler dans les quartiers. Quelques-uns parmi eux décident de s'organiser en créant des associations représentatives, ils deviennent les porte-paroles des habitants des quartiers auprès des autorités tout en proposant des services de surveillance et de protection des commerces, ce qui permet à plusieurs jeunes de trouver du travail. Les élus tentent alors de récupérer les leaders pour mieux contrôler la situation, tandis que ces derniers jouent avec l'eau et le feu pour obtenir des postes importants pour eux-mêmes et leurs camarades, un jour provoquant des émeutes violentes, pour le lendemain jouer les pacificateurs. A force de magouilles, de compromissions et de conflits d'intérêts, la situation se dégrade inéluctablement. Le rapport de force est inégal, les autorités ont toutes les cartes en main, le mouvement s'essouffle laissant la place à l'écœurement. Retour en arrière ou plutôt poursuite du chemin de larmes.

Le jour où François Ruffin a fait la connaissance de Zoubir, il n'imaginait probablement pas qu'il allait entreprendre une longue plongée dans le quartier nord d'Amiens, banlieue typique tant prisée par les médias avides d'images chocs et de sensationnalisme qui leur permettent de ressasser à l'envie les clichés éculés depuis plusieurs décennies sur ces "zones de non droit" comme ils aiment à les définir. Ces oublieux volontaires de leur cœur de métier, qui consiste entre autre à se poser des questions, à enquêter et à comprendre les origines d'un état de fait, ronronnent paisiblement dans le dédale de l'information prémâchée qu'ils donnent à la becquée aux consommateurs de la messe du 20 heures (sans oublier la presse écrite, ça va de soi). En plongeant ainsi dans un milieu "hostile", l'auteur ne fait pas œuvre de sociologie mais d'une approche à hauteur humaine de toutes les personnes qu'il a côtoyées durant deux ans en partageant leur pain quotidien mais également leurs joies, leurs galères, leurs vacillements entre désespoirs et espoirs. Il les écoute longuement sans préjugés mais non sans faire preuve de lucidité sur l'issue incertaine du devenir de certains d'entre eux, les rêves sont grands, les volontés sont fortes mais l'inéluctabilité des forces contraires à leurs aspirations sont implacables. La lutte est inégale mais nécessaire pour pouvoir prétendre au statut d'homme parmi les hommes, et si parfois le prix à payer est exorbitant rien ne peut empêcher la marche en avant de toute une génération vers le possible dans une société barricadée derrière les murs du mépris et de l'insignifiance. L'auteur ne fait jamais preuve d'angélisme, s'il pourfend l'image négative, construite de toute pièce par les bateleurs des médias nécrophages, de ces hommes et ces femmes relégués au rang de citoyens de seconde zone par toute une frange d'une nation acquise à la vulgate de l'apartheid social et ethnique, il donne à voir aussi la réalité crue de ce "peuple d'en bas" en proie au désarroi et confronté à ses propres contradictions, mais qui conserve malgré tout au plus profond de lui même une flamme intense prête à éclairer l'avenir.


François Ruffin est le rédacteur en chef du journal alternatif Fakir (http://www.fakirpresse.info/), il a collaboré durant plusieurs années à l'émission de France Inter "Là bas si j'y suis", il a aussi publié des articles dans "Le monde diplomatique".

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