John Ford : La violence et la loi de Jean Collet
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Passionnante méditation sur Ford
Alors que commence, ces jours-ci, à la Cinémathèque de Paris Bercy, une rétrospective de ses films, je ne résiste pas au plaisir d'écrire quelques lignes à propos d'un cinéaste qui compte parmi ceux pour qui j'ai le plus d'admiration, dont je vois et revois les films avec un bonheur qui ne faiblit pas. Je veux parler de John Ford (1894-1973), le grand réalisateur classique d'Hollywood ayant à son actif 143 films, depuis l 'époque du muet (1917...) jusqu'à « Frontière chinoise », sa dernière œuvre, en 1966.
Il y aurait bien des choses à dire au sujet de ce géant du cinéma et je ne peux que recommander les nombreux (et, en général, excellents) ouvrages qui lui sont consacrés ainsi que la découverte ou la redécouverte de ses films dont une partie est disponible en DVD. Mais je veux m'arrêter un peu sur un sujet récurrent non seulement chez Ford mais chez de nombreux autres cinéastes, celui de la violence et de son rapport avec la loi. C'est précisément le sujet qu'aborde Jean Collet dans un ouvrage, petit par la taille mais grand par son contenu.
En se basant sur huit grands films de Ford, du « Mouchard » en 1935 jusqu'à « Frontière chinoise » en 1966, l'auteur montre comment le grand cinéaste a su habilement mettre en scène la violence sans jamais tomber dans la tentation du spectacle. Au regard de nombre de films tournés de nos jours, ceux de Ford paraissent d'ailleurs presque exempts de violence, presque trop tranquilles. Ceux qui vont au cinéma pour se repaître d'images de violence seraient sûrement très déçus en les voyant.
Et pourtant ! Que d'enseignements pourrions-nous recevoir d'un grand maître comme Ford ! Et comme cela pourrait changer notre regard ! Car le réalisateur de « La Chevauchée fantastique » nous respecte, nous, les spectateurs, et, en nous respectant, il fait de nous davantage que de simples spectateurs. Il nous rend participant, il nous oblige à voir autrement, à voir la violence par les yeux d'un témoin ou par sa parole plus que de manière directe, à en chercher les causes et les effets plus qu'à la montrer, à la déceler là où on ne l'imagine pas et à en capter le mensonge là où elle se donne à voir. Les films de Ford prennent leur temps et, souvent, quand on croit qu'ils sont finis ils ont encore quelque chose à nous dire. Beaucoup d'entre eux peuvent être classés dans la catégorie des œuvres qu'on peut voir et revoir sans jamais en épuiser la richesse.
Ford ne se fait pas d'illusions sur notre humanité : il la montre capable des pires bassesses, il sait jusqu'où on peut aller dans l'abjection, quand on est habité par la lâcheté, la peur, l'hypocrisie ou, au contraire, la soif de pouvoir et la tentation de la toute-puissance. Quand on croit pouvoir être maître de tout et s'affranchir des lois. Mais Ford, marqué par son catholicisme (même s'il s'agit d'un catholicisme qui, fort heureusement, s'est débarrassé de toute bien-pensance!), sait aussi de quoi est capable l'homme dépouillé de sa suffisance, allant jusqu'au sacrifice de soi pour le salut d'autrui ou sachant trouver le geste et la parole qui mettent la violence en arrêt. Dans « Vers sa destinée » (1939), le jeune et frêle Mr. Lincoln (Henry Fonda) impose le silence aux lyncheurs par la seule autorité de sa parole, créant ainsi un espace sacré où la violence doit laisser place à la loi. Dans « Le Soleil brille pour tout le monde » (1953), le juge Priest (Charles Winninger) obtient le même résultat en traçant simplement une ligne sur le sol, séparant ainsi l'espace où rugit la meute des lyncheurs de celui où doit se faire entendre la loi. Cela ne fait-il pas penser au Christ écrivant sur le sol tandis qu'on lui amène la femme adultère, celle que la loi prescrit de lapider. A la loi de la violence, Jésus oppose une autre loi.
Que d'enseignements encore l'on peut recevoir en revenant à Ford ! Il y aurait mille choses à dire et sur quantité de thèmes variés. Il faudrait aussi, je le pense, que certains parmi les cinéastes d'aujourd'hui osent se mettre à l'école des grands classiques et, en particulier, de Ford. Peut-être éviteraient-ils ainsi le piège dans lequel ils tombent si allègrement, celui de faire de la violence (mais on pourrait dire la même chose du sexe, par exemple) un spectacle destiné à satisfaire à la fois les yeux et les appétits les plus primaires de spectateurs vautrés dans leurs fauteuils dans ce seul but. Des films récents comme « Prisoners », « Alabama Monroe » ou « Nymphomaniac » m'ont paru particulièrement détestables et abjects de ce point de vue. Comme écrit Jean Collet à la page 117 de son livre : « Que faites-vous du spectateur ? C'est la question qu'on voudrait poser à chaque réalisateur, après chaque film. Quel rôle donnez-vous au spectateur dans le film ? Voyeur(...). Témoin (...) »
Et, plus loin, Jean Collet écrit ces lignes si instructives : « ...à une seconde près, une seconde de trop, à un décadrage près, la violence au cinéma peut être pornographie ou prière, abjection ou méditation. Tous les débats sur le sujet se révèlent donc dérisoires et vains, s'ils ne sont pas inscrits d'abord dans le rectangle de l'écran, la forme que le cinéaste a donné à son film, parmi tant d'autres formes possibles. Au cinéma, la violence n'existe et ne peut se comprendre qu'en termes de forme.
(…) Ford appartient à une génération de cinéastes qui ne se contentaient pas de remplir les salles par n'importe quel moyen ; encore moins de les vider avec de nobles intentions. Comme tout artiste honnête, il sait qu'on ne peut justifier ce qu'on met sur l'écran ni par l'efficacité ni par les intentions, mais par la qualité d'un regard qui engage le regard du spectateur. Ce n'est pas la caméra qui regarde, c'est l'être humain, parce qu'il réfléchit ce qu'il voit. L'oeil voit, mais c'est l'âme qui regarde. Et c'est l'âme qu'il faut combler, non l'oeil. » (pp. 119-120).
Bienvenus, les cinéastes qui comblent l'âme et non l'oeil. Car, s'il y a aujourd'hui des réalisateurs qui ne savent pas résister à la tentation de repaître l'oeil du spectateur et d'en faire un triste voyeur, il en est d'autres qui satisfont l'âme, même s'ils ne le diraient pas ainsi, à l'exemple des frères Dardenne chez qui l'on sent bien la volonté de peser chaque plan et de réfléchir chaque scène afin d'aiguiser l'intelligence du spectateur plus que de satisfaire ses instincts. Je ne sais si les Dardenne connaissent Ford et se sont inspirés de son intelligence de la mise en scène, mais il est certain que, comme leur illustre prédécesseur, ils ont à cœur de respecter le spectateur et non de le prendre en otage. Dans quelques années peut-être, leurs films seront des classiques qu'on se plaira de prendre en exemples comme on le fait aujourd'hui de ceux de Ford !
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