Ascèse : Salvatores Dei de Níkos Kazantzákīs
('Askītikī́ : Salvatores Dei)
Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Spiritualités
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Tomber dans l'abîme et remonter en lévitation
Outre les grandes figures canoniques du XXème siècle (Mère Teresa, l’abbé Pierre, Jean-Paul II, Sœur Emmanuelle, Padre Pio), on ne trouve pas facilement des candidats pour se conduire dans les limites de la vie ascétique. Ils sont d’autant plus rares que la parole de l’ascète n’est pas toujours comprise, et par conséquent son action l’est encore moins. Comme toute forme d’expression extatique, la parole de l’ascète, si elle semble d’abord loin du monde, se révèle en bout de ligne sous la forme d’une voix revenante, afin que l’expérience menée en premier lieu puisse investir en second lieu les oreilles attentives. C’est ce qui rapproche l’ascète du mystique, si tant est qu’ils ne soient pas complètement synonymes. L’individu qui recherche la forme littérale de l’exister (sortir de soi) ne peut jamais totalement se défaire du monde avec lequel il coexiste, en quoi nous ne pouvons l’accuser de faire sécession ou de fausser la compagnie. Si l’ascète s’absente un temps, son absence n’est qu’une éclipse, une période de latence pendant laquelle l’énergie spirituelle déborde la vie du corps, ceci en vue de redécouvrir les liaisons qui nous manquent, les attaches perdues en route, parmi lesquelles culmine évidemment la possibilité de vivre en étant détaché du calcul de nos propres intérêts. Puisque l’époque moderne se préoccupe tant de reléguer dans les coulisses toute forme d’irrationalité (Dieu par exemple), le travail de l’ascète pourrait bien être celui qui consiste à sauver l’hypothèse de l’irrationnel. Sous-titrée « Salvatores Dei » (les sauveurs de Dieu), l’Ascèse de Nikos Kazantzakis s’inscrit dans cette mouvance.
Fidèle au principe d’une parole avoisinant la tendance des oracles, cette ascèse ne recule pas devant les terminologies extravagantes. Mais la prodigalité du vocabulaire ne signifie pas l’incohérence du propos. Tout au contraire, comme le souligne d’ailleurs la préface éclairante de Céline Dewas, la parole de Kazantzakis est parente de celle de Bergson et de Nietzsche. Pour le dire rapidement, les lecteurs philosophes repéreront dans ce texte le thème bergsonien du dynamisme et la conception nietzschéenne de l’amor fati. Cela montre déjà que la vie ascétique ne saurait aucunement procéder d’un isolement : elle est tout à l’inverse une totale irrigation de soi par les forces de l’univers, un acquiescement naturel devant les choses, voire un envahissement de notre intériorité par tous les extérieurs qui constituent le monde. Plutôt que de fonder l’individu à l’instar d’une série de limites ou par le jeu rhétorique de l’identité, Kazantzakis prolonge l’intuition d’un continuum vital entre soi et tout le reste. En cela, l’homme ne se perçoit plus tellement comme un être historique ou de civilisation, mais plutôt comme l’être qui fonde la possibilité d’habiter la grande mémoire du vivant. Il s’agit au fond d’apprendre à écouter en soi-même ce que nous avons jusqu’alors négligé d’entendre.
Pour parvenir au degré supérieur de cette acoustique, pour réussir à écouter les bruits qui ne sont pas ce que Francis Ponge appellerait « les gros camions » qui circulent en nous, Kazantzakis nous propose une série de devoirs. Parmi ces devoirs, on retiendra l’acceptation de l’angoisse. Force est de reconnaître que les phénomènes du monde sont angoissants parce que nous ne savons pas ce qui les sous-tend. On sent qu’une puissance gît dans le monde, on sent le grondement d’une présence, mais la plupart du temps la raison nous rappelle à l’ordre, elle nous empêche de nous pencher au bord de l’abîme. Ainsi nous sommes chaque fois rapatriés dans le réflexe qui nous enjoint de penser que le monde est à notre service et que nous sommes en droit de lui poser toutes les questions qui nous arrangent. Le seul moyen de se délivrer de cette attitude utilitaire, c’est de faire taire l’Esprit afin que l’on puisse sentir monter le cri de l’Invisible (p. 24). L’Esprit est par ailleurs opposé au Cœur, tel que c’est le cas dans l’apologétique de Pascal. Cependant les deux instances répondent à des critères différemment connotés chez Kazantzakis : l’Esprit est une sécurité ontologique, une garantie de confort intellectuel, un point de repère qui empêche le bateau de la raison de trop tanguer ; le Cœur est constitutif d’un effroi potentiel à partir duquel pourrait surgir l’empreinte essentielle du monde (p. 30).
La connaissance de cette distinction Esprit/Cœur n’est pas une finalité, loin de là. Une troisième étape est nécessaire, qui accroît les devoirs préalables : c’est le moment d’appréhender le creusement d’un gouffre au milieu de soi-même, le moment de « se donner à tout » (p. 33). C’est la condition qui permet le début d’une lévitation. Ainsi s’engage la marche de l’ascétique. En se donnant à tout ce qui existe, cette marche approfondie anéantit l’indice trop intéressé d’une espérance. Car l’ascète crapahute en lui-même non pas pour gagner en puissance personnelle, non pas pour se mettre au diapason des forces universelles et revenir dominant, mais au contraire pour découvrir en quelque sorte les climats de sa collaboration avec la vie. Pour reprendre les termes du poète Howard McCord, dont les travaux sont décisifs pour entreprendre une lecture de l’intériorité contemporaine, nous pouvons supposer que l’ascète est un marcheur de l’extrême (cf. McCord, Walking to Extremes). L’ascète est celui en face duquel la cosmicité peut éventuellement se dévoiler. Participant de tous les instants du monde, l’ascète détecte en lui la voix du peuple universel. Dans cette perspective, il ne faut pas manquer de courage, auquel cas nous risquons de ne pas savoir écouter l’Invisible, en l’occurrence nous risquons de ne pas comprendre les termes du combat, parce que la saisie de l’Invisible est toujours partie prenante d’une bousculade entre l’ordre de nos raisons et le désordre vivace qui piétine, qui écrase et qui pulvérise toutes nos tentatives de concevoir un refuge durable. Pour sentir le Grand Souffle, pour nous familiariser avec cette respiration qui n’a rien d’un air de famille, l’ascèse nous transporte « au-dessus des questions humaines » (p. 76), en direction du « point culminant de l’effort » (p. 120), à l’endroit où Dieu se fabrique, à l’endroit où Dieu doit être sauvé, parce que, justement, Dieu n’est plus toute-puissance ou omnipotence, sans doute parce qu’Il est dorénavant passé au crible des sociétés techniciennes qui redoutent tout instinct de cogitation et de méditation, en un mot toute propension à l’irrationnel. En tant que telle, l’ascèse de Kazantzakis est peut-être d’abord un mouvement de créativité avant d’être le fondement d’une croyance retrouvée.
[G. Mion est auteur et traducteur aux Éditions Aux Forges de Vulcain]
Les éditions
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Ascèse : Salvatores Dei
de Kazantzákīs, Níkos Dewas, Céline (Préfacier) Razgonnikoff, Jacqueline (Traducteur)
aux Forges de Vulcain
ISBN : 9782919176274 ; 10,00 € ; 07/11/2013 ; 122 p. ; Broché -
Ascèse : Salvatores Dei
de Kazantzákīs, Níkos Izzet, Aziz (Editeur scientifique)
le Temps qu'il fait / Domaine public
ISBN : 9782868530684 ; 22,47 € ; 19/05/1998 ; 115 p. ; Broché
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Critique de Cyclo (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans) - 5 juin 2014
"Il n'y a pas de doctrine, il n'y a pas d'enseignement, il n'y a pas de libérateur pour ouvrir le chemin. Il n'y a pas de chemin à ouvrir."
"Silence signifie : chacun, lorsqu'il a fini de servir dans tous les travaux, arrive au plus haut sommet de l'effort. Au-delà de tous les travaux, il ne lutte plus, il ne crie plus, il mûrit tout entier, silencieusement, indestructiblement, avec l'Univers."
"Meurs chaque jour. Nais chaque jour. Nie tout ce que tu possèdes chaque jour. L'essentiel, ce n'est pas d'être libre, mais de lutter pour la liberté."
"Scrute la mer ténébreuse sans chanceler ; scrute l'âme sans illusions, sans arrogance, sans peur."
"Nous courons, et nous savons que c'est à la rencontre de la mort que nous courons, sans pouvoir nous arrêter. Nous courons."
"Sois toujours insatisfait et révolté. Lorsqu'une habitude devient confortable, brise-la. Le plus grand des péchés est la satisfaction."
"Je ne suis pas bon, je ne suis pas pur ! Je ne suis pas en paix ! Mon bonheur est insupportable, et mon malheur aussi. Je suis plein de voix inarticulées et de ténèbres. Je me roule dans l'ignoble crèche de ma chair pleine de sang et de larmes."
"Où allons-nous ? Ne le demande pas. Monte et descends. Il n'y a pas de commencement, il n'y a pas de fin. Il n'y a que le moment présent, débordant d'amertume et de douceur, et je le savoure jusqu'à la lie."
"Mon cœur s'écoule, je ne cherche ni le commencement ni la fin du monde. Je suis son rythme formidable et je marche."
"Discipline : voilà la vertu la plus haute. Grâce à elle, la force s'équilibre avec le désir, et l'effort de l'homme peut porter ses fruits."
"Ton premier devoir est de percevoir et d'accepter, sans vaine révolte, les limites de l'entendement de l'homme, et de respirer et travailler sans répit au dedans de ces limites sévères."
C'est vraiment un livre de vie... que j'ai d'ailleurs lu dans une autre édition, au "Temps qu'il fait", remarquable éditeur, également.
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