Le travailleur de Ernst Jünger

Le travailleur de Ernst Jünger
(Der Arbeiter)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par Vince92, le 20 janvier 2021 (Zürich, Inscrit le 20 octobre 2008, 47 ans)
La note : 5 étoiles
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Domination de la Figure

Le Travailleur occupe une place à part dans l'oeuvre d'Ernst Jünger: paru en 1932, il constitue en quelque sorte l'aboutissement de son activité journalistique et politique des années 1920-1933 au cours desquelles il déploiera son talent dans les journaux et revues de la mouvance révolutionnaire-conservatrice. Au contraire de la quasi totalité de ses autres ouvrages, Jünger ne retouchera jamais ce livre le considérant en quelque sorte comme un objet référentiel de cette époque agitée pour lui comme pour le reste de de la société de l'époque.
Qu'est donc que le Travailleur dont il est question ici? Il s'agit d'une Figure (Gestalt), notion assez difficile à cerner pour celui qui ne fréquente pas les arcanes philosophiques. Cette notion englobe beaucoup de réalités: elle dépasse la simple classe ouvrière, de même qu'elle ne se limite pas au rationalisme économique. La Figure du Travailleur se caractérise par sa volonté de puissance (Jünger à ce titre considère la philosophie de Nietzsche comme un acquis et ne prend même pas la peine de le citer), elle renverse l'ordre bourgeois mais ne s'est pas fixé comme but que de le renverser: la mise en oeuvre de la mobilisation totale des forces d'une nation donne au Travailleur l'occasion d'exercer sa domination au travers de la maîtrise de la technique.
De façon évidente, le livre est marqué du fer rouge des combats de la guerre de 1914 au cours de laquelle Jünger, soldat que l'on sait, aura ressenti dans sa chair l'emprise de cette technique qui se met au service du Travailleur pour donner naissance à un monde totalement détaché de la société ordonnée par la logique bourgeoise née d'une volonté de sécurité et par le sceau du rationalisme.
Souvent, les propos de Jünger sont très difficile à cerner, le Travailleur est un livre ardu, difficile à comprendre et dont le fil conducteur souvent s'emmêle. Par ailleurs, cette oeuvre paraît très datée: le lecteur d'aujourd'hui semble très éloigné des préoccupations de l'écrivain allemand d'entre-guerre. Pourtant, la Figure du Travailleur pourrait aisément s'incarner dans l'employé de bureau de la Défense ou tout autre individu passé au service d'une volonté de puissance, non plus d'un ensemble cohérent mais de quelques-uns.
On a souvent reproché à Jünger d'avoir apporté, lui et quelques autres intellectuels, le substrat philosophique à la prise de pouvoir du national-socialisme en Allemagne: le livre bénéficie à ce titre d'un éclairage bienvenu de Julien Hervier qui livre un avant-propos salutaire dans l'édition Bourgois et repris d'ailleurs au Livre de poche (pochotèque). Arrivé trop tard pour participer au mouvement national-socialiste, le Travailleur se détache de ce mouvement au point que Thilo von Trotha écrivait que Jünger se risquait dans "la zone des balles dans la tête".
Ce livre résume à lui seul l'activité politique de Jünger, figure importante de la culture allemande du XXe s: détaché de tout parti-pris, marqué par la défaite de son pays, Jünger se place en observateur… il regarde avec une fascination mêlée d'un dégout parfois perceptible l'ordre nouveau marqué par la domination de ce Travailleur qui s'est détaché de l'histoire et s'appuie sur la technique pour asseoir sa puissance.

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