Contre-histoire du libéralisme de Domenico Losurdo

Contre-histoire du libéralisme de Domenico Losurdo
(Controstoria del liberalismo)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par Saule, le 13 août 2013 (Bruxelles, Inscrit le 13 avril 2001, 59 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (23 113ème position).
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Le libéralisme

Le libéralisme en tant que courant de pensée prend naissance à la fin du 18ème siècle et se développe au long du 19ème siècle. Il se définit en opposition au pouvoir absolu qui était celui des monarques. Il se caractérise par la volonté de mettre la liberté individuelle au centre des aspirations humaines. L'auteur, qui est marxiste, étudie d'un point de vue historique le libéralisme, dans sa réalité concrète et sociale. Cela permet de montrer que le mérite en général attribué au libéralisme, celui d'avoir inventé la démocratie et d'avoir libéré l'humanité du pouvoir absolu, est largement inventé et fait partie d'une 'hagiographie' de la part de ses grands penseurs.

En réalité le libéralisme ne s'est pas défini uniquement en réaction à un pouvoir central absolu, il s'est développé tout autant par opposition entre une certaine aristocratie ("la classe des seigneurs, "les bien nés et les riches") avec la classe sociale "vulgaire", que ce soit les ouvriers ou les esclaves (esclaves par la race ou la condition sociale).

Dès le 18ème siècle et la naissance du mouvement libéral en Hollande, en Angleterre et en Amérique, on voit que définir le libéralisme en terme de liberté individuelle pose un sérieux problème : tous les grands penseurs (Locke, Toqueville, Jefferson,..) étaient des fervents défenseurs de l'esclavage et parfois propriétaires d'esclaves eux-même. La liberté défendue est celle du propriétaire de disposer librement de ses biens y compris de ses esclaves. La question de l'esclavage fut également "escamotée" par la classification raciale : les noirs seront considérés comme des animaux et dès lors la question de leur non-liberté ne se posera plus. En Angleterre, posséder des esclaves était interdit dans le pays mais encouragé dans les colonies et la traite des esclaves une activité commerciale rentable. L'auteur s'étend très largement sur cette question de l'esclavage.

Une autre manière de légitimer la servitude de fait d'une large partie de la population était d'ordre "pseudo-religieux", un appel à la Providence qui avait fait des occidentaux un peuple d'élus. Entre autres arguments, on disait que la chaleur sous les tropiques rendait les gens bêtes et indolents et qu'ils avaient besoin d'être dirigés afin de ne pas sombrer dans l’oisiveté. Que la misère des ouvriers était une juste punition divine (cfr Malthus). A noter que le sort des Irlandais n'était pas plus enviable que celui des esclaves des colonies. Tocqueville, grand "légitimateur" de l'esclavage et du massacre des indiens d'Amérique, écartait le problème de la misère en excluant la sphère sociale du libéralisme : il faisait du libéralisme une question strictement politique, avec comme résultat qu'il fallait absolument éviter tout pouvoir central qui pourrait contrecarrer la liberté absolue des propriétaires (y compris celle de jouir des esclaves). C'est en vertu de ce grand principe libéral que les syndicats ou les groupement d'ouvriers sont réprimés brutalement car nuisant à la sacro-sainte liberté du propriétaire de disposer librement de son outil de production. On le sait, et cela n'a pas changé, la liberté du marché ne tolère pas les interventions sociales d'un contre-pouvoir que ce soit l'état ou les syndicats. Les protections sociales mises en place par un pouvoir central deviennent une ingérence intolérable contre la liberté !

Comme le dit plus honnêtement un auteur de cette époque, "dans toute société riche et civilisée, une partie de la population vit du travail des autres. Il est clair qu'il s'agit d'une relation conflictuelle". En gros, il y a les "bien nés et les riches" qui s'arrogent le droit d'être libre et d'asservir les autres. Et c'est pourquoi le parti libéral se définit en opposition aux masses populaires et à sa vulgarité, la liberté des uns n'est possible que grâce à la servitude des autres.

Ce livre est très intéressant afin de mieux comprendre cette idéologie qui est devenue dominante et à laquelle on oppose souvent sommairement l'échec des régimes totalitaires communistes. Dans ce gros livre très fouillé, l'auteur nous éclaire abondamment, avec beaucoup de citations souvent sidérantes, sur l'idée de liberté qui était celle des pères fondateurs du libéralisme. C'est très souvent choquant, que ce soit le sort des esclaves, des ouvriers, des indiens d'Amérique victimes d'un génocide basé sur la question raciale et l'idée de solution finale (prémices du génocide des juifs plus tard). J'ai regretté que l'auteur arrête son analyse au début de la première guerre mondiale. Il parle assez peu des penseurs plus contemporains comme Hayek et pas du tout des penseurs néo-libéraux purs et durs des dernières années. Autre légère critique, sur la forme, j'ai trouvé le livre parfois répétitif et fastidieux en ce qui concerne l'abondance de citations (à propos de l'esclavage et du génocide indiens notamment). Pour le reste, c'est un livre assez magistral qui permet de mieux comprendre le monde dans lequel on vit. En particulier, la question de la liberté individuelle qui est centrale est remise en perspective dans l'histoire. Une critique plus traditionnelle du libéralisme mettra en avant l'aspect formel de la liberté : on peut en effet critiquer le libéralisme en disant que en théorie (formellement) tout le monde est libre mais qu'en réalité celui qui ne possède rien n'est pas libre, car pour manger il est bien forcer de renoncer à sa liberté. Mais la critique de Losurdo va plus loin : elle montre que la liberté prônée était dès le début réservée à une classe de Seigneurs, ce qui a été occulté par l'histoire (qui est écrite par les vainqueurs). On a souvent tendance à glorifier le libéralisme et à l'opposer à l'absolutisme totalitaire des tentatives de régimes communistes, mais cette glorification parait bien hasardeuse quand on lit ce livre. A l'heure des démocraties parlementaires, dirigées par une ploutocratie, la question des libertés individuelles et comment elles évoluent vaut vraiment la peine d'être analysée.

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Le libéralisme ? La honte de l'Occident

9 étoiles

Critique de Radetsky (, Inscrit le 13 août 2009, 81 ans) - 7 avril 2015

Je ne paraphraserai pas la critique de Saule, à laquelle je n'ai rien à ajouter, sinon qu'il semble exister une constante historique dans la structure des sociétés occidentales, remontant à la cité athénienne.
A l'époque où Thucydide écrivait sa "Guerre du Péloponnèse" (fin du Ve - début du IVe siècles avant notre ère), la cité d'Athènes comptait environ 200.000 habitants, chiffre considérable, l'équivalent proportionnel de Shanghaï ou Mexico de nos jours ; le nombre des citoyens jouissant de leurs droits civils et politiques s'élevait à environ dix pour cent du total, et sur cette fraction environ la moitié assumait réellement les responsabilités liées au statut d'homme libre (ou affranchi).

On comptait donc 180.000 esclaves sur lesquels reposait le fonctionnement concret, matériel, de la société athénienne. Il est un fait (les "libéraux" dont il s'agit dans ce livre l'ont assez souligné) qu'assumer dans sa complétude et son efficacité toutes les prérogatives de la liberté (politiques, juridiques, économiques, historiques, pédagogiques, etc. etc.) suppose qu'on soit entièrement dévoué et occupé à l'exercice de la citoyenneté pleine et exhaustive et donc qu'on soit débarrassé de tout autre souci...
Autrement dit, la "démocratie" est un bel outil absolument inapplicable à l'ensemble des êtres humains, dont la plupart doivent d'abord tenter de survivre... au service des "élites", des "maîtres".

Regardons autour de nous : l'ouvrier, l'employé, l'ingénieur, l'enseignant, le SDF, le médecin urgentiste ou généraliste, l'infirmière, et tutti quanti subsistant grâce à leur travail, ont-ils le loisir, après une journée de 8, 10, 12, 15 heures voire plus (je ne compte pas les transports), d'assumer leurs droits et leurs devoirs de "citoyens"...? Un ouvrier démissionnant de son atelier afin de se présenter à une élection et s'il est élu, aura-t-il comme par miracle un patron qui l'attendra les bras ouverts après la fin de la législature ?
Liberté, égalité...? Tout a été et est bâti sur une fiction qui n'a jamais eu de réalité que pour la classe des "seigneurs" ; raison pour laquelle je ne parle même pas de la "fraternité"...

On en tirera les conclusions appropriées.

Il y a des répétitions, des renvois redondants parfois, mais ce livre qui m'a accompagné pendant la semaine précédant Päques 2015 est incontournable.

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