La société des individus de Norbert Elias

La société des individus de Norbert Elias
(Die Gesellschaft der Individuen)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par Mr.Smith, le 20 mars 2013 (Bruxelles, Inscrit le 10 avril 2010, 40 ans)
La note : 8 étoiles
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Réunification

Ce livre se divise en trois parties, écrites sur 35 ans – de 1945 à 1980 à peu près.
La première partie s'attache à redéfinir les concepts de société et d'individu, qui sont si abîmés, si travestis qu'ils assènent des sens, des limites et des directions farfelus à toute discussion, à toute conception de soi et de notre rapport aux autres.

Cette première partie est ennuyeuse, même si elle est sans doute un prérequis utile à la suite de l'ouvrage.
L'acharnement de l'auteur à démontrer que les concepts d'individus et de société sont détournés tourne à l'obsession, et ses chapitres s'en trouvent alourdis.

Les parties suivantes du livre sont plus intéressantes. Reprenant son concept – devenu célèbre – d'habitus social, Elias étale l'amplitude de ses quarante années de recherche. Certaines intuitions sociologiques se voient ici théorisées, marquées du sceau du froid regard disséquateur.

Elias, dont la contribution majeure à la sociologie est établie, n'est pas un grand écrivain. Oh ! ses phrases sont bien construites, et l'ensemble est fluide, là n'est pas mon reproche : comme beaucoup d'ouvrages scientifiques, l'esprit de synthèse – pourtant nécessaire à tout cheminement conceptuel – est parasité par un fouillis d'exemples survolés dont chacun mériterait un livre entier.


Ainsi en va-t-il du phénomène du favoritisme tribal dans les pays en voie de développement, approché ici comme le résultat d'une confrontation entre des mailles sociales beaucoup plus denses que dans les organisations où cette pratique est inexistante, et une volonté d'ingrégration supérieure, de niveau étatique. Cette vision purement sociologique des comportements est une bouffée d'air frais dans la mélasse d'analyses journalières, gangrénées par une douteuse morale.

Malgré sa lecture ardue, le livre est cependant indispensable : il dévoile le long cheminement intellectuel – aujourd'hui intégré dans une sorte de seconde nature – à l'origine de notre vision de l'homme et de ses rapports. Il met à jour, et de manière tout à fait convaincante, les failles originelles de ces raisonnements. De la scolastique à Camus, en passant par Kant, Hume et Descartes, tous se posent cette question : ce que je vois, ce que je ressens et ce que je pense est-il vrai ? Tous partent de prémisses tronquées : sont-ils donc seuls, ces philosophes ? Pourraient-ils seulement parler, ou même penser, s'ils l'étaient ?

Il rejoint ici un ouvrage à la démarche analogue. Celui, beaucoup plus récent, de Jacques Généreux : la disociété. Ce dernier, étant économiste, pressent et expose ces lacunes dans les doctrines économiques du passé, fondation des nôtres. A la différence d'Elias, dont l'oeil implacable ne s'autorise aucune appréciation personnelle, Généreux part d'une conviction, et est donc
plus discutable.

Les enseignements qui se dégagent au lecteur averti sont les portes d'entrée vers le monde fascinant – mais surtout ridiculement absent du débat public – de la sociologie.

Rien n'est figé. Aucune évolution n'est inéluctable et peu sont prévisibles. Les passages progressifs, que nous vivons actuellement, de niveau d'intégration plus réduit à un niveau plus élevé ne s'opèrent pas sans un bousculement d'identité qu'il est absurde de négliger. Les sauts de la tribu à l'état et de l'état aux unions étatiques impliquent tous une fracture identitaire qui ne se résorbe que sur plusieurs générations. L'identité ne se fond pas dans un moule, et est malléée par des facteurs qui sont souvent oubliés. L'héritage millénaire de certaines civilisations, qu'il soit belliqueux, rétrograde ou éclairé, ne peut être balayé par simple évocation d'une modernité, qui n'est que l'appellation présomptueuse de l'organisation étatique d'une minorité d'entités sociales.

L'homme vit en société.
Celle-ci, sa direction et son rôle sont l'objet d'interminable et éternels débats, conflits et institutions.
La sociologie moderne et ses fondateurs, dont Elias fait partie, sont pourtant étrangement méconnus.
La raison de ce manque d'intérêt importe peu. Seule compte la connaissance profonde de nous-même qui rend convictions, foi et discours crédibles.

«Connais-toi toi-même» disait Socrate.
«Connaissons-nous nous-même» dirait Elias.

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