Un titre provocateur

La question posée par le titre de cet essai ne peut que surprendre, puisque depuis notre plus tendre enfance, on nous enseigne que le fait religieux fait partie de la vie humaine et même que l'humanité est inconcevable sans lui. Dans "la Controverse de Valladolid" Jean-Claude Carrière nous montre que la pratique d'une religion, même dévoyée ou diabolique était considérée comme un argument irréfutable en faveur de l'appartenance à l'humanité par le père dominicain Bartholomé de Las Casas. Cette idée est si profondément ancrée dans notre cerveau qu'il paraît presqu'inconvenant de la mettre en cause. Ne nous dit-on pas que nos ancêtres sont passés de l'animalité à l'humanité avec le culte des morts? Il n'y aurait donc pas plus d'homme véritable sans religion que de religion sans homme pour la pratiquer?

Baudouin Decharneux, qui enseigne l'histoire des religions à l'Université de Bruxelles envisage cette question presque sacrilège sous trois aspects différents mais complémentaires: celui de l'étymologie, celui des écritures, et celui de la philosophie.

L'étymologie d'un mot permet de le comprendre, ou en tous cas ce qu'il signifiait à l'origine, même si le sens a évolué au fil du temps. Deux verbes latins peuvent avoir donné naissance au mot religion, "relegere" (signifiant relire) et "religare" (signifiant relier). Le premier qui s'intéressa à cette question fut, semble-t-il, Cicéron, au premier siècle avant notre ére. Dans son ouvrage "De natura deorum" ce penseur fait un distinguo entre la religio dérivant du mot relegere, relue, réinterprétée, remise en question, oserais-je dire soumise au libre-examen, et la superstitio qui ne bénéficie pas du même traitement. Quand des hommes se conduisent avec abnégation pour leur prochain, c'est de la religio. Quand d'autres prient pour que le "Dieu des armées" accorde la victoire à leur camp et la défaite à l'autre, c'est de la superstitio.

Ce n'est que bien plus tard, au troisième siècle de notre ére, que le philosophe Lactance, considéré comme un des Pères de l'Eglise, et surnommé le Cicéron chrétien s'opposa à son illustre devancier en faisant dériver le mot religion du verbe religare, suggérant ainsi qu'elle représente un lien particulier, une alliance, entre Dieu et les hommes. Une alliance est toujours un troc: dans l'ancienne, l'homme donne son prépuce à Dieu qui en échange lui offre sa protection. C'est saint Paul qui proposera "la circoncision selon l'esprit" moins douloureuse et plus acceptable par les Gentils que l'ablation sans anesthésie d'un bout de chair.

Saint Augustin, pour sa part, développe dans son oeuvre la thèse que Dieu est perdu par la superstition, la négligence et l'ignorance des hommes, qui doivent donc le réélire, d'où viendrait le mot religion.

Plus tard encore, Saint Thomas d'Aquin admet plus ou moins toutes ces définitions, mais considère, citant les épitres de saint Jacques, que la religion est la vertu qui permet d'adopter une attitude juste vis-à-vis de son prochain. Mais le "docteur angélique" ne cite qu'une seule fois le mot "religio" parmi les soixante-six questions sur la vertu et la justice, ce qui semble montrer que la question l'embarasse ou lui parait de peu d'importance.

Il m'est impossible, faute de place, d'entrer dans les détails de la signification du concept religieux selon les philosophes, et je me bornerai à dire que la prétention des religieux à s'imposer dans le débat philosophique conduisit à une pensée segmentée qui a encore cours de nos jours, selon laquelle la science explique le "comment" et la religion le "pourquoi". En réalité, le serpent se mord la queue puisque de nos jours plus personne ne peut douter que sans philosophie, il ne peut y avoir de religion.

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  La religion existe-elle ? : Essai sur une idée prétendument universelle

  de Decharneux, Baudouin
  ACADEMIE ROYALE DE BELGIQUE
  ISBN : 9782803103218 ; 40,06 € ; 01/11/2012 ; 108 p. ; Poche

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