Temps des crises de Michel Serres

Temps des crises de Michel Serres

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Scientifiques

Critiqué par Gregory mion, le 28 février 2013 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Earth song.

Depuis une vingtaine d’années maintenant, plus précisément depuis la parution du Contrat Naturel en 1990, Michel Serres se préoccupe des relations conflictuelles que l’être humain entretient avec la planète. La nature de ce conflit est presque d’ordre sentimental : aucune des deux parties ne peut se passer du rapport qu’elle partage avec son « autre », l’homme parce qu’il contrôle de moins en moins ce qu’il a créé, la planète parce qu’elle a été longtemps réduite à un être-objet de la raison humaine. Concrètement, la planète nous est tombée sur la tête avec les récentes catastrophes naturelles, si bien qu’il est difficile de continuer à l’objectiver sans interroger de nouveaux paramètres. La mise à distance du monde impliquée par l’ancienne formule cartésienne (se faire « maître et possesseur de la nature »), renforcée ensuite par la consolidation de l’individu scientifique des Lumières, ne paraît plus tenable à l’heure où la planète éprouve la logique de nos constructions, qu’elles soient mentales ou matérielles. Le logocentrisme a dû se taire devant le cri du monde. La crise gît tout entière dans ce glapissement de la planète. Autres que les dysfonctionnements de l’économie, les déchirures du vivant nous avertissent : « Nous encourons la vengeance des choses du monde » (p. 64). Reconnaître à la planète les raisons de sa voix, cela constitue la troisième révolution après les découvertes respectives de Ptolémée et Copernic. Il ne s’agit plus de savoir qui du Soleil ou de la Terre bénéficie d’une force cardinale. Puisque désormais la planète s’enrage plus souvent, elle gagne en subjectivité ; c’est nous qui essayons tant bien que mal de tourner autour d’elle – reste à définir comment tourner avec elle. Quant à nous, donc, notre fonction-sujet s’affaiblit, nous devenons parfois les objets d’un monde qui ne nous laisse pas le choix, qui nous prend à revers, qui falsifie nos énoncés. Autrefois, il n'y a pas si longtemps, nous pensions dominer le monde et n’avoir pour ennemis que nos semblables ; nous étions alors plus dangereux que toutes les calamités naturelles, nous avions ajouté une branche regrettable à la démocratie : la thanatocratie (p. 23). C’est ainsi que nous avons creusé un écart quasi incommensurable entre nous et la planète. Trop occupés à éliminer notre prochain, nous oubliions d’entendre le bruissement des puissances naturelles. Nous achevions par conséquent l’ère ANTHROPOCÈNE : nos forces de plus en plus intenses s’incorporaient au mouvement même de la planète, en toute contre-effectuation naturelle ; on s’estimait sujets-décomplexés en face d’un monde-objet disponible. De là devait venir la contrainte sous-tendue par un interventionnisme aussi imprévoyant. Nos progrès fomentaient les pertes de contrôle de demain. Entre autres choses, nous ne maîtrisons plus vraiment le monstre culturel de l’économie. Mieux que cela : nous supposons que le monde dépend encore de nous alors que des entités se sont émancipées de nos pouvoirs ! L’argent, l’économie, la finance, tout ceci vit de son existence imprévisible et se prépare peut-être à mourir de sa belle mort, à notre détriment ou à notre avantage, c’est selon votre degré d’encadrement vis-à-vis de ces entités. Et pendant ce temps, le lien avec la planète n’est pas exactement justifiable.

Selon Michel Serres, six changements radicaux ont modifié le processus d’hominisation de notre espèce, entraînant de ce fait un nouvel ordre de la vie humaine, un ordre qui a engendré des coefficients inattendus de vulnérabilité. Le résultat immédiat de ces changements, c’est que l’on ne peut se permettre de contourner la fragilité du contexte au sein duquel on doit pourtant prendre des décisions de la plus haute importance. Ainsi parle-t-il d’un état d’HOMINESCENCE, le suffixe « escence » renvoyant à un commencement précaire, c’est-à-dire à quelque chose qui se manifeste dans une agitation neuve, telle l’adolescence qui suit la phase de l’enfance afin de poser le couvert de l’âge adulte, quelquefois dans la douleur, d’autres fois dans l’atermoiement, et ainsi de suite. Si l’on accepte ce raisonnement, l’hominescence désigne la nouvelle situation de l’homme en tant que ce dernier doit maintenant se heurter aux conséquences des changements radicaux qu’il a lui-même instaurés ou insinués.
Nous évoquions six changements, les voici : 1/ l’agriculture (la méga-urbanisation des hommes a transformé notre rapport au monde) ; 2/ les transports (la mobilité n’est pas seulement la nôtre, elle concerne également les produits que nous consommons) ; 3/ la santé (le corps a gagné en force et en esthétique, on a même pu en faire un argument économique) ; 4/ la démographie (le vieillissement a bouleversé les repères institutionnels) ; 5/ les connexions (le « connectif » s’est substitué au collectif, aussi faut-il dorénavant envisager un excédent de mémoire-objective contemporain d’une détérioration de la mémoire-subjective, pp. 20-22) ; 6/ les conflits (la mondialisation des guerre a accouché d’une affreuse tautologie : nous faisons la guerre pour la guerre, reléguant la lutte pour la survie au chapitre d’un darwinisme archivé, pp. 22-23).
Il suit de là une globalisation de la crise de ce qu’on pourrait appeler, dans une perspective un peu narratologique, notre « drame éthique ». Dans le monde anthropocène, les débuts sur le chemin de la vie sont défigurés, totalement méconnaissables en comparaison de ceux que nos grands-parents ont vécus. Les mariages sont tardifs, les carrières atermoyées, la rudesse du vivant augmentée. À côté de cela, les querelles sont infécondes, strictement duelles, ce sont des « jeux à deux » qui ne vont nulle part : qui va gagner de la gauche ou de la droite ? Qui l’emportera entre le boxeur Noir et le boxeur Blanc ? Première ou seconde classe dans le train ? Ces questions présupposent un traitement spectaculaire de l’information, en l’occurrence une drogue du spectacle, ce avec quoi l’Occident continue son destin toxicomane (p. 29). Fatalement, la binarité de nos perceptions irréfléchies a fabriqué un tiers-exclu : la BIOGÉE. Qu’est-ce que la biogée ? C’est la vie de la terre, c’est la parole des éléments naturels, celle-là même que nous avons étouffée sous un logos inapproprié. Se montrer capable d’entendre la biogée, ou de la réentendre à plus grande échelle, c’est s’apprêter à neutraliser les « jeux à deux » afin d’accueillir un troisième terme. Le projet ne réside donc pas dans une moralisation de l’économie (un concept de toute façon rhétorique) ou une conquête de la paix perpétuelle, mais dans une faculté d’écoute, une configuration d’entente, voire carrément une acoustique biologique. Le nouveau jeu à trois est en principe celui-ci : sciences / société / biogée (p. 49). Reconnaître quelque chose comme une biogée-sujet, c’est accepter de retranscrire la parole de celle-ci, c’est la fonder comme un sujet de droit qui a bel et bien son mot à dire.

Le temps de l’hominescence est donc celui qui doit s’efforcer d’énoncer les lois de la biogée. Si nous avons suffisamment d’habileté pour y parvenir, on devrait pouvoir affirmer que le nouveau jeu à trois atténue l’ancien : religion / armée / économie, un jeu, finalement, qui ne fut que le prolongement encore plus violent de la triade clergé / noblesse / possédants. Sans aller jusqu’à supprimer les fondements de cette triade, on peut au moins essayer de les recadrer. Ainsi tout scientifique qui prêtera serment en faveur de la biogée devra faire en sorte de ne servir aucun intérêt militaire, financier ou idéologique (pp. 71-72). À présent, comment assurer le recrutement de ces scientifiques ? Comment sélectionner les auditeurs et les nomothètes de la biogée ? M. Serres a proposé des représentants pour chaque élément naturel. Nul doute que ceci fonctionnerait mieux que les discours désincarnés et incompétents des politiques de l’écologie. Si une Sixième République devait revenir une énième fois dans les conversations, il serait éventuellement pertinent d’en forger le squelette sur l’écoute de la biogée, sur la prévalence de son cri. À sa manière, Terrence Malick nous a déjà donné une rampe d’accès avec son superbe Tree of Life. Prenons-le comme représentant honorifique, c’est déjà un premier pas vers la constitution d’une défense « ententive » de la biogée.

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Les éditions

  • Temps des crises [Texte imprimé] Michel Serres,...
    de Serres, Michel
    le Pommier / Manifestes (Paris. 1999).
    ISBN : 9782746504530 ; 12,90 € ; 20/10/2009 ; 78 p. ; Broché
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