Dans le brouillard et autres récits - 2ème volume des Récits complets de Léonid Andreïev

Dans le brouillard et autres récits - 2ème volume des Récits complets de Léonid Andreïev

Catégorie(s) : Littérature => Russe

Critiqué par Stavroguine, le 19 juin 2012 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 10 étoiles
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L'homme, sa folie

Le premier volume des œuvres complètes de Léonid Andreïev nous avait fait découvrir un immense écrivain. Dans la lignée des Gogol et des Dostoïevski, il avait su capter l’âme russe, mais aussi celle de l’humanité toute entière. A travers quelques thèmes forts et récurrents – l’oppression des grandes villes, la folie, la foi et l’existence dans un monde post-nietzschéen – Andreïev avait démontré une sensibilité et une intelligence dignes des plus grands, servies par une écriture splendide que l’on pouvait voir évoluer au fil du temps et des nouvelles. En ouvrant ce deuxième volume, toujours chez Corti, et toujours admirablement traduit par Sophie Benech, on constate tout d’abord que la longueur des textes a évolué : trente-cinq nouvelles en 470 pages (préface comprise) dans le premier, pour à peine quinze nouvelles en un peu plus de 500 pages (sans préface) dans le second. On retrouve donc bien Andreïev là où on l’avait quitté puisqu’on avait pu noté déjà, à la fin du premier volume, une sensible évolution dans la longueur des nouvelles à mesure que les thèmes abordés par l’auteur étaient traités avec plus de profondeur.

De fait, on remarquera souvent dans ce second volume une corrélation entre la longueur des textes et leur qualité. De plus en plus, les textes courts n’apparaissent que comme des intermèdes un peu plus légers entre de longues nouvelles plus travaillées et qui prennent des allures de mini-romans. On sera d’ailleurs un peu désarçonnés au tout début du recueil quand, après avoir lu quelques uns de ces petits textes, on aura l’impression d’être légèrement revenu en arrière, avant que la plume et la réflexion d’Andreïev ne se fussent aiguisées.

Pourtant, dès la première nouvelle du recueil, La pensée, les évolutions aperçues dans le premier volume tendaient à se confirmer. Sur un thème entretenant une certaine parenté avec le J’ai tué de Boulgakov, Andreïev nous livre les carnets d’un médecin enfermé dans un asile psychiatrique après avoir tué un de ses camarades. Au-delà de la question du mobile et de sa pertinence, c’est surtout à une réflexion sur le crime, la culpabilité et la folie que s’adonne l’auteur. Le personnage évoquera ainsi Raskolnikov et dira qu’il a voulu tuer pour « se tester », comme d’autres escaladent des montagnes au péril de leur vie ou mènent des expéditions au Pôle Nord sans être traités de fous. Surtout, l’homme a voulu mettre à l’épreuve sa pensée qu’il estime supérieure et qu’il a voulu confronter à la folie, d’abord feinte avant d’être de plus en plus réelle. Quand toute notion de crime, quand toute conscience disparaît, quand tout est possible, quand tout est permis, est-on un homme supérieur ou un fou ? (« Pour moi, il n’y a pas de jugement, pas de loi, pas d’interdit. Tout est possible. Pouvez-vous vous représenter un monde dans lequel la loi de l’attraction n’existe pas, il n’y a ni haut ni bas, dans lequel tout n’obéit qu’au caprice et au hasard ? Moi, le docteur Kernjentsev, je suis ce monde nouveau. Tout est possible. ») Il appartient au lecteur comme aux docteurs à qui sont destinés ces carnets de se faire son opinion. Le personnage fait froid dans le dos, mais les questionnements qu’il soulève ne laissent pas indifférent.

Toutefois, ce n’est qu’une mise en bouche en forme d’abyme. Si la folie reste un thème récurrent que l’on retrouvera à d’autres endroits dans ce recueil (La vie de Vassili Fiveïski, Le rire rouge), ce qui frappe surtout, c’est l’humanité et pour ainsi dire la tendresse qui habitent ce volume. Deux nouvelles sont à ce titre absolument extraordinaire. Dans la première, Les promesses du printemps, un vieux forgeron dur et solitaire profite de la semaine pascale pour sonner les cloches d’une petite église au milieu d’un faubourg mal famé. Là où le sonneur habituel fait résonner une jolie mélodie, le forgeron s’affranchit du beau et se concentre sur l’âme. De toutes ses forces, jusqu’à épuisement, il tire sur la corde et, dans un son fêlé, semble faire entendre toute la misère de tous les hommes qui habitent son faubourg et le monde entier. « Comme terrifiée par la force de l’homme qui obligeait son corps sans âme à parler un langage humain, la cloche géante frémissait tout entière et pleurait docilement sur le destin des hommes qui lui était étranger, élevant vers le ciel la puissance de ses prières et de ses menaces. »

Andreïev capture l’âme humaine et rend toute sa douleur, avec compassion, avec amour. Il semble mener à travers toute son œuvre une véritable réflexion sur le rôle de l’artiste : doit-il se contenter de faire le beau ou doit-il, comme l’exige le forgeron, y avoir de l’âme dans l’art ? Clairement, pour Andreïev, la réponse ne fait pas de doute et c’est presque un paradoxe de trouver sa littérature si belle et sa prose si délicate tant son œuvre est forte. Comme un autre de ses héros, Vassili Fiveïski, devenu fou de trop de foi, l’auteur semble avoir appelé à lui « la détresse des hommes, et la détresse était venue à lui. Son âme flambait comme un autel sacrificiel, chaque homme qui s’approchait, il avait envie de le serrer dans ses bras et de lui dire : ‘Mon pauvre ami, viens, luttons ensemble, pleurons et cherchons ensemble. Car l’homme ne reçoit aucune aide de nulle part.’ » Il y a dans cette œuvre une compassion, une empathie et un amour de l’humain comme on en trouve rarement ailleurs.

Qu’on ne s’y trompe pas, cependant, l’auteur ne se laisse aller à aucun angélisme. Le constat est froid, désespéré (« Mais ce n’était pas cela qu’attendaient de lui les gens harassés par la vie, et, avec tristesse, avec colère et désespoir, il disait : ‘Adresse-toi à Lui ! A Lui !’ ») et le jugement apparaît même parfois acerbe. La vie, dans toute sa misère et son absurdité est une folie. On retrouve alors la thématique très russe de l’attente et de l’avènement d’un nouveau messie, qui sauverait les hommes et leur expliquerait pourquoi ils vivent (« Tous condamnaient la vie, mais personne ne voulait mourir, et tous attendaient quelque chose, avec angoisse, avec ferveur, et cette attente n’avait pas de commencement, on aurait dit qu’elle durait depuis le premier homme. »). L’homme compassionnel, confronté à ce qu’il voit, n’a d’autre choix que de devenir fou – soit qu’il désespère, soit qu’il se rêve trop grand (encore, La vie de Vassili Fiveïski, qui est une nouvelle absolument formidable ; magnifique et terrifiante).

Si Andreïev poursuit dans ce recueil sa quête de l’humain et de ce qui fait son essence, son œuvre est aussi celle d’une époque. Ecrites entre avril 1902 et octobre 1905, les nouvelles de ce volume reflètent les troubles qui traversent la Russie durant cette période. Dans Le rire rouge, un texte glaçant et étonnamment moderne (on pense à Volodine), ce sont les échos de la guerre russo-japonaise qui nous parviennent dans toute leur horreur et leur folie.

«C’est le rire rouge. Quand la terre devient folle, elle se met à rire de cette façon. Tu le sais bien, que la terre est devenue folle. Elle n’a plus de fleurs ni de chansons, elle est devenue ronde, lisse et rouge, comme une tête que l’on a dépecée. »

Dans une atmosphère extraordinaire, aux confins du surréalisme, Andreïev nous plonge au cœur d’une époque qui elle-même est devenue folle. L’incompréhension face à l’horreur de la guerre remet toutes les données à plat, il n’y a plus de morale, plus de règle, quand la société dicte à un homme d’en tuer un autre. On plonge dans le plus profond nihilisme et encore une fois, tout devient permis. (« C’est affreux ! Je ne comprends plus ce qui est permis et ce qui est interdit, ce qui est raisonnable et ce qui est fou. Si maintenant, je te prenais la gorge, d’abord doucement, comme si je te caressais, et puis plus fort, et que je t’étranglais, ce serait quoi ? »)

Et puis, enfin, autre signe d’une époque, c’est la révolution de 1905 qui est évoquée dans Le gouverneur et Ce qui fut – sera. Deux nouvelles assez pessimistes, non pas parce qu’Andreïev apparaitrait comme un fervent tsariste, mais plutôt parce qu’il ne croit pas au changement. Parce que changer un homme ou un régime ne suffira jamais à changer la condition humaine. A travers l’évocation d’un gouverneur mis à mort pour avoir fait feu sur une foule hostile dans un moment de désemparement et de frayeur – action qu’Andreïev ne justifie jamais, mais que l’homme ne cesse de regretter par la suite en dévoilant une pensée humaniste aux antipodes de l’acte pour lequel il est jugé – ou celle de la révolution française, Andreïev affirme que changer les hommes ne changera rien, que l’homme ne cessera pas d’être un esclave en remplaçant un tyran par un autre, et semble pressentir le communisme et ses dérives dans ce tsarisme déclinant (« - Mais ils aiment la liberté ! - Non, ils ont seulement peur du fouet. Quand ils aimeront vraiment la liberté, alors, ils seront libres. »).

Andreïev confirme avec ce second volume qu’il est un grand écrivain, parmi ceux qui comptent. Son œuvre ne perd rien en beauté et elle continue de gagner en force, en profondeur, à mesure qu’on la sent toutefois de plus en plus désespérée. Comme peut l’être un homme qui a perdu la foi face à une humanité folle.

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