Histoire populaire des sciences de Clifford D. Conner

Histoire populaire des sciences de Clifford D. Conner
(A people's history of science : miners, midwives and low mechanicks)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Scientifiques , Sciences humaines et exactes => Histoire

Critiqué par Elya, le 17 avril 2012 (Savoie, Inscrite le 22 février 2009, 34 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 268ème position).
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L'histoire des sciences revisitée

Depuis quelques années, on voit apparaître un nouvelle façon d’appréhender l’histoire ; à travers des « citoyens lambdas ». Howard Zinn est un des pionniers dans ce domaine, avec son Histoire populaire des Etats-Unis. C Conner, américain également, a ici abordé avec ce point de vue l’histoire des sciences.
L’ouvrage est très attrayant, à la fois sobre et élégant. La mise en page parfaite permet de se délecter de ces 500 pages avec avidité. Les références bibliographiques sont abondantes, bien référencées. Les citations sont fréquentes mais agréablement présentées et illustrent parfaitement les propos défendus. Dernier argument favorable envers la forme, et pas des moindres, une très bonne traduction en français, alors qu’il devait y avoir des notions pas évidentes à traduire.

C Conner nous raconte donc l’histoire de manière à ce qu’elle illustre parfaitement sa thèse principale, à savoir : « La connaissance de la nature ne provient pas des savants mais des activités productives quotidiennes des travailleurs ordinaires». Il s’appuie fréquemment sur la thèse d’Hessen, soutenue dans les années 60 lors d’une conférence, qui souligne l’importance de la prise en compte du contexte social et des facteurs externes aux sciences pour comprendre l’évolution des découvertes.
L’auteur remet en cause les traditionnels récits historiques présentant des grands hommes aux grandes idées comme les principaux voire les seuls êtres capables d’enrichir notre savoir. Il préfère retracer les accomplissements de professions plutôt que d’individus. En fait, les élites intellectuelles ont été des acquéreurs de savoirs plutôt que des créateurs. De nombreux exemples illustreront bien sûr ces hypothèses avancées.

L’histoire nous est présentée de manière chronologique, bien qu’il y ait des ellipses et des retours en arrière un peu trop récurrents, qui ont tendance à un peu alourdir le propos, et à nous faire perdre le fil de là où l’auteur veut en venir. Mais ce défaut est dérisoire si on le compare à l’intérêt global du livre.
On commence donc tout d’abord avec la préhistoire. Reprenant l’adage des archéologues, « l’absence de preuves n’est pas une preuve d’absence », l’auteur souligne tout de même la difficulté de reconstruire l’histoire d’une période qui a laissé peu de traces. Il compte en tout cas battre en brèche les conceptions de Hobbes et de Rousseau, considérant respectivement les hommes comme des « bestiaux » ou des « bons sauvages ». Toutes les découvertes relatées ici sont là pour étayer la thèse disant qu’il y a continuité entre les savoirs primitifs et modernes. Les hommes de cette époque ont bâti les fondements de certaines de nos sciences, comme la botanique, l’astronomie, la géographie. Beaucoup de découvertes, comme l’écriture, avaient des origines indépendantes dans différentes parties du monde, et étaient établies par des gens de statut social différent.
C Conner relate ensuite la théorie du miracle Grec ; les Grecs (et particulièrement les grandes pontes ; Thalès, Aristote, Pythagore…) auraient inventé dans l’antiquité toutes les choses intellectuelles en philosophie et en science, sans aucune influence extérieure. On sait pourtant aujourd’hui que leur savoir repose sur des bases venant du monde arabo-musulman ou de Chine, où des innovations techniques très importantes ont stimulé la révolution scientifique en Europe (imprimerie, boussole). Il revient donc sur les origines de ce miracle et nous explique pourquoi il a perduré. En retraçant l’époque pré et post socratique, il nous explique en quoi la domination des élites intellectuelles a souvent retardé l’évolution du savoir.
Au cours du chapitre suivant, l’auteur s’attarde longuement sur l’apport des voyages marchands pour élaborer des nouveaux savoirs ; nouveaux savoirs dont les principaux investigateurs sont les marins, fabricants d’instruments, et autres anonymes de l’époque.
Concernant la période de la « révolution scientifique », qui a modifié notre façon d’appréhender le monde, l’auteur y consacre 2 chapitres. Selon le récit traditionnel, on attribue les découvertes de cette période aux penseurs européens : Bacon, Copernic, Galilée, Descartes, Newton. Avec de nombreux et pertinents exemples, C Conner nous explique en quoi les travailleurs manuels, les « petits gens », les « non universitaires » ont été à la fois les fournisseurs de matière première, les pionniers des observations empiriques, mais aussi les premiers à véhiculer les valeurs de travail collectif, de bien public, d’utilité des sciences. Toujours dans le but de dire que la « production du savoir scientifique est une activité sociale collective, que des contributions essentielles ont été réalisées par des travailleurs exerçants ce qui était pour eux un gagne-pain et que les théoriciens qui constituent l’élite se voient souvent indûment attribuer tout le mérite de trouvailles qui sont le fruit d’un grand nombre de têtes et de mains ». Il nous démontre ensuite avec passion en quoi les mutations idéologiques et institutionnelles de cette période influèrent sur la forme des sciences modernes. Les idées de Newton et de Darwin étaient en fait dans l’air du temps et n’attendaient plus qu’à être reconnues.
Les deux derniers chapitres s’appuient à démontrer la thèse selon laquelle le capital domine les sciences ; depuis le 19ème siècle, ce ne sont plus les besoins de l’homme mais la recherche du profit qui détermine la production du savoir scientifique. La quasi-totalité du travail scientifique est aujourd’hui commanditée et dirigée, directement ou indirectement, par des grands groupes capitalistes. Le conflit d’intérêt est devenu la règle.
Les sciences ont, il est certain, permis d’étendre notre connaissance de la nature, et permis d’élaborer de nouvelles technologies qui nous semblent indispensables. Ont-elles pour autant amélioré la qualité de vie globale de la population mondiale ? Selon C Conner, le cœur du problème est que la production du savoir est subordonnée à la recherche du profit. Evidemment, C Cooner ne propose pas de solutions pour éviter cela ; ce n’est pas le but de l’ouvrage.

Cet ouvrage, par les questions qu’il soulève, et la façon originale mais rigoureuse dont il revisite l’histoire des sciences, passionnera sans doute tous les amateurs de sciences. On peut regretter par moment son côté manichéen ; les savants sont les méchants, les « petites gens » les gentils. Il permet, entre autre, d’avoir un nouveau regard sur les scientifiques dont on entend parler depuis l’enfance comme des génies ayant révolutionné le monde. Mais il fait particulièrement réfléchir sur la finalité des sciences ; doit-il y en avoir une ? De quelle sorte ?

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L'histoire des sciences est une longue fable

9 étoiles

Critique de Bolcho (Bruxelles, Inscrit le 20 octobre 2001, 76 ans) - 31 janvier 2014

Pleinement d'accord avec l'excellent compte-rendu d'Elya.
Je n'ajouterai donc rien.
Ah ? Si ! Cette anecdote célèbre à propos du taylorisme et que je vous recopie fidèlement.

« - Vous travaillez très bien, dit l'ingénieur, tout en observant un menuisier en train de raboter un morceau de bois. Mais si on fixait simplement une brosse sur votre coude, vous pourriez raboter le bois et le poncer dans le même mouvement.
- Ouais, répondit le menuisier, et si vous vous mettiez un balai dans le cul, vous pourriez prendre des notes et balayer par terre en même temps ».

Voilà, il y a longtemps que je n'avais pas produit une critique-éclair aussi rapide et de bonne qualité. Hélas, sans balayer par terre en même temps.

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