Panoptique de Jeremy Bentham

Panoptique de Jeremy Bentham

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par Gregory mion, le 14 octobre 2011 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Vices et vertus du Panoptique.

Nous avons ici le texte établi par Etienne Dumont en 1791. Il condense dans son « Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et nommément des maisons de force » le manuscrit de Bentham sur les systèmes judiciaire et pénitentiaire, à savoir un ouvrage fragmentaire de 1786, intitulé Panopticon, or The Inspection House, et qui devait connaître une fortune aussi bien tardive que controversée. Le travail synthétique de Dumont offre une vue d’ensemble du projet de Bentham sans trahir la coloration utilitariste du propos. Non seulement, donc, nous avons la présentation claire d’un nouveau genre de prison qui repose sur une architecture efficace (la fin l’emporte sur la beauté de l’édifice), mais nous avons aussi une élaboration des moyens d’administrer la vie sociale de cette prison. Ce dernier point s’inscrit comme la mise en scène d’une hyper-démocratie à échelle réduite censée porter en elle les principes de la démocratie générale (organisation des ressources humaines et assortiment des caractères, éducation des esprits, économie des moyens d’action et maximisation de leurs effets), en l’occurrence les principes du gouvernement des hommes hors de la prison. Autrement dit, la vie carcérale doit fonctionner comme le microcosme d’une démocratie fonctionnelle.

Ainsi la prison ne correspond plus au lieu du vacarme, du désordre et de l’aggravation des vices ; elle se transforme au contraire en un à-côté démocratique où les prisonniers vont réapprendre intensivement ce qu’ils ont pu oublier dans leur existence civile. Si bien que la prison de Bentham « spiritualise » en quelque sorte ses occupants plutôt qu’elle ne cherche à leur infliger des punitions physiques. Dans cette perspective de réorganisation des esprits, on préfèrera un uniforme immaculé où la moindre salissure se verra, ce qui accentuera l’effet d’humiliation pour ceux dont l’uniforme présentera de nombreux stigmates. De la même manière, on prendra soin de ne pas nourrir les prisonniers au-delà de ce que la couche la plus pauvre de la société peut se payer ; il est effectivement nécessaire que les établissements pénitentiaires donnent du sens au retour à l’air libre. En somme, cette conception de l’enfermement judiciaire joue sur l’association des blâmes et des récompenses dans la mesure où toute peine qui se purge crée un déséquilibre pédagogique qui se substitue à un déséquilibre tyrannique où l’individu se pensait intransitivement : une âme qui se vide de ses crimes se remplit abondamment de ce dont elle aura besoin pour revenir à la vie sociale (gain d’identité, gain de savoir, apprentissage de l’autre que soi) ; un esprit revigoré optimise par conséquent sa future libération en même temps qu’il intègre le règlement strict du milieu carcéral. Le condamné s’initie alors à une réplique démocratique de moindre envergure ; acteur d’un code de conduite qu’il ne peut pas contourner, il déambule dans ces coulisses punitives afin d’appréhender son retour sur la grande scène des récompenses où c’est le libre marché qui dicte les échanges, utilitarisme oblige.

Cette prison qui réapprend le vivre-ensemble s’appelle le Panoptique, le Tout-Visible. C’est l’architecture qui se met au service de la surveillance et de l’ergonomie. On imagine un bâtiment circulaire avec en son centre une tour dont les différentes parties sont habitées par les inspecteurs. Le cercle du bâtiment se compose de cellules qui sont toutes visibles depuis la tour centrale. Chaque cellule est reliée à la tour par un tuyau où l’inspecteur est libre de communiquer au prisonnier. L’inspecteur, de la sorte, accentue le mysticisme de sa présence : il voit le prisonnier alors que celui-ci ne sait pas qu’il est vu à l’instant T, puis il s’adresse au prisonnier comme si ce dernier recevait une parole venue d’en-haut, c'est-à-dire un ersatz de parole divine. N’ayons pas peur de le dire : l’inspecteur est omniscient, souverainement bon car il applique un règlement, en quoi il est un « dieu » qui joue sur la conscience du condamné, lequel en vient à se dire que son surveillant est chaque fois potentiellement présent, comme un dieu qui crée le monde continuellement. L’obéissance est d’abord verticale, et ensuite on présume de sa redistribution horizontale au fur et à mesure que la société carcérale se développe. L’avantage est indubitable : un minimum de personnel pour un maximum de contrôle et d’efficience. C’est pourquoi le modèle du Panoptique est envisageable pour toute structure où la surveillance entre en jeu, ce qui est « divinement » le cas dans les hôpitaux où les médecins possèdent littéralement le corps des patients.

Ce qu’il est très important de retenir, c’est que cet « œil du pouvoir » ne se limite pas à un acte coercitif et mécanique. Il existe une dialogique du pouvoir où le prisonnier, en tant qu’il sait d’où provient la surveillance, se retrouve à son tour en situation de juger du bon fonctionnement de son établissement, ou du moins d’en pressentir les effets positifs. C’est en cela que le Panoptique présuppose un embryon de démocratie. La transparence de la démocratie prime sur l’opacité d’une dictature où les administrés sont davantage contrôlés par leurs superstitions. Dans une société panoptique, les dérives du pouvoir sont immédiatement perçues, et le peuple peut se mettre en situation de faire valoir son droit de falsification des discours officiels – on retrouve ce schéma dans le libéralisme de Stuart Mill. Ce dispositif architectural d’abord pensé pour les prisons démontre a posteriori la puissance d’un « œil du peuple » où les classes dominées ont un regard incessamment dirigé vers le pouvoir en place. Parce que la prison a indiqué les bienfaits d’une surveillance à la limite de l’inquisition, elle laisse apercevoir toutes les extensions possibles du concept de démocratie. L’architecture du Panoptique, quand on la déplace vers un enjeu social-démocratique, fournit de nouvelles fondations qui épuisent les zones d’ombre d’une démocratie, ou du moins qui mettent en lumière certains de ses manques et les solutions éventuelles pour les diminuer.

Mais nous sommes en droit de nous interroger sur nos propres sociétés contemporaines dont on ne peut nier le versant panoptique – il n’est que de voir l’intrusion du journalisme et son parachèvement sur internet. A-t-on véritablement gagné en force d’opposition depuis l’ère du soupçon que l’omni-journalisme a inauguré contre les pouvoirs ? La multiplication des informations (ou la correction des myopies anciennes) a sensiblement brouillé la cohérence de ce dont il est question dans les discours. Chacun se sent légitime en sa vertu ; chacun prétend détenir l’habileté du pouvoir car il voit tout ce qu’il y a à voir. En quoi nous devons rappeler la réflexion pascalienne sur le maintien d’un état de paix sociale, dans les Pensées, lorsqu’il associe l’idée de justice à la déraison du peuple. Il faut alors s’arranger pour que le peuple estime que les lois sont justes même si elles sont intrinsèquement injustes. Pascal cite alors la netteté du critère de « qualité extérieure » : puisque celui-ci a quatre laquais et que je n’en ai qu’un, sans doute dois-je le laisser passer et attendre mon tour. L’autre est le fils du roi ? Tant mieux, cela est évident, et la raison ne peut mieux faire étant donné qu’on la fait déraisonner pour son bien… et la paix civile vaut mieux que la guerre civile.
Ainsi la déferlante des informations « diaphanes » ne constitue pas fondamentalement un meilleur décryptage du monde. C’est toujours le pouvoir qui est le plus habile. La mise en scène du pouvoir, notamment par la télévision, produit sur le peuple exactement les mêmes effets que le prisonnier du Panoptique subit : on ne peut s’empêcher de se dire que tout cela vient d’en haut. Pire encore, on nous donne même un emploi du temps du pouvoir pour ne pas oublier que si l’espace est encore accessible, le temps, lui, nous est imposé comme jadis le son de la cloche rassemblait les fidèles. La société panoptique est une bonne chose pour localiser le pouvoir, mais elle reste insuffisante pour conduire une dynamique d’action. N’oublions jamais que le Panoptique, indépendamment de ses promesses démocratiques, est d’abord le lieu de l’emprisonnement avant d’être le lieu de l’autonomie.

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Les éditions

  • Panoptique [Texte imprimé], mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d'inspection, et nommément des maisons de force Jeremy Bentham notes et postf. de Christian Laval
    de Bentham, Jeremy Laval, Christian (Commentaires)
    Éd. Mille et une nuits / Mille et une nuits
    ISBN : 9782842056872 ; 29,39 € ; 24/09/2002 ; 72 p. ; Poche
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