La défense Loujine de Vladimir Nabokov

La défense Loujine de Vladimir Nabokov
(Zashchita Luzhina (Защита Лужина))

Catégorie(s) : Littérature => Russe

Critiqué par Stavroguine, le 23 mai 2011 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 10 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (3 718ème position).
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La Passion

La défense Loujine est le troisième roman de Nabokov, écrit comme les deux précédents en russe et publié sous le nom de plume de V. Sirin. Publié en 1930, il n’est pas sans « rappeler », par certains aspects, le célèbre Joueur d’échecs de Zweig, publié pourtant quelques treize ans plus tard, mais que la notoriété aura favorisé face à l’œuvre de Nabokov. Pourtant, si les deux romans partagent un certain nombre de similitudes (le jeu d’échecs pour toile de fond, la monomanie du personnage principal), le propos, dans le fond, est totalement différent.

Ce que nous conte Nabokov, en évoquant le destin de Loujine, c’est le feu d’une passion à laquelle une vie est sacrifiée. Dès le départ, on sait que cela finira mal, tout simplement parce que cela ne peut pas finir autrement, parce qu’une vie sacrifiée à une passion, aussi brillamment le soit-elle, n’en demeure pas moins une vie sacrifiée. Cette passion, cependant, n’est pas qu’une fuite en avant folle et désespérée ; au contraire, jusque dans la folie, elle donne un sens à la vie, là où elle n’en avait pas, elle transforme quelqu’un en ce qu’on n’osait espérer. En un mot, elle permet à un homme fade et terne de devenir un héros de roman.

Au début de celui-ci, Loujine est un de ces enfants gris, laid même dans l’enfance, élève médiocre et souffre douleur de ses camarades. Malgré l’affection sincère d’un père et d’une mère dévoués et issus de la bourgeoisie russe émigrée, il ne sort rien de bon de cet enfant, rien de mal non plus – à vrai dire, il n’en sort rien du tout. Son père, écrivain de romans destinés à la jeunesse, célèbre médiocre, a beau lui rêver une destinée fantastique en plaçant toujours une image de son fils au centre de ses livres, Loujine, le vrai, peine à briller et ne se fait remarquer que lorsqu’il fait le mur pour échapper aux brimades auxquelles l’école est associée. Les échecs changeront tout. Loujine fait leur connaissance par hasard et ne les quitte plus, pris dans transe il joue sans relâche, résout des problèmes, gagne tournoi après tournoi, devient un phénomène de foire, sorte de singe savant, joue jusqu’à la maladie, jusqu’à épuisement, jusqu’au surmenage lorsqu’enfin son heure sonne alors qu’il doit affronter son seul rival dans une confrontation en vue de laquelle il a élaboré la défense qui donne son nom au titre.

L’histoire, jusqu’ici, ne serait l’écriture grandiose de Nabokov, demeurerait assez classique. Ce qui change, c’est que suite à son surmenage, Loujine doit abandonner les échecs pour vivre une vie normale aux côtés de la jeune femme de bonne famille qui acceptera par un étrange sentiment semblant mêler fascination et compassion de devenir sa femme. Mais la vie, sans les échecs, ne présente pour Loujine aucun intérêt. Son génie est à ce titre comme une malédiction : cédant aux instances de sa femme et s’efforçant de le fuir, il trouve toujours le moyen de dresser sur sa route de vieilles connaissances qui feront Loujine s’empresser de revenir dans son monde fait de pions et des reines, de ces carrés noirs et blancs qui se greffent sur chaque aspect de la vie et obscurcissent sa vision. Sans cesse, Loujine est animé par un unique pensée : comment battre ce rival qui prend les contours de tout un monde conspirant contre son bonheur ?

Le génie selon Nabokov apparaît donc comme un Janus qui tour à tour ne fait s’élever un être insignifiant vers des cieux insoupçonnés que pour le mieux jeter aux enfers. On peut s’interroger sur cette passion destructrice, cette drogue dont Loujine semble être la victime, sur son caractère bien ou malfaisant. Certes, cette passion malsaine aura permis à Loujine de s’accomplir, mais ce qui frappe, c’est comme tout le temps Loujine semble être passif. Là où certains font le choix d’un sacrifice pour atteindre la perfection de leur art, celui de Loujine semble plus imposé que consenti : c’est comme à contrecœur qu’il met son génie au service de son art, comme un Faust russe ayant vendu son âme au jeu. Il y a d’ailleurs un diable dans ce livre : la figure trouble de Valentinov, qui ira à la fin jusqu’à évoquer une vieille dette de Loujine et des comptes à régler entre amis.

Loin d’avoir la séduction de ces artistes entiers, Loujine apparaît donc bien plus comme une pauvre âme brinquebalée à travers le destin que lui a écrit la découverte de son génie tout unidimensionnel. Loujine tout singe savant et maître qu’il soit ne demeure in fine qu’un inadapté, n’existant qu’à travers les pièces qu’il déplace sur l’échiquier qui se superpose à son monde jusqu’à le recouvrir, à retenir Loujine comme prisonnier incapable de vivre sa vie autrement qu’en des déplacement latéraux, en diagonal ou en « L », souvent tout droit, de case en case, une à la fois, quand Loujine n’est plus qu’un pion défiant un adversaire invisible dont il ne comprend plus les coups. Désemparé dans cette vraie vie où son génie est inutile, Loujine est en échec ; le lecteur, lui, déjà mat.

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Le Syndrome Loujine

10 étoiles

Critique de Ravenbac (Reims, Inscrit le 12 novembre 2010, 58 ans) - 31 août 2012

Loujine était un garçon rêveur et différent. « Le fait qu’un nombre très grand, obtenu laborieusement, devenait exactement divisible par 19 lui procurait de mystérieuses délices. » A dix ans il doit quitter la maison familiale pour entrer pour la première fois à l’école. Mais il se sauve et on doit l’y emmener de force. Pour Loujine l’école est un véritable calvaire. Il est le souffre douleur de sa classe. Et ses maîtres le trouvent mou et somnolent.
C’est à cette époque que Loujine fit une rencontre qui allait changer sa vie : il découvre le jeu des échecs. « Pendant les vacances de Pâques sonna pour Loujine l’heure inéluctable, où l’univers autour de lui s’éteignit brusquement. Ce bonheur, auquel il s’accrocha alors, s’immobilisa ; cette journée d’avril se figea à jamais, tandis qu’ailleurs, sur un autre plan, se poursuivait la fuite des jours. »
Seize ans plus tard il est devenu un maître internationalement reconnu. Lors d’un passage dans une ville d’eau il rencontre une jeune femme. Loujine n’est pas séduisant. Quand il sourit sa lèvre supérieure laisse voir des dents jaunies par le tabac. A cause d’une corpulence malsaine ses gestes sont gauches. Il mange goulûment et salement. « Mais dans ses propos maladroits, dans les mouvements lents de son âme, il y avait quelque chose d’attendrissant, un charme indéfinissable que la jeune fille avait ressenti dès leur première rencontre. »
En fait Loujine souffre de difficultés significatives d’interactions sociales, incapable de relations humaines normales. Sa passion pour les échecs, art abscons et stérile, n’arrange rien. Et c’est au prix d’un effort surhumain que Loujine, suffoquant d’émotion, demanda la jeune femme en mariage.
Quelque temps plus tard, lors d’un tournoi face au redoutable italien Turati, il s'écroule sous la tension nerveuse et est hospitalisé. Le verdict est sans appel. Il doit abandonner les échecs.
La Défense Loujine (1930) est le troisième roman de Nabokov. Il est bien de préciser qu’il n’est pas nécessaire de connaître les échecs pour comprendre et aimer ce roman.
La construction en est maîtrisée de bout en bout. Inventivité et sens de l’observation. Et puis le subtil humour nabokovien. La séquence où la mère de la jeune femme explique à Loujine comment il doit se comporter avec sa fille est des plus drôles. Tout comme la scène où les deux jeunes mariés se retrouvent, le soir des noces, dans leur chambre.
Nabokov, avec son sens de l’observation sans pareil, décrivit bien avant le célèbre pédiatre autrichien Hans Asperger les troubles caractéristiques du Syndrome d’Asperger.

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