La douleur des mots de Antjie Krog

La douleur des mots de Antjie Krog
(Country of my skull)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Histoire

Critiqué par Oburoni, le 18 avril 2011 (Waltham Cross, Inscrit le 14 septembre 2008, 41 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 3 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (12 631ème position).
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Un pays sur le divan

1995, Afrique du Sud. Un an à peine après les premières élections libres, qui virent la victoire de l'ANC de Nelson Mandela, une Commission "Vérité et Réconciliation" fut créée afin, non seulement, d'enquêter sur les exactions du passé mais, aussi, de faciliter la transition du pays vers la démocratie. Une thérapie nationale, en somme, où après s'être réveillé d'un long cauchemar l'Afrique du Sud se tourne vers un nouvel avenir, un concept clé en tête : la réconciliation.

"Réconciliation" fut en effet le principe moteur de cette Commission ou, d'un côté, des victimes apportèrent leurs témoignages sur ce que fut l'horreur de l'Apartheid et, de l'autre, des bourreaux furent invités à s'expliquer, exprimer leur remord pour certains, en vue d'obtenir une amnistie -démarche indispensable pour assurer la reconstruction du pays sans resombrer dans la haine de l'autre.

D'inconnus aux cas les plus médiatiques (le meurtre de Steve Biko, le massacre de Bisho, "l'équipe de foot" de Winnie Mandela...), des citoyens ordinaires aux personnalités les plus illustres (Frederik de Klerk, P.W. Botha, Thabo Mbeki...), pauvres et riches, Blancs et Noirs, l'Apartheid s'étalera, pendant plus de deux ans, riche de près de 20 000 voix, 2 000 auditions publiques et 8 000 demandes d'amnisties soumises. Une entreprise immense qu'Antjie Krog, journaliste, avait suivie pour une radio nationale.

Dans "La douleur des mots" elle revient, bien sûr, sur ses chroniques concernant cette Commission (sa création, les débats sur sa légitimité, sa composition, ses procédures...). Elle va aussi bien au-delà du simple récit journalistique pour se l'accaparer, la faire sienne et la remettre en perspective afin de s'interroger sur le nouveau pays dont elle constitue comme un acte de naissance, une ardoise où tout s'efface pour recommencer a zéro.

En effet, Afrikaner, Blanche dont les représentants politiques maintenaient un système abominable, elle réfléchit sur elle-même, questionne sa propre identité en s'interrogeant sur des concepts tels que la culpabilité et la responsabilité -politique, criminelle, morale. Elle extrapole aussi ses réflexions à la société sud-africaine en devenir, affrontant cette dure nécessité de comprendre et pardonner.

Des questionnements profonds, un travail éprouvant autant physiquement que mentalement (une cellule psychologique fut d'ailleurs mise en place pour les impliqués) mais ce regard de l'intérieur par une femme critique, intelligente et qui s'implique pleinement dans le processus, ne rend cette page de l'histoire que plus concrète et compréhensible.

Un livre tout à la fois poignant, horrible, sensible, violent, révoltant parfois mais qui, malgré tout, rend optimiste : même en ayant la haine en héritage, vivre ensemble reste possible.

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Les éditions

  • La douleur des mots [Texte imprimé] Antjie Krog trad. de l'anglais (Afrique du Sud) par Georges Lory
    de Krog, Antjie Lory, Georges Marie (Traducteur)
    Actes Sud / Afriques (Arles).
    ISBN : 9782742749010 ; 24,30 € ; 05/05/2004 ; 480 p. ; Broché
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"Le premier qui dira la vérité..."

8 étoiles

Critique de Débézed (Besançon, Inscrit le 10 février 2008, 76 ans) - 6 juin 2014

« Le livre qui suit n’est pas un rapport, c’est l’émotion à tour de phrase ». C’est ce qu’a vécu, ressenti, éprouvé jusqu’au plus profond de son être la poétesse Antjie Krog quand elle a couvert pendant deux ans les travaux de la Commission Vérité et Réconciliation pour le compte d’une radio publique sud-africaine. « Entre 1996 et 1998 l’Afrique du Sud s’est livrée à une épreuve unique au monde : le pays a revécu son passé le plus sombre dans une atmosphère fleurant la salle d’audience, le confessionnal, la thérapie de groupe, le cirque pour certains ». L’auteure « est une rebelle, une Afrikaner poète de surcroît ». Mais ses adversaires, principalement ceux de son groupe ethnique qui souvent la détestent et parfois même la haïssent et la menacent, la présentent comme : « La championne de la haine du Boer … prêtresse frustrée de la Commission Mensonge et Commisération, envoyée spéciale de Radio sans Personne et déléguée plénipotentiaire à la Commission Vérité».

La commission comportait trois comités : Violation des droits de l’homme, Réparations et réinsertion et Amnistie. Les nouveaux dirigeants du pays avaient rapidement compris, devant l’ampleur de la tâche et l’immensité des séquelles physiques, psychologiques et morales qu’ « une commission pourrait donner plus de réponses à plus de monde à moindre frais…. Et aboutir en prime à une image plus complète des événements passés ». Placée sous la présidence de Monseigneur Tutu dont le charisme assurait une véritable légitimité à cette commission auprès de pratiquement toute la population, cette instance originale a sillonné pendant deux ans jusqu’aux points les plus reculés du pays pour écouter les témoignages, constater les dégâts et séquelles, évaluer les réparations et surtout entendre ceux qui voulaient obtenir l’amnistie jugeant qu’ils n’étaient que les bras séculiers d’une cause qui les dépassait, que des victimes parmi les autres.

Antjie Krog nous emmène dans ce périple, nous rapportant des témoignages évoquant les horreurs abominables commises par les sicaires du pouvoir mais aussi, parfois, par les escadrons de ceux qui luttaient contre le pouvoir. La violence n’était pas à sens unique, des comptes sordides se réglaient aussi à l’intérieur des partis et autres mouvements engagés dans la lutte sans merci autour de cette inconcevable ségrégation institutionnalisée qu’était l’apartheid. Elle essaie de nous faire comprendre l’extrême difficulté de constituer une commission représentative d’une population très composite utilisant onze langues officielles pour communiquer entre des ethnies très différentes possédant des cultures et des religions très diverses. Ces populations n’ont pas toutes les mots nécessaires pour décrire ce qui s’est passé et le poids des mots qu’elles utilisent, n’est pas le même pour chacune d’elles. Et, bien sûr, certains étaient les bourreaux et les autres les victimes, ils avaient des histoires différentes, opposées, ils ne racontaient pas les mêmes événements, chacun prétendant défendre son peuple et sa vie. Chacun pouvait être le bourreau de l’autre.

Mais la difficulté la plus atroce était d’entendre des mères, des pères, des frères, des sœurs, des amis, des amoureuses, des amants, des collègues raconter ce qu’ils avaient vécu, ce qu’ils avaient vu, ce qu’ils avaient entendu, ce qu’il demandait : des explications, de simples nouvelles, des pourquoi ? des comment ? des où ? restant immanquablement sans réponse. Beaucoup ont flanché, n’ont pas pu supporter ces montagnes d’horreurs, le cynisme de certains, les détails livrés pour faire souffrir encore. Comment supporter ces récits où donner la mort, prendre la vie, torturer, faire souffrir, humilier, se divertir avec les corps à l’agonie ne sont plus que des jeux ou un boulot comme un autre. Antjie Krog elle-même a connu la dépression et ce livre-témoignage est certainement une forme de thérapie, une manière de relativiser les faits en les partageant entre le plus grand nombre possible.

« Le mot « vérité » me met mal à l’aise », l’auteure ne peut plus l’employer et la Commission ne trouvera jamais cette vérité que chacun voulait mais que personne ne pouvait définir. Les Blancs, les Boers surtout, ne pouvaient pas admettre d’être les seuls coupables, endosser une telle responsabilité risquait de compromettre leur communauté et même leur culture et leur langage. Et certains dirigeants actuels et anciens ont eux aussi comparu devant cette instance avec tout le poids du pouvoir qu’il avait acquis ou qu’il n’avait pas cédé malgré la défaite. La réconciliation était impossible mais cette mosaïque de peuples a pu constituer une nation multiethnique où de nombreuses plaies sont encore à vif, où la haine habite encore bien des cœurs, mais aussi où de grands hommes ont montré le chemin qui un jour réunira toutes ses femmes et tous ses hommes dans un même élan, comme il les a déjà réunis dans l’organisation de grandes manifestations mondiales.

« Est-ce que tu donnerais ta vie pour ce pays ? Si une guerre éclatait demain, irais-tu te battre ? Enverrais-tu tes fils défendre ce pays ?

Non, je ne le ferais pas…
Là, tu vois – ce n’est pas ton pays non plus.
Attends, laisse-moi finir… Je sens profondément qu’il s’agit de mon pays, mais je pense que personne, aucun pays, aucun politique n’a le droit de demander à quiconque de mourir pour lui. Ils peuvent réclamer ma vie, je peux la sacrifier, mais ma mort m’appartient ».

un pays courageux

9 étoiles

Critique de Donatien (vilvorde, Inscrit le 14 août 2004, 81 ans) - 18 avril 2011



Tu as raison Oburoni, ce livre est formidable. Que les dirigeants aient choisi la réconciliation au lieu du réglement de comptes est un magnifique exemple de l'intelligence mise au service de l'humanisme.
Je n'aurais peut être pas eu le courage de ceux qui ont tu leurs rancoeurs, parfois légitimes, pour choisir la voie difficile de la création d'une nouvelle communauté sur de nouvelles bases.
Beaucoup reste à faire, surtout sur le plan économique et de la culture politique des nouveaux dirigeants, mais ils ont évité une guerre civile.
A faire lire et commenter dans tous les lycées!

C'est un pays que j'admire de loin mais que je rêve de parcourir!
A+

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