Le moment fraternité de Régis Debray

Le moment fraternité de Régis Debray

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par NQuint, le 11 octobre 2009 (Charbonnieres les Bains, Inscrit le 8 septembre 2009, 52 ans)
La note : 9 étoiles
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Et la fraternité Bordel !

Debray est un type tout à fait passionnant. Voilà quelqu'un qui a été un compagnon de route de Guevara (et pas seulement intellectuellement parlant mais bien dans la jungle bolivienne), qui est engagé à ce qu'il est convenu d'appeler la gauche de la gauche (NPA puis Mélenchon) mais qui possède une érudition qui force le respect sur la religion (même si étant athée revendiqué lui-même) et qui, dans ce livre, légitime les frontières, groupes fermés, nations ou autres rituels sacramentaux, ce qui est, doit-on le souligner, à contre-courant des familles politiques qu'il soutient. Bref, l'archétype de ce qu'on peut appeler un libre penseur, un érudit aussi, et surtout un auteur capable de réfléchir avec une intelligence d'esprit et une liberté rare avec, en prime, un style de toute beauté même si un peu cryptique par moment (mais qui est en phase avec sa théorie qui défend le crypté, le péage d'entrée face à la transparence de bon aloi à notre époque).
Ce livre est dans le prolongement de son opus "les communions humaines" qui théorisait que, si l'Occident Européen s'affranchissait de plus en plus de la tutelle de la religion, il s'illusionnait en pensant dans le même temps abolir le sacré. Car s'il est possible (et même nécessaire) selon Debray de s'affranchir des religions, il est nécessaire et même vital aux peuples d'avoir des transcendances et du sacré, que celui-ci se loge dans les stades plutôt que dans les églises, dans la grand messe du 20h plutôt dans celle du dimanche matin à l'église, n'en changeant pas fondamentalement le sens. Exposé brillant qui m'a totalement convaincu et qui allait à rebrousse-poil de notre époque "casual" qui prône la transparence, la disparition des cérémoniaux et la décontraction à tout crin.
Debray s'attaque ici au troisième mot du triptyque qui orne les frontispices de nos édifices républicains : la fraternité. Si la liberté et l'égalité ont été à juste titre fort exaltés, la fraternité est un peu le parent pauvre. D'abord, il est apparu dans notre devise nationale après les deux autres et l'on se demande un peu quel est son usage dans notre monde moderne. Et quant Ségolène Royal le fait ânonner dans un meeting, on ressent quelque chose qui est entre l'incompréhension et le ridicule. Bref, il s'agit ici de revisiter, s'interroger, dépoussiérer cette notion qui finalement n'est peut-être pas si incongrue dans notre époque passablement troublée et furieusement individualiste.
Debray procède ici en trois temps. Le premier chapitre est finalement au pire une resucée des "communions humaines" (ce qui peut s'avérer un tantinet lassant pour qui a lu ce dernier) ou au mieux un prolongement. L'auteur appuie notamment sur une notion qui là aussi va à contre-courant des idées reçues : pour obtenir de la fraternité, il faut clore, rompre, mettre une frontière. Ainsi, fraternité n'est pas internationalisme. La fraternité des moines ne peut s'exercer que derrière les murs de l'abbaye, de même que celle des francs-mac. Et les fraternités les plus résistantes sont précisément celles qui sont le plus fermées et qui ont une transcendance (une fratrie nécessite un père). La règle de Saint-Benoît est observée depuis 15 siècles, l'Internationale socialiste a fait long feu. Et oui, tout comme la fraternité religieuse, les autres fraternités ont besoin d'une transcendance (pas forcément divine) et de rituels forts, d'une 'liturgie' païenne. Sans quoi, le soufflé va très vite retomber.
Le deuxième chapitre est une charge virulente mais oh combien fondée et argumentée sur ce qu'il appelle la ROC (Religion Occidentale Contemporaine) où il décrit comment, partant du creuset de la Révolution Française, la religion a été remplacée par le leurre de la religion des droits de l'Homme, celle-ci comportant les mêmes travers que la religion (dogmes inattaquables, intolérance à l'autre, ...) sans même en avoir les avantages.
Enfin, le troisième chapitre propose des pistes de travail pour redéfinir ce qu'est la fraternité au XXIème siècle, comment pourrait se redéfinir cette valeur à l'heure de l'économie mondialisée, ce qui pourrait marcher et ne pas marcher (par exemple, la construction Européenne, censée pouvoir apporter une nouvelle fraternité à une échelle géographique supérieure mais qui n'apporte que le repli sur soi et un désintérêt croissant du fait de son absence de transcendance ou, pour le dire plus prosaïquement, de projet - Il rappelle également que, si les Etats-Unis sont encore et toujours synonyme d'espoir, c'est qu'ils présentent bel et bien cette transcendance via une foi inébranlable en leur nation). Il revient également sur le fait que les Etats-Nations ne sont pas l'ennemi de la fraternité, loin s'en faut et que la fraternité a comme objectif principal de tromper le déterminisme génétique qui veut que la préférence aille à sa famille proche, puis plus éloignée (ce qui me rappelle un certain J-M.L.P.) pour se rebâtir des appartenances à des familles de pensée ou d'affinité.
Un indispensable bréviaire républicain et un souffle de libre pensée plus que salutaire.

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