Nica'sdream

Peut-être se demandera-t-on pourquoi j’attribue quatre étoiles à un livre composé de réponses souvent convenues à une question banale (« Si on t’accordait trois vœux qui devaient se réaliser sur-le-champ, que souhaiterais-tu ? ») et de photos « polaroïd » parfois de très mauvaise qualité.
Au risque de paraître emphatique, je répondrai que c’est l’âme du jazz qui se dévoile tout au long des pages de ce livre et que les vœux des musiciens en disent parfois bien plus sur l’essence de cette musique que nombre d’études savantes.
Pannonica de Koenigswarter, née Rothschild, fut pendant des décennies la providence de nombreux jazzmen qui trouvèrent en elle plus qu’un mécène démesurément généreux : elle fut pour eux une amie toute prête à les accueillir, à les héberger en cas de coup dur, à leur offrir son écoute attentive de femme dégagée de tout préjugé. C’est chez elle que Charlie Parker trouva refuge quelques jours avant sa mort en 1955. C’est elle aussi qui recueillit Thelonious Monk et lui donna un gîte pendant les dernières années de sa vie.
Alors, qu’importe que les photos (prises chez elles ou dans des clubs) soient parfois floues, que leurs couleurs nous semblent criardes (on est loin de l’art raffiné d’un William Claxton ou d’un Herman Leonard). Sans souci esthétique avoué, elles privilégient le vécu dans son aspect le plus éphémère : c’est Art Blakey tapant laborieusement à la machine, c’est Bud Powell, au regard étrangement lointain, assis aux côtés de Pannonica, c’est Coleman Hawkins couché dans un divan, revêtu d’une robe de chambre chamarrée, c’est Monk surtout, Monk saisi en train de danser dans l’appartement de Nica comme il le faisait sur scène, Monk jouant au ping- pong, Monk rêvassant allongé, un chat voluptueusement vautré sur lui.
Quant aux voeux des jazzmen, ils apparaîtront peut-être stéréotypés, marqués du sceau d’un réalisme très terre-à-terre (du fric, des femmes…) ou, au contraire, d’un idéalisme éthéré (l’amour et la fraternité universelle). Et pourtant, ce que nous lisons dans ces pages nous en dit beaucoup sur la condition des jazzmen américains dans les années soixante (au fait, cela a-t-il beaucoup changé depuis ?) Il n’est en effet pas indifférent que tant de musiciens accordent une telle importance à l’argent, qu’ils implorent aussi avidement une réelle reconnaissance pour leur musique, que les blessures infligées par le racisme ambiant apparaissent en filigrane de tant de réponses, que l’obtention d’un minimum d’estime de soi par la pratique de leur art leur paraisse aussi ardue. Comment peut-on comprendre qu’un artiste de l’envergure de Bud Powell qui, à l’ère du bop, révolutionna le langage pianistique du jazz et à qui tant de générations de musiciens sont redevables, en soit réduit à mentionner parmi ses vœux le fait de pouvoir enregistrer un disque comme s’il s’agissait là d’une faveur inaccessible ?
Certains des artistes présents dans ces pages continuent à creuser infatigablement leur sillon (Sonny Rollins, Hank Jones, Bobby Hutcherson…).La plupart d’entre eux nous ont toutefois quittés souvent sans obtenir la réalisation de leurs vœux.
Pannonica de Koenigswarter s’est pour sa part éteinte en décembre 1988. Elle n’était pas musicienne et n’a laissé d’autre œuvre que sa vie. Si je pouvais à mon tour formuler un vœu, ce serait qu’elle trouve enfin un biographe qui nous la restitue dans toute sa richesse.

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  Les musiciens de jazz et leurs trois voeux [Texte imprimé], [propos recueillis et photographies] Pannonica de Koenigswarter préface de Nadine de Koenigswarter [ouvrage réalisé par Frédéric Pajak] [traduit de l'américain par Florence Hertz]

  de Koenigswarter, Pannonica de Koenigswarter, Nadine de (Préfacier) Pajak, Frédéric (Editeur scientifique) Hertz, Florence (Traducteur)
  Buchet-Chastel / Documents
  ISBN : 9782283020388 ; 35,50 € ; 07/12/2006 ; 302 p. ; Relié

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