Méditations pascaliennes de Pierre Bourdieu
Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités
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Inégalités et capital symbolique
L’exploitation économique a pris dans le capitalisme l’apparence d’une loi naturelle. Il en est de même de la domination politique. C’est ce volet-là que commente en quelque sorte Bourdieu.
Une lecture un petit peu aride (déconseillée dans le lit avant de s’endormir, prenez plutôt un crayon et un dictionnaire…), Bourdieu n’échappant pas aux travers qu’il dénonce chez les autres intellectuels, mais bon, il le fait en connaissance de cause.
Cette réserve faite, c’est passionnant.
Un peu conscient du fait que tout le monde ne va pas se précipiter pour le lire ce soir même, je me suis permis d’en faire une petite synthèse pour les curieux. J’ai donc essayé de rendre compte au plus près (mais au plus court) de la pensée de l’auteur. Il m’est arrivé de reprendre certaines de ses formulations – évidemment – sans pour cela mettre chaque fois entre guillemets ces emprunts partiels. Mais tout le monde aura compris que je n’essaie pas de me faire passer pour le maître, n’est-ce pas…
Pour Bourdieu, c’est « l’habitude qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses », et nous adoptons un ensemble de croyances fondamentales qui n’ont même pas besoin de s’affirmer sous la forme d’un dogme explicite et conscient de lui-même (la doxa). Chaque champ à sa doxa. Il est relativement aisé de maîtriser la doxa dans le champ politique ou dans le champ religieux, car on y est très attentif. Mais dans tous les autres champs, la doxa est bien ce qui ressort de l’automatique, de l’évident, et l’on y cède avec bonheur.
Les champs savants ont leur doxa aussi. La disposition scolastique est ce qui nous permet de prendre de la distance, de faire des hypothèses, des montages intellectuels. Cela requiert du temps, des loisirs, choses que l’école, par exemple, nous fournit à profusion. Il va de soi que pour prendre cette distance intellectuelle, il faut ne pas être contraint par l’angoisse matérielle du lendemain : la disposition scolastique s’enracine profondément dans la division sociale et le titre scolaire d’aujourd’hui vaut comme titre de noblesse. Mais on fait comme si les conditions sociales qui l’ont rendu possible n’avaient pas joué de rôle
Les conditions sociales de la formation de la disposition scolastique ont une influence sur le contenu même de ce que nous pensons.
L’institution scolaire a le pouvoir d’imposer la loi culturelle comme norme mais elle n’est pas capable de distribuer les acquis universels nécessaires pour lui obéir. L’égalité en liberté et rationalité est donc fictive. Le nier sert surtout à justifier l’ordre établi, donc la domination de l’homme, hétérosexuel, blanc, bourgeois, au nom d’un universel abstrait (démocratie, droits de l’homme…). Mais à l’inverse, la répudiation cynique de toute forme de croyance dans l’universel, est aussi une manière d’accepter les choses comme elles sont.
La raison est dotée d’une rareté qui fait qu’elle tend à fonctionner comme capital (culturel) et donc comme instrument de domination et de légitimation.
Pour échapper au scandale des inégalités de capital culturel, on a parfois voulu louer de la même manière toutes les formes d’expression, d’où qu’elles viennent. Bourdieu souligne que : « Le culte de la culture populaire est souvent du racisme de classe comme certaines célébrations de la féminité ne font que renforcer la domination masculine ».
Bourdieu part de l’idée qu’il n’y a au principe de la loi rien d’autre que l’arbitraire et que chaque champ à sa doxa spécifique qui fait que les adversaires au sein de ce champ, y compris en politique, sont complices dans la mesure où ils adhèrent tacitement à un même espace de discussion légitime défini par une même doxa.
Il décrit ensuite le monde de la pensée comme une avancée vers l’universel et il en profite pour se situer par rapport aux marxistes : « Ceux qui, comme Marx, inversent l’image officielle que la bureaucratie d’Etat entend donner d’elle-même et décrivent les bureaucrates comme des usurpateurs de l’universel, agissant en propriétaires privés des ressources publiques, n’ont pas tort. Mais ils ignorent ce faisant le fait que l’Etat est en même temps un lieu en construction qui va vers l’universalité et l’intérêt général ne serait-ce que dans la mesure où il y fait référence ». S’ensuit un plaidoyer pour une realpolitik de la raison qui viserait à renforcer peu à peu tout ce qui, au sein de l’Etat, va dans le sens de l’universel et contre des intérêts particuliers, bref, un vibrant appel – un peu désenchanté – au réformisme tranquille…
Tout le monde est caractérisé par le lieu où il est situé de manière plus ou moins permanente et par la place qu’il occupe. C’est un peu le thème central de « La Distinction ».
Chaque individu est doté d’habitus qui sont inscrits dans son corps par les expériences passées et qui font qu’il interagit de manière très affective avec son environnement social. C’est ainsi qu’on est à l’aise dans un milieu ou qu’on ne l’est pas.
Les habitus changent en fonction des nouvelles expériences mais jamais de manière radicale puisqu’ils s’élaborent à partir des habitus déjà en place.
Bourdieu signale que les individus qui sont « à leur place » dans la société peuvent avoir une complète confiance dans leur habitus (l’aisance des gens « bien nés » par exemple) mais que les parvenus ou les déclassés, contraints de se surveiller et de corriger sans cesse leurs premiers mouvements dus à un habitus peu adapté, ont plus de chance de prendre conscience de ce qui les meut.
L’habitus est à la base de cette espèce d’accord préréflexif par lequel les dominés acceptent leur domination. Cette violence symbolique qu’on leur fait subir est durablement inscrite dans les corps.
La lutte politique vise à imposer une vision légitime du monde social plutôt qu’une autre, et c’est l’Etat qui est enjeu de cette lutte. En tenant l’Etat, on tient, grâce à l’école, l’instrument qui va favoriser l’acceptation de la domination. Il faut une crise majeure pour libérer la force potentielle de refus qui permettra d’accéder à la mobilisation collective (grâce à l’intervention de professionnels du travail d’explicitation).
Suit un long passage sur la double vérité du don où Bourdieu rappelle que personne n’ignore vraiment, lorsqu’il fait un don, la logique de l’échange. Il y aura évidemment retour, même si ce n’est pas sur le plan matériel mais uniquement symbolique (reconnaissance, honneur…). De là, il évoque le cas particulier de l’impôt, qui est aussi une sorte de « don ». Délicieux !
« (…) à travers la redistribution, l’impôt entre dans un cycle de production symbolique dans lequel le capital économique se transforme en capital symbolique : comme dans le potlatch, la redistribution est nécessaire pour assurer la reconnaissance de la distribution. Si elle tend évidemment, comme le veut la lecture officielle, à corriger les inégalités de la distribution, elle tend aussi et surtout à produire la reconnaissance de la légitimité de l’Etat (…) ».
Et pour terminer ce chapitre, Bourdieu avance que les travailleurs concourent à leur propre exploitation à chaque fois qu’ils s’approprient leur travail et l’investissent affectivement. Et bien sûr, les stratégies des dominants en tiennent compte qui laissent une part de flou dans les définitions des tâches, ce qui autorise bien sûr un poil de non-travail mais aussi beaucoup d’auto-exploitation.
Pour le sous-prolétaire, le lien entre présent et futur semble rompu : il est littéralement sans projets. Dans ce cas, la fuite dans la violence devient un moyen désespéré d’exister pour les autres, malgré tout, ou de faire qu’il se passe quelque chose plutôt que rien.
A l’inverse, dans les classes sociales élevées, le temps est perçu comme rare, et donc le prix du travail est élevé et nécessite en plus que l’on souligne l’importance de la personne par des marques d’empressement. L’attente est une des formes privilégiées par lesquelles on admet la supériorité d’autrui, le lien entre son temps et son pouvoir. L’univers médical est un des lieux de l’attente anxieuse et impuissante, soumise.
L’homme se sait mortel. Il est habité par le besoin de justification, de reconnaissance. Comme Pascal le suggère, la « société » est la seule instance capable de concurrencer pour cela le recours à Dieu. On comprend donc le pouvoir quasi divin du monde social, pouvoir qui s’exerce par l’intermédiaire notamment de l’institution étatique. C’est dans le monde social que l’on trouve salaire, prix, récompense et que l’on se sent compter pour les autres.
« De toutes les distributions, l’une des plus inégales, et sans doute, en tout cas, la plus cruelle, est la répartition du capital symbolique, c’est-à-dire de l’importance sociale et des raisons de vivre ».
Les éditions
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Méditations pascaliennes [Texte imprimé] Pierre Bourdieu
de Bourdieu, Pierre
Seuil / Points. Série Essais
ISBN : 9782020611640 ; 13,01 € ; 05/09/2003 ; 389 p. ; Poche
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Les critiques éclairs (1)
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J'apprécie Bourdieu, mais...
Critique de Jules (Bruxelles, Inscrit le 1 décembre 2000, 80 ans) - 16 décembre 2005
Pour sa pointe d’humour de temps à autre (Oui, même dans du Bourdieu !) et pour le sujet… Dis, Bolcho, excuse-moi d’avoir ma critique juste plus haut que la tienne… Tu as simplement passé l’examen préparatoire avant moi !...
Bon ! Venons-en à nos moutons… En l’occurrence à Bourdieu et à ses « Méditations Pascaliennes » ouvrage des plus intéressants et ce n’est pas moi qui dirais le contraire.
A ce propos, pour te prouver ma totale bonne foi, je me permets de te conseiller aussi la lecture de la « Célébration du génie colérique » de Michel Onfray pour qui je ne manque pas d’estime non plus.
Je suis parfaitement d’accord avec la notion de doxa et du conditionnement par l’habitude. Le problème, me semble-t-il, c’est que chaque groupement humain finit par avoir les siennes et cela me paraît quasiment impensable autrement. C’est Dostoïevski qui disait déjà que l’homme avait besoin de guides. La doxa me semble aussi jouer un peu ce rôle : un ensemble de valeurs qui se transmettent de générations en générations. Je crois que cela correspond à un besoin profond. Ne serait-ce pas aussi de l’évacuation de trop de fondements de nos sociétés que nous souffririons ? Loin de moi pourtant l’idée de dire qu’il ne convient pas de progresser toujours et que ces fondements ne devraient pas pouvoir s’adapter et évoluer.
En tout état de cause, depuis l’origine de l’humanité, à tort ou à raison, c’est dans le cadre d’un régime démocratique que ces doxas me semblent les plus tolérables.
Maintenant, pour parler de l’esprit scolastique, je le lie moins à la notion du diplôme que toi. Et sa terrible absence se fait surtout sentir là où la propagande est la plus développée, où l’instruction est la plus déficiente. Ce n’est pas pour rien que toutes les dictatures s’attaquent d’abord à l’Histoire, au savoir, à la mémoire collective qu’elles transforment. Si les Américains ont si peu d’esprit scolastique ce n’est certainement pas, loin de là, parce qu’ils auraient plus de diplômés que nous (à mon avis, en proportion ce serait même peut-être bien l’inverse) mais c’est surtout qu’on y lave le cerveau des enfants dès le plus jeune âge avec des levés au drapeau et des « In God we trust » au dos du couvercle de leurs plumiers en bois dès l’age de savoir lire. L’incapacité de réflexions personnelles de nombreux Américains m’a toujours étonnée !
Dans mon esprit, et chez Onfray également (grand admirateur de Bourdieu s’il en est) la pire des carences, celle qui mène aux pires échecs, réside bien souvent dans le manque d’instruction et non pas dans son contraire. Je me doute bien que tu n’es certainement pas contre l’instruction, loin de moi cette idée, mais il me semble que tu la lies peut-être un rien trop à la carence de l’esprit scolastique, tout au moins si je t’ai bien compris (et l’inverse est évidemment toujours possible)
Bourdieu dit que les adversaires des lois deviennent complices parce qu’ils adhéreraient implicitement au cadre global. Peut-être, mais le contraire de cela voudrait dire qu’il n’y aurait quasiment plus que des rapports de forces et non plus de dialogues. On ne peut pas dialoguer si l’on ne démarre pas dans le même cadre. L’un parlerait de pommes et l’autre de poires.
Or, quoi d’autre que la révolution s’il n’y avait plus de dialogue ?... Pourquoi pas, me dirais-tu, mais j’en connais tellement d’exemples qui n’ont débouché que sur le chaos et ont laissé un peuple bien plus malheureux qu’il ne l’était. A nouveau, tout est loin d’être parfait, c’est évident, mais je ne vois pas beaucoup d’issues autres que par le dialogue.
Oui, la redistribution (par nos impôts) serait un don mais, jusqu’à présent, nous n’avons rien trouvé de mieux (et personne à mon avis) que ce moyen là. Oui, indirectement il favorise le distributeur qui est l’Etat, mais qui d’autre le ferait ?... Dans les systèmes autoritaires la corruption du pouvoir gagne encore plus vite que dans les démocraties et, en plus, elle ne peut y être dénoncée (cause à effet). La question pourrait aussi se poser autrement : ce soutien aux plus défavorisés est-il raisonnablement réparti ?... Question explosive s’il en est !...
Tu me dis aussi que dans les idées développées par Marx l’Etat, et ses fonctionnaires, iraient dans le bon sens universel puisqu’ils y font référence par définition. Il y a eu de nombreux Etats qui se revendiquaient de Marx, mais combien ont appliqué ses idées ? Dans les dictatures, le drame est toujours le même : de bonnes idées (peut-être) y sont bien vite détournées par quelques uns au pouvoir ! Déjà que chez nous !... Et pourtant, nous sommes libres de contester !...
Bien, l’habitus viendrait donc essentiellement de l’Etat parce qu’il dirige l’instruction. Mais un autre Etat, un Etat révolutionnaire que va-t-il faire ? S’emparer de l’instruction et construire des paquets de nouveaux habitus (jusqu’au calendrier qu’il a été et un nouveau dieu…) Cela reviendrait simplement à remplacer les uns par les autres, tourne manège et les enfants des anciens seront les opprimés. D’accord, ils seront moins nombreux, mais ils s’augmenteront vite de tous ceux qui ne s’adapteront pas à leurs nouvelles place ou qui ne trouveraient pas de boulot dans « la nouvelle caste » Elle ne peut pas être plus nombreuse que la base !...
En ce qui concerne la rupture entre le présent et le futur, laissant l’homme sans projets, et sa conséquence qui serait la violence, je suis entièrement d’accord avec toi. Une telle situation est intolérable et il est vraiment à espérer qu’une solution soit trouvée à ce sujet. Je dirais qu’elle devrait l’être d’abord dans l’intérêt de ceux qui vivent cette situation plutôt que pour protéger les acquits des autres. Mais il se fait que les autres restent de loin les plus nombreux et que, même la classe ouvrière, quand on aborde ce sujet, a tendance à se poster du côté des plus nantis, parce qu’elle aussi à des avantages à défendre ( les investissements « affectifs » de leur travail)
C’est triste à dire, mais je crois que seule la peur provoquera l’apparition de solutions.
On ne parle pas ici, outre l’impôt, des énormes montants donnés par nos populations pour être transférées vers les moins nantis comme « les restos du cœur » ou autres organisations. Bien sûr la charité, en soi, a quelque de gênant mais elle montre aussi une certaine solidarité, si elle n’est pas une solution finale.
Abordons maintenant la notion de la préciosité du temps. Tu dis que celle des cadres semble la plus grande et qu’ils sont donc les mieux rémunérés, leur temps étant plus rare. Et qu’en plus il faut leurs montrer de la déférence. Laisse-moi faire un peu d’humour… Peut-être as-tu raison, mais alors, aujourd’hui, c’est le plombier qui devrait être le mieux payé et d’ailleurs, quand il accepte de venir, nous lui montrons beaucoup de déférence !... Humour bien sûr, mais tout à fait faux ?...
Préciosité du temps, oui, mais cela peut se comprendre. L’ouvrier, et un bien grand nombre d’employés travaillent sur base d’un nombre d’heures fixes par semaine ou par mois. S’ils les dépassent, ils en sont directement payés et c’est normal. Il n’en est pas du tout de même pour le cadre qui, pour remplir ses fonctions, dépasse largement les quarante heures semaine si parfois pas bien plus encore. D’accord, il est payé plus cher par mois, mais ses responsabilités sont aussi plus lourdes, plus préoccupantes de façon générale. Bien souvent aussi, il a dû suivre des formations spéciales pour tenir ce poste.
Par contre, le travail manuel a ses limites dans le temps au niveau physique et c’est aussi normal. D’où moins d’heures et la pension plus jeune aussi.
Le cadre, qui voit devant lui des semaines de dingue, considère assez logiquement son temps comme très précieux. Il a aussi une autre vie que celle de son boulot ! Oublions cependant ici les rémunérations astronomiques dont on a beaucoup parlé dans la presse et qui ne se justifient en rien, je suis d’accord avec toi ! Et je ne suis pas beaucoup plus d’accord avec le principe des « stock options » qui amènent à d’autres excès de la part des hauts cadres et préjudiciables à la société elle-même.
Quant à la reconnaissance, il me semble que, dans ce domaine, de grands pas ont été faits et que bien peu de patron (surtout dans les PME) considère encore le personnel comme il était vu par leurs parents !
J’aurais encore pas mal de choses à dire, mais je t’ai déjà assez assommé et pris de ton temps (si tu as eu le courage d’aller au bout…)
Bolcho, malgré n’importe quel beau raisonnement, tu n’arriveras jamais à rendre les gens égaux, car ils ne le sont pas dès l’origine. Corrigeons les déterminations sociales et il n’en demeurera pas moins d’autres inégalités. Il y aura toujours le flemmard et le travailleur, l’intelligent et le moins intelligent, le profiteur, l’égoïste, l’avare, le lâche, le débrouillard, le malin etc. Egaux quant à l’accès aux droits, oui, mais nous ne serons jamais égaux dans les résultats.
Sorry pour cette bien trop longue bafouille, avec laquelle tu ne seras quand même pas d’accord, mais j’avais envie de donner mon opinion (scolastique !...)
Un conseil : n’oublie pas la « Célébration du génie colérique » d’Onfray : super bouquin !