Minoritaire

avatar 20/12/2021 @ 20:17:10
Il s’était écoulé 15 ans. Cela aurait dû faire 20, mais l’Administration en avait décidé autrement.

On ne peut pas dire que François avait travaillé durant tout ce temps. Tout au plus avait-il répété quelques gestes techniques. Parfois même, il les rêvait. Il avait observé la lumière et les couleurs qui changeaient au cours des saisons. Sans doute faisait-il le plein d’impressions. Mais tout cela était inconscient. Car il n’avait pas de projets. Le temps était devenu immobile.

Il ne recommença à battre qu’au bout de ces quinze ans. Oh, bien timidement, d’abord. On l’avait recasé dans un petit logement, il bénéficiait d’une maigre pension. C’était sans importance, il avait appris la frugalité. Ainsi, il parvint à économiser jusqu’à pouvoir entrer dans le magasin spécialisé et y faire l’achat du matériel indispensable. Rentré chez lui, François n’avait rien eu de plus pressé que s’aménager un atelier qui lui prit la moitié de sa chambre. Qu’importe ! Il installa la toile sur le chevalet, prépara ses couleurs, ses pinceaux, un fusain et… il resta interdit. Devant lui, trônaient sur une tablette 4 livres déposés dans un désordre savamment orchestré. Une bouteille et un verre complétaient le tableau. Il avait modelé le tout grâce à deux petits spots. Mais il fut incapable d’esquisser le moindre trait. Il resta médusé, fixant alternativement son installation et la toile vierge, jusqu’à enfin leur tourner le dos.

Il erra deux jours dans son petit 35 m carrés, dormant dans un fauteuil pour éviter le spectacle désolant de sa chambre. Avait-il tout perdu ? Ou bien… Ou bien Rosalie avait-elle eu raison ? Après tout, ne valait-il pas mieux que ses sempiternels paysages, pots de fleurs ou corbeilles de fruits ? Ces natures mortes ?

L’homme gardait de l’exécution du portrait de sa défunte femme un souvenir imprécis, comme s’il avait voulu l’oublier, mais petit à petit, remontait à sa mémoire la fièvre qui l’avait saisi durant ce travail et la satisfaction qu’il avait éprouvée en écrivant « François » en bas à droite de l’œuvre.
« Oui, pensa-t-il, bien sûr, il me faut un modèle ! »

Si peu dispendieux qu’il fût, il savait qu’il ne pouvait se payer les séances de pose. Aussi se résolut-il à travailler d’après photos. Il fit donc l’acquisition d’un appareil Polaroïd et se mit en quête d’un modèle qui serait à la hauteur de Rosalie.

C’était le premier dimanche de mai et il rentrait chez lui, dans sa poche la photo d’une dame complaisante à qui il avait fait prendre la même pose que Rosalie avait naturellement adoptée pour son unique portrait.
Désormais libéré des contraintes du temps, François travaillait sans relâche, un œil rivé sur la photo, l’autre sur le corps qui prenait forme sur la toile. Il ne lui fallut que quelques jours pour arriver au but et le résultat fit naître en lui une émotion qu’il n’avait plus connue depuis 15 ans. Mais aussitôt, il eut le désir de recommencer. Il changea de quartier et trouva une autre dame qu’il convainquit sans problème d’adopter la pose. Il cherchait toujours des femmes qui ressemblassent à Rosalie, au moins par l’âge et l’apparence.

Il y en eut d’autres. Et toutes ces femmes identiquement installées exaltèrent chez lui un sentiment de nouveauté : tous ces modèles dans une même position, mais dans un décor différent. C’était… « conceptuel », comme il l’avait lu dans « Reflets de l’Art Moderne. Un peu comme les Marilyn de Warhol. Il volait, il planait, au rythme d’un portrait par semaine. Il prenait plaisir à travailler les couleurs au couteau, surtout les rouges qui le mettaient comme en transes. À chaque fois, c’était le même scénario qui se répétait : l’émotion du travail accompli, un léger moment de flottement, puis le besoin de se remettre à l’ouvrage.

François s’efforçait toujours à ce que les séances de pose fussent dénuées de témoin; elles requéraient à ses yeux un minimum d’intimité entre lui et le modèle. Hélas, un hurlement horrifié ponctua la septième séance ; une jeune femme venait de tourner le coin et assista à la scène. Et ce fut tout un quartier endimanché qui sortit dans la rue pour voir cette dame égorgée et cet homme, un appareil photo dans une main et dans l’autre, un couteau de peintre dégoulinant de sang. François resta là, au milieu de la foule. Les policiers arrivés quelques instants plus tard l’embarquèrent sans qu’il opposât la moindre résistance.

Le policier chargé d’enquête ne fut pas long à retrouver le dossier de François, incarcéré 15 ans plus tôt pour avoir assassiné sa femme « dans un mouvement de colère » avait plaidé l’avocat. Il en avait aussitôt après exécuté le portrait qu’il avait intitulé « Rosalie en nature morte ».

                Fin


Ce récit fait suite à celui-ci : https://robertguilleaume.blogspot.com/2012/09/… vieux de presque dix ans et que je n’ai jamais publié sur CL, allez savoir pourquoi. Il est pourtant bien meilleur.
Allez, joyeux Noël quand même.

Et merci à Tistou d'avoir lancé le bazar.

Tistou 21/12/2021 @ 15:41:12
Allez, j'entame la série des 20 ans, mais pour de faux avec Minoritaire. Un Minoritaire sanglant et qui a un usage du couteau de peintre tout à fait non-conventionnel ! Malgré la proximité de Noël on ne peut pas dire qu'on soit dans sa magie !

Les 20 ans mais pour de faux sont effectivement respectés, d'une manière assez classique pour l'administration.
Une chose m'intrigue, que je n'ai pas compris :

"Il ne recommença à battre qu’au bout de ces quinze ans.'
Qu'est-ce que tu as voulu dire ?

Alors pour info, Minoritaire a posté son premier texte sur Vos Ecrits le 28 Janvier 2012 (inscrit depuis le même jour). Ca s'appelait "Samantha" et c'est là :

http://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

Eric Eliès
avatar 21/12/2021 @ 15:59:11
Pour mieux respecter l'esprit de Noel, peut-être François aurait-il dû peindre le portrait non de sa chère épouse mais de ses chers enfants disparus... ce qui nous aurait expliqué pourquoi le costume du Père Noel est rouge des bottes au bonnet ! :D Pour revenir au récit, j'ai trouvé que l'histoire est bien construite, bien amenée, avec des petites allusions comme "Il prenait plaisir à travailler les couleurs au couteau, surtout les rouges qui le mettaient comme en transes." qui annoncent subtilement la chute... Certes, le motif d'anniversaire est assez glauque mais ça reste un anniversaire ! :P
Pour Titsou : sans vouloir me mettre à la place de l'auteur, le temps recommence à battre (peut-être que s'écouler aurait été plus intuitif) parce qu'il est immobile à la phrase précédente...

Tistou 21/12/2021 @ 17:38:58
"Pour Titsou : sans vouloir me mettre à la place de l'auteur, le temps recommence à battre (peut-être que s'écouler aurait été plus intuitif) parce qu'il est immobile à la phrase précédente..."

Mais oui bien sûr, la phrase précédente concernait le temps immobile !
Et c'est Tistou, pas Titsou. Cela dit Titsou c'est mieux que Tristou comme je le vois parfois.

Minoritaire

avatar 22/12/2021 @ 11:19:18
Oui, Eric Eliès a bien lu. Merci.
Quand je fais mes comptes, je m'aperçois que j'avais déjà tué, volontairement ou accidentellement, pas moins de 9 personnages sur CL depuis "Samantha". Sans compter les lapins, les poissons rouges et les moustiques !
Mais avec cet épisode-ci, je fais nettement remonter ma moyenne !

Pieronnelle

avatar 22/12/2021 @ 12:06:21
Ah curieux nous sommes les seuls à avoir choisi un prénom comme titre...:-)
C'est rudement bien fait, on a de la compassion pour ce brave homme solitaire dont le souvenir de sa femme le hante encore (et pour cause:-) ! Cette vibration que l'on ressent quand on commence à peindre,je l'ai connue et la comprend, on est complètement avec lui, on se dit ça va le rendre heureux ,il se sentira enfin moins seul, et..paf !!!
Tu peux dire que tu m'as fait frissonner..de peur ! Bravo !

Frunny
avatar 22/12/2021 @ 12:07:10
Belle prose.
Je m'attendais à ce que ça finisse mal car le gars sort de taule quand même...
Et quand on prend 20 ans (même si on en fait 15 ! )... ce n'est pas pour avoir volé des chamallow....
ça pouse une nouvelle fois le problème de la récidive... mais je dis ça (.... )

Patman
avatar 22/12/2021 @ 12:40:06
A la lecture de ce texte, j'éprouvais un sentiment bizarre, une sorte de déjà vu, un truc impalpable mais qui te trotte dans le ciboulot et puis PAF ! Voilà, ça m'est revenu d'un coup : "La couleur des abeilles" ...un excellent livre d'André-Marcel Adamek, lu il y a plus de vingt ans ! Alors bravo Mino... mission accomplie, tu as ravivé en moi une nature morte qui y sommeillait depuis longtemps !!!

Pieronnelle

avatar 22/12/2021 @ 14:20:11
Ah moi j'avais pas tilté sur la premiere phrase, pas pensé du tout et la surprise en a eté que plus forte. As-tu rajouté cette phrase uniquement pour les 20 ans Mino ?
Du coup j'ai relu le texte avec un autre regard...et bien visualisé la nature morte Rosalie :-)

Minoritaire

avatar 22/12/2021 @ 16:20:57
Ah moi j'avais pas tilté sur la premiere phrase, pas pensé du tout et la surprise en a eté que plus forte. As-tu rajouté cette phrase uniquement pour les 20 ans Mino ?
"rajouté" n'est pas le mot, puisqu'elle m'est venue dès le début de l'écriture. Mais c'était un "indice" comme j'en laisse souvent dans mes histoires à chute, destiné à rendre cette dernière évidente "après coup".
Si Frunny l'a identifié immédiatement (je veux dire "en première lecture") comme un rapport à l'univers carcéral, c'est que j'ai raté mon coup. Ou que j'ai sous-estimé la finesse de l'odorat du loup. :-)
Une réponse, Frunny ?


Nathafi
avatar 22/12/2021 @ 18:22:05

Bouhh ! Un Landru en puissance !
J'ai percuté à la phrase "Il y en eut d'autres" et j'ai souri, te "connaissant" Minoritaire, je voyais bien arriver la chute, mais c'est normal avec toi, c'est ce que j'attends quand je lis tes textes, la chute !
Bien ficelé tout de même, avec le côté artistique et les détails, on se laisse emporter.

Quel anniversaire !!!

Minoritaire

avatar 26/12/2021 @ 01:07:05
En fait, Nathafi, Tistou et Saule (et d'autres ?) auraient pu se souvenir de François et Rosalie. :-) http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/35629

Lobe
avatar 26/12/2021 @ 05:13:43
Je n’avais rien vu venir de cette chute, alors forcément je me suis un peu pris les pieds dedans : je voyais François comme un doux rêveur décalé. Je ne me souviens plus tout à fait de L’Oeuvre ni de Thérèse Raquin de Zola, mais la pensée qui m’est venue, c’est qu’en faisant une mixture des deux, peut-être que ça ferait, lointainement, un quelque chose comme ce texte ?
J’ai beaucoup aimé revenir au premier épisode (qu’est-ce qui te fait dire qu’il est meilleur ?), et ça m’a fait plaisir de lire que tes nouvelles ont une vie sur papier. D’ailleurs « l'émotion du travail accompli, un léger moment de flottement, puis le besoin de se remettre à l'ouvrage »... bigre, tu pourrais tout aussi bien nous parler de l’écriture !

Tistou 26/12/2021 @ 09:37:17
En fait, Nathafi, Tistou et Saule (et d'autres ?) auraient pu se souvenir de François et Rosalie. :-) http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/35629

Autant pour moi, mais la redécouverte n'en est que plus ... sanglante !

Marvic

avatar 28/12/2021 @ 12:09:35
Encore un texte où je n'ai rien vu venir ! En tant qu'ancienne enseignante, l'Administration, c'est juste l'employeur de fonctionnaires ; et qu'elle fasse cadeau de cinq ans me semblait une bonne nouvelle.
D'ailleurs, c'est aussi une bonne nouvelle pour François...un peu moins pour ses modèles.
J'ai autant aimé la lecture de ce texte que celle de l'épisode précédent qui apporte un éclairage bienvenu ; comme j'ai apprécié les illustrations de ce dernier.

Bluewitch
avatar 29/12/2021 @ 12:11:38
Magnifiquement glacial.
J'aurais bien dû me douter, mais je me suis laissée prendre au jeu.

Merci ;-)

Antinea
avatar 29/12/2021 @ 22:46:50
Glaçant. Au début j'ai cru que le personnage était un ancien sdf qui avait retrouvé un logement, je ne m'attendais pas à cette fin ! Surprise totale. Tu as l'art de distiller le suspens ! Anniversaire... marquant !

Magicite
avatar 31/12/2021 @ 12:55:37
grinçant et pas sans humour:
" Il avait observé la lumière et les couleurs qui changeaient au cours des saisons." activité assez peu payé qui nous plonge au cœur de l'inspiration, de la création à tout pris.
Comme Giono l'évoquait pour Langlois dans le roi sans divertissement la beauté du sang est fascinante, mais ici il s'agit de l'artiste, de ses souvenirs, de sa folie.
Certes il faut une certaine dose de "folie"/originalité pour innover dans un domaine et l'art qu'est ce sans innovation. Pour le personnage c'est au prix de l'humain, qui l'oblige à recommencer le même tableau, alors au prix de l'artiste innovateur coincé dans sa boucle de souvenirs qu'il ne peut effacer, comme Klein chercha sa couleur bleu lui est condamné à répéter son erreur, oubliant la possibilité d'innover et de passer à autre chose. Période rouge donc, grinçant

Malic 31/12/2021 @ 18:17:32
Excellent, formidable humour noir avec ce peintre de natures mortes. ! Je ne m’attendais pas à cette chute. Satisfaction pour ces malheureux modèles : elles ne risquent pas la crampe à garder la pose.
L’image de L’homme, couteau dans une main appareil photo dans l’autre, m’a fait penser au film britannique de Michael Powell « Le voyeur » ( « Peeping Tom - 1960) dans lequel le personnage assassinait des femmes à l’arme blanche tout en les filmant.

Garance62
avatar 03/01/2022 @ 14:30:45
Excellent ! J'ai beaucoup aimé être surprise par la chute alors que je lisais un doux récit ...
C'est écrit avec une belle fluidité qui fait qu'on n'arrête pas la lecture, avec une fin épatante (enfin ça dépend pour qui) et une concision très efficace... :)

Et puis, tu as parfaitement collé à l'exercice avec cette jolie pirouette du début "Il s’était écoulé 15 ans. Cela aurait dû faire 20, mais l’Administration en avait décidé autrement." et ce temps laissé entre les deux meurtres "Le policier chargé d’enquête ne fut pas long à retrouver le dossier de François, incarcéré 15 ans plus tôt ". Heureusement qu'il ne s'est passé que 10 ans entre l'ancien et le nouveau récit, c'est assez rassurant !

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