Pieronnelle

avatar 08/05/2014 @ 14:44:13
Je suis née un 8 mai de l'année 19..
Un jour férié, comme si le travail qui avait engendré ma naissance ne pouvait être reconnu. Le fait est qu'il ne fut pas remarquable ; ma mère, qui était en train de faire ses courses au marché, n'eut que le temps de rentrer chez elle où elle me mit au monde avec une rapidité qui laissa son mari pantois.
« Tu l'as pondu comme une poule fait son oeuf » avait-il affirmé en roulant ses gros yeux de coq.
Ma mère, me confia plus tard que c'est à partir de ce jour qu'elle se mit à le détester...
Le 8 mai étant aussi la commémoration d'une victoire , ma mère aurait bien aimé m'en faire un prénom  ; mon père s'y opposa formellement, scandalisé par la banalité de ce désir, d'autant que , selon lui, cette victoire ne méritait pas cette appellation compte tenu du nombre de morts qu'elle avait provoqué...
Je suis donc née sous le signe d'un conflit naissant qui ne fut pas sans impact sur ma personnalité. Mes parents se détestèrent durant toute ma jeunesse et à l'âge de 18 ans je partis en courant de cette maison où l'électricité craquait dans tous les sens et les plombs sautaient sans arrêt.
Il serait très injuste d'affirmer qu'ils ne s'occupèrent pas de moi entre deux arrachages de nez ; mais ils n'étaient jamais d'accord sur chaque décision à prendre me concernant et ce match de tennis où la balle rebondissait avec une régularité de métronome, aurait pu être divertissant, sauf que la balle c'était moi. Car ils jouaient plutôt bien, ratant rarement leurs smatchs, jusqu'au jour où la balle décida de se faire la malle pour se délivrer enfin de cet enfer familial...
La balle fut ramassée par un jeune homme dont le calme et la douceur agirent comme un antalgique sur la fébrilité de mon caractère. Au point que je m'endormais souvent ; si bien que je n'ai pratiquement aucun souvenir du temps passé avec ce garçon charmant et patient arrivé bien trop tôt dans ma nouvelle liberté. Nous nous quittâmes sans éclats et encore aujourd'hui j'ai du mal à réaliser que cette tranche de vie a réellement existé même si je suis consciente qu'elle fut certainement salutaire...
Je sortis de mon sommeil, reposée et décidée à connaître enfin une vraie vie.
Sauf que la vraie vie eut une sorte d'incapacité à se jeter dans mes bras pourtant grands ouverts. Cela ressemblait à un autre match de tennis mais bien souvent c'était moi qui me jetais contre les raquettes.
Je décidai donc de laisser rouler un peu la balle pour vivre une période d'extrême solitude dans laquelle ma mère tenta vainement de s'introduire. Quant à mon père il avait décidé lui, dès mon départ, de me faire payer mon ingratitude en ignorant mon existence ; il abandonna l’œuf de la poule dans le poulailler de la société...
Il est vrai que, privé de sa balle préférée, leur match de tennis avait vite tourné court...
Leur vie de couple prit alors une tournure un peu particulière ; ils ne s'adressèrent plus la parole que pour les choses courantes de la vie, principalement les repas et les charges communes ; ils ne laissaient parler que leurs yeux et il m'est arrivé, les rares fois où je les visitai, de frissonner devant l'expression de leurs regards ...
J'en tirai la conclusion que j'avais été, par ma naissance, la responsable de leur duel pendant 18 années.
D'un autre côté je leur démontrai, qu'après mon départ, leur couple était un non sens ; ce qu'ils refusèrent , d'un commun accord pour une seule fois dans leur vie, de reconnaître.
Chaque 8 mai, pour mon anniversaire, ma mère invariablement me téléphonait. Quand je lui répondais, invariablement, que c'était du masochisme , elle me répondait, invariablement, que mon départ avait crée un « grand vide » dans leur vie. Et moi, juste avant de raccrocher, au début avec colère, puis plus tard avec lassitude, invariablement je m'écriais :
« Parce que vous êtes incapables de vous aimer » !

L'amour j'ai vite tiré un trait dessus, obsédée par un désir de paix. La fête du 8 mai faisait bien référence à un traité de paix mais, en y réfléchissant bien, elle ouvrait la voie à des conflits futurs parce que certains décidaient sans le consentement des autres et sans tenir compte de l'avis des peuples.
Au lieu d'être une victoire de couple je fus l'argument d'une guerre ; tout simplement parce qu'il n'y avait pas d'amour...

Aujourd'hui c'est mon anniversaire et ma mère ne m'a pas téléphonée ; elle est morte hier , d'une crise cardiaque, trois mois après le décès de mon père suite à une chute brutale dans l'escalier...
J'ai réalisé que l'incompréhension de leur couple avait continué à m'obséder , avec l'insupportable idée en moi de l'échec de ma naissance puisque je n'avais pu les réunir .

Oserais-je avouer que je sens comme un grand vide en moi ?
Oserais-je avouer que je ressens également comme un soulagement ?
Oserais-je avouer qu'à l'annonce de la mort de ma mère, sans d'autres larmes que celles de la colère, j'ai crié :
« Pourquoi ne m'avez-vous pas permis de vous aimer » ?!

Oserais-je avouer que ma naissance commence aujourd'hui et que je la sens porteuse d'autres à venir...

Sissi

avatar 08/05/2014 @ 18:55:40
Wouaouh...une grosse charge émotionnelle, dans ce joli récit. Tu es une conteuse, et on te lit avec beaucoup de plaisir.
Je ne sais pas si l'histoire de cette deuxième naissance, ou cette re-naissance, est autobiographique, et je ne veux pas le savoir.
Je veux juste te dire qu'on dirait, parce que ça sonne très très juste.

PS Ca m'a fait penser (pas pour la forme mais pour le fond) à "Muette" d'Eric Pessan

Nathafi
avatar 08/05/2014 @ 18:57:28
C'est triste, Piero, très triste ce texte... Un début de vie gâchée parce mal débutée, j'espère que cette nouvelle naissance effacera tous ces tourments et qu'elle trouvera quelque apaisement...

Comme quoi, les premiers pas dans la vie, et l'environnement familial, déterminent notre destinée...

Garance62
avatar 08/05/2014 @ 19:15:24
Difficile d'imaginer, Piero, ayant lu tes écrits pendant un moment, que tu as écrit une fiction.
Exutoire salutaire assez incroyable aujourd'hui et ici pourtant.
Je ne sais plus qui a écrit que l'on naît deux fois dans sa vie, la deuxième c'est quand la conscience s'ouvre. Toi, c'est le passé, un passé lourd que tu déposes ici avec humilité, la passé désormais dépassé qui t'ouvre de nouveaux horizons.
Si c'est une fiction, c'est réussi, on y croit !
Si c'est la réalité, c'est réussi, on y croit aussi !

Pieronnelle

avatar 08/05/2014 @ 20:21:28
Merci les filles !
Je veux simplement dire que je suis «affectée» d'empathie, ce qui n'est pas toujours facile à vivre...:-) ce qui m'a permis de me mettre à la place d''une femme qui n'aurait pas eu la chance de connaître une enfance comme la mienne entre des parents aimants et magnifiques ! Parce que oui, toute une vie future, dépend de l'amour qu''on a reçu dans son enfance.
Que vous y ayez cru est pour moi un super compliment !

Marvic

avatar 08/05/2014 @ 21:04:55
A la première lecture, je voulais te demander où s'arrêtait la réalité, où commençait la fiction !
Tu as donné la réponse et je suis très contente, que ce soit, pour toi, une fiction... très réaliste puisque je ne suis pas la seule à m'être posé la question.

Darius
avatar 08/05/2014 @ 21:12:37
Oh Pieronnelle, j'étais persuadée que c'était autobiographique.. mais tu viens de le démentir.. çà alors, quelle faculté à se mettre dans la peau de quelqu'un d'autre qui a vécu des choses difficiles.. Bravo

Valadon
avatar 08/05/2014 @ 22:13:50
J'adore cette idee d'une naissance un 8 Mai, placee sous le signe de la guerre et de la victoire..."Au lieu d'être une victoire de couple je fus l'argument d'une guerre ; tout simplement parce qu'il n'y avait pas d'amour..." Cette phrase est tres forte...
Les 5 dernieres lignes sont vraiment poignantes...quelle tristesse dans cet espoir, ou quel espoir malgre la tristesse, je ne sais pas trop.
L'amour, tout est la hein...Ce qu'on n'a pas connu, comment l'aborder? Quand on a grandi dans la douleur et le conflit, comment aller vers la serenite et l'amour?
Tu sais Piero, ton texte m'a fait penser......a un de mes texte :-)
(oui oui, en toute modestie ;-))

http://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

Je me suis sentie tres proche de ton ecrit :) Merci!

Débézed

avatar 09/05/2014 @ 00:58:07
Comme dit Sissi, ça sent le vécu tellement ça sonne juste, on s'y croirait d'autant plus que cette jolie fille est née presque le même jour que moi en cette année 19... C''est vrai tu racontes très bien et tu nous fais passer tes sentiments et tes émotions avec une grande aisance. J'espère seulement que ce récit ne soit pas trop autobiographique et que tu n'as pas menti que sur la date de ta naissance.

Saint Jean-Baptiste 09/05/2014 @ 12:41:27
Remarquable écriture, comme toujours... J'aime beaucoup ce mélange des dates de l'histoire et de la propre vie de la narratrice – parce qu'on préfère parler de la narratrice que de l'auteur(e) ...Question d'intimité. On ne guérit jamais de son enfance, paraît-il.

C'est écrit avec le vrai don de la narration, beaucoup de lucidité et de réalisme ; beaucoup de facilité aussi, tout ce qu'il faut pour raconter une vie, depuis le début jusqu'à l'accomplissement d'un destin.
Tu pourrais t'exercer au roman, en remplaçant le « je » par quelqu'un. Ça te donnerait plus de liberté. L'art d'écrire y est... l'imagination devrait suivre.

Pieronnelle

avatar 09/05/2014 @ 13:13:02
Mais le «je» ne peut être qu''imagination comme dans le cas précis :-)
Ce «je» me permet souvent de vraiment m'immiscer dans le personnage...Pas d'intimité donc dans ce texte mais comme je l'ai dit plus haut de l'empathie. Et tous ces compliments me touchent beaucoup. Car je sais maintenant qu''il y a des chances que certains (nes) pourront se reconnaître...
Pour le roman c'est déjà fait :-) mais il reste bien au chaud....Un jour peut-être sur CL et s'il y en a aussi d'autres céliens. Je rêve un peu d'une rubrique spéciale «feuilletons», comme on faisait au début du siécle ....

Débézed

avatar 09/05/2014 @ 13:14:37

Pour le roman c'est déjà fait :-) mais il reste bien au chaud....Un jour peut-être sur CL et s'il y en a aussi d'autres céliens. Je rêve un peu d'une rubrique spéciale «feuilletons», comme on faisait au début du siécle ....


Belle idée.

Saule

avatar 09/05/2014 @ 17:21:28
Vraiment un bon texte, j'aime beaucoup la métaphore du tennis, notamment "c'est moi qui me jetais sur les raquettes". Je n'ai pas trouvé triste, il y a une distance et un humour omniprésent, qui fait que je n'ai jamais pensé que ce serait autobiographique ou misérabiliste. Au contraire, j'y vois beaucoup d'humour.

Provisette1 09/05/2014 @ 17:52:41
Un sens de l'humain genereux comme toujours et cette douce ecriture d'une fluidite qui ne fait que donner une realite a ton recit si touchant.
Beau, Piero, amoureux dans ce sens ou l'amour s'offre aux autres.

Pieronnelle

avatar 09/05/2014 @ 18:57:03
Vraiment un bon texte, j'aime beaucoup la métaphore du tennis, notamment "c'est moi qui me jetais sur les raquettes". Je n'ai pas trouvé triste, il y a une distance et un humour omniprésent, qui fait que je n'ai jamais pensé que ce serait autobiographique ou misérabiliste. Au contraire, j'y vois beaucoup d'humour.

Ah ça me fait rudement plaisir Saule ! Cet humour j'y tenais pour contrer la gravité et relativiser. D'où l'espoir final...

Antinea
avatar 09/05/2014 @ 19:25:29
Oh que c'est poignant :
"Au lieu d'être une victoire de couple je fus l'argument d'une guerre".


Cette enfance gâchée (et ses dégâts sur l'adulte) par des parents qui se sont servis de leur gamine comme ciment pour donner du sens à leur couple, ciment-balle de tennis peut-être mais ciment quand même, est horrifiante. Et il n'est pas étonnant que le départ de la jeune fille ait créé un vide chez ses parents qui se sont ensuite retrouvés seuls mais finalement quelque part unis contre la jeune fille sur laquelle ils rejettent la faute...

Je lis cela et cela m'énerve. Je lis cela et j'ai envie de ruer dans le brancards... bref.

C'est le deuxième texte de ta plume qui me donne une claque.

Du coup, je reste un peu sur ma faim, car le format texte court ne convient pas, à mon avis, à ce texte. J'aimerai le lire en version plus longue, un livre peut-être, comme celui de Marie Cardinale "Les mots pour le dire".

Lobe
avatar 10/05/2014 @ 17:32:04
Au lieu d'être une victoire de couple je fus l'argument d'une guerre ; tout simplement parce qu'il n'y avait pas d'amour...


Les enfants qui paient les pots cassés...

Beaucoup de belles images dans ce texte, mais aussi de la truculence (le jeune homme qui l'endort!) et de l'émotion, à n'en pas douter.

D'un autre côté je leur démontrai, qu'après mon départ, leur couple était un non sens ; ce qu'ils refusèrent , d'un commun accord pour une seule fois dans leur vie, de reconnaître.


C'est ce genre de phrase que je chéris, parce que c'est tragique, comique, si vrai souvent. Un humain c'est bizarre, alors un couple... ce n'est pas de la bizarrerie fois deux, mais au moins au carré!

Sissi

avatar 10/05/2014 @ 17:33:52
Un humain c'est bizarre, alors un couple... ce n'est pas de la bizarrerie fois deux, mais au moins au carré!


Excellent! :-)

Spirit
avatar 11/05/2014 @ 19:00:16
Et bien ça claque! voilà un texte de regrets et d'appels à l'amour, un constat pour une vie pleine de non-dit...j'aime beaucoup!!!!!!!

Magicite
avatar 12/05/2014 @ 11:01:58
je vient de lire ton texte et j'étais étonne de voir que personne n'avait utilisé la date du 8 mai dans les textes. Cela pouvait s'y prêter et tu l'a fait.
C'est prenant.
La façon d'aborder cette introspection est intimiste tout en étant universelle je trouve, et c'est une qualité qui en fait la richesse et profondeur(où est ce mes souvenirs qui ressurgissent?).

J'ai trouvé cette phrase très drôle:
"Le 8 mai étant aussi la commémoration d'une victoire , ma mère aurait bien aimé m'en faire un prénom ; mon père s'y opposa formellement, scandalisé par la banalité de ce désir,..."

Histoire toute en nuances et contradictions, comme la vie l'est.

Bravo.

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