Ce livre est un roman qu'on peut lire comme un roman policier, mais qui dépasse largement ce simple cadre.
L'intrigue, complexe, en est certes en apparence policière : un commissaire est confronté à un tueur en série de petites vieilles dans un quartier de Paris. Mais, pour le commissaire Morvan, c'est plus une quête sur lui-même qu'il mène. Il a l'impression de connaître l'assassin ou qu'il rôde autour de lui. Parallèlement, on suit en Argentine la rencontre de trois amis et on s'aperçoit que c'est l'un d'entre eux qui raconte l'histoire du fait divers parisien aux autres : Pigeon Garay, Argentin exilé depuis longtemps à Paris et qui revient pour régler un problème d'héritage. Tous trois, tout en essayant de résoudre l'énigme que leur raconte Garay, s'intéressent aussi à découvrir l'auteur d'un étrange tapuscrit posthume où le poète Washington Noriega, qui fut leur ami, récrit la guerre de Troie, sous forme de roman, lui qui détestait ce genre. Donc triple intrigue, où la forme romanesque nous porte à un haut degré d'incertitude : la narration de Pigeon Garay, tirée principalement de la lecture de la presse, ressemble plus à de l'imagination, tout en ayant l'intonation de la vérité. Son ami Tomatis proposera d'ailleurs une autre résolution de l'énigme, tout aussi compatible avec les faits. Quant au roman grec que les trois amis cherchent à décrypter aussi, il ajoute à la complexité de l'enquête, tout en nous posant le problème de la fiction, comme l'avait fait Robbe-Grillet dans son fameux roman "Les gommes", avec lequel ce roman a beaucoup de parenté.
Chemin faisant, l'auteur nous livre aussi un récit sociologique sur notre société actuelle et la civilisation de la consommation. Extraits :
"Morvan pensa qu'elle avait dû être belle dans sa jeunesse mais que, plus que les années, c'étaient les efforts qu'elle faisait pour continuer à le paraître qui l'enlaidissaient."
"Rigoureusement programmés de longue date par quatre ou cinq institutions fossilisées qui se complètent l'une l'autre – Banque, École, Religion, Justice, Télévision – comme l'est un robot par le perfectionnisme obsessionnel de son constructeur, le plus insignifiant de leurs actes et la plus secrète de leurs pensées, à travers lesquels tous sont convaincus d'exprimer un individualisme farouche, se retrouvent, identiques et prévisibles, en chacun des inconnus qu'ils croisent dans la rue et qui, comme eux, se sont endettés en une semaine pour toute l'année qui va commencer en achetant, dans les mêmes grands magasins ou les mêmes chaînes de boutiques, les mêmes cadeaux qu'ils installeront au pied des mêmes arbres décorés de petites lumières, de neige artificielle et de guirlandes dorées, pour aller s'asseoir à des tables identiques et manger les mêmes aliments supposés exceptionnels qu'on pourra retrouver au même moment sur toutes les tables de l'Occident..."
"Même si le dernier dieu de l'Occident s'était incarné comme on dit dans ce monde et s'était fait crucifier à trente-trois ans afin que les grands magasins, les supermarchés et les boutiques de cadeaux multiplient leur chiffre d'affaires le jour de son anniversaire, ses adorateurs, qui ont échangé la prière contre des achats à crédit et le culte des martyrs contre la photo dédicacée de quelque joueur de football et n'attendent plus d'autre miracle qu'un voyage de deux personnes à la loterie des jeux télévisés, avaient déserté à cause du mauvais temps les seuls lieux de culte qu'ils fréquentent avec régularité et sans le moindre soupçon d'hypocrisie : les centres commerciaux."
Cyclo - Bordeaux - 79 ans - 23 août 2015 |