L'avalée des avalés
de Réjean Ducharme

critiqué par Khayman, le 27 août 2005
(Chicoutimi - 44 ans)


La note:  étoiles
Vomissements
Bérénice Einberg a un frère, Christian, une amie, Constance Chlore (qui deviendra Constance Exsangue), un père, Mauritius, et une mère dont on ne saura jamais le nom mais que Bérénice nomme Chat Mort (et, plus tard, Chamomor). Bérénice est hypersensible et se sent avalée par tout, englobée, véritable caillot hétérogène perdu dans un monde recherchant l’homogénéité. Il s’ensuit une forte réaction de rejet, de vomissement, de nihilisme(1) de sa part qui la mènera d’abord à New York, chez le saint homme Zio, et ensuite à la guerre en Israël(2).

J’ai trouvé ce livre moyen. On y lit les péripéties d’une jeune fille frustrée de la vie, indomptée et indomptable, une « rebel without a cause ». Le vocabulaire utilisé me semble trop poussé (c’est un des livres où j’ai le plus utilisé le dictionnaire), considérant que la narratrice est une jeune fille, au début de l’œuvre, de 11 ans. C’est presque(3) irréaliste.

Je pense de plus que le cheminement moral exposé par l’auteur au travers Bérénice est inévitable pour tout esprit critique moindrement cultivé, mais je ne crois pas, encore une fois, qu’il puisse avoir déjà été fait par une gamine de 11 ans. Peut-être est-ce une tentative d’exprimer en mots, au travers des yeux d’adulte, l’inévitable frustration qui saisie tout adolescent, mais si c’est le cas, c’est loin d’être une idée nouvelle.

Néanmoins, l’âge de l’œuvre (1966) sauve la mise. Plusieurs expressions utilisées me semblent d’avant-garde. Je n’arrive pas vraiment à évaluer à quel point car il est difficile, quand on « baigne » dedans depuis la naissance, de savoir ce qui était connu de ce qui était inconnu à l’époque. Notons également quelques jeux de mots intéressants fait par l’auteur. Ces deux derniers points sont cependant insuffisants pour que je m’intéresse de nouveau à lire du Ducharme.

(1)« Vacherie de Vacherie ! Je suis guérie maintenant, bien guérie, guérie jusque dans la moelle des os.
[…]
J’aime la vie. J’y vais d’une enjambée ample et ferme, comme tous ces imbéciles qui s’imaginent que ça ne tourne pas en rond, qui se bercent de l’illusion que plus on marche plus on va quelque part. J’y vais d’un cœur allègre, comme tous ces imbéciles qui ne voient pas qu’ils ne se relèvent que pour retomber dans le même miasme, dans les mêmes erreurs, qu’ils ne rient que pour retomber dans le même ennui, le même blême tiède, qu’ils ne se taisent que pour répéter les mêmes insignifiances, les mêmes niaiseries ternes à s’en sucer le sang. »

(2)Pour un meilleur résumé, je vous conseille celui fait par l’auteur au début de son œuvre.

(3)Le « presque » n’aurait pas été utilisé ici si je n’avais pas vu dernièrement un garçon d’une dizaine d’années qui me vulgarisait les trous noirs de Kerr [!].
"Vacherie de vacherie !" 8 étoiles

Mais pourquoi donc ne m’avait-on jamais parlé de ce roman, ni de son auteur ? Quelle claque ! Quelle langue ! Quel style ! Quelle force ! Je convoquerai peut-être un peu en vrac, pour évoquer le ton tourmenté de l’Avalée des avalées : l’Astragale pour l’urgence, l’introspection et l’humour que manifeste aussi bien Bérénice que Anne l’héroïne du roman d’Alberte Sarrazin ; les chants de Moldoror pour certains des passages les plus misanthropes et cruels, car Bérénice est aussi quelque part, comme Moldoror, un personnage « mystérieux et malfaisant » ; et enfin « Vipère au poing » dans la relation filiale destructrice entre Bérénice et sa mère.

Je me suis demandé à un moment si Bérénice ne souffrirait pas d’un trouble psychique, d’un genre d’autisme peut-être, dans sa difficulté à se raccorder aux autres tout en étant extrêmement sensible émotionnellement parlant. Mais d’un autre côté ce qu’elle dit dans le roman est aussi un constat presque philosophique sur le degré de matérialité du monde qui nous entoure et l’incapacité pour chaque être humain à l’atteindre tout à fait, d’où une solitude fondamentale : « Je suis seule et j’ai peur » dit-elle d’ailleurs au début de son récit. N’est-on pas toujours un peu seul devant la vie, comme devant la mort ? Et oui, Bérénice, comme tu le dis souvent toi-même, l'existence semble bien une "vacherie de vacherie !"

L’histoire avance lentement dans l’Avalée des avalées : il vous faudra donc prendre votre mal en patience, goûter à la belle langue de Réjean Ducharme faite de superbes moments de poésie, parfois à la limite du symbolisme ou du surréalisme. Il vous faudra aussi choisir votre camp car l’auteur a tracé là en la personne de Bérénice une de ces figures littéraires dérangeantes et décadentes qui laisse pantois tant leur force de destruction est aussi immense que leur soif d’amour.

Fanou03 - * - 49 ans - 21 octobre 2020


Triste et violente Bérénice 9 étoiles

Je n’avais pas aimé « Dévadé » mais j’aime bien ce premier roman de Ducharme. La narratrice est, au tout début, une fillette d’une dizaine d’années résidant en compagnie de sa famille sur une île (l’Île des Sœurs en banlieue de Montréal) dans une ancienne abbaye rénovée. Il y a le père Mauritius Einberg ainsi que la mère qu’elle surnomme Chamomor en raison de son amour pour les chats et enfin, son frère Christian dont elle est passionnément amoureuse au grand désespoir de ses parents scandalisés par ce sentiment jugé anormal selon leurs critères. Le père est juif alors que la mère est catholique, la famille est plutôt étrange, les parents semblent se détester, le père à une maîtresse et la mère distante voue une passion pour la gent féline. Bérénice observe avec ses yeux d’enfant les conflits familiaux et ceux-ci la rendent de plus en plus haineuse et révoltée. Elle prend plaisir à provoquer ses parents ce qui lui occasionne d’être exilée à New York dans une école juive tenue par un parent de son père. Elle y fait tant de frasques qu’elle est renvoyée. Elle finit par aboutir en Israël dans une milice où elle peut enfin laisser exploser toute sa haine.

Très beau portrait d’une adolescente qui cherche un sens à sa vie et aborde la vie adulte avec beaucoup de questionnement sur l’amour. L’écriture de Réjean Ducharme est explosive, exigeante pour le lecteur et proche du délire. Il faut s’accrocher afin de suivre et de tout comprendre mais c’est merveilleux de lire cet écrivain hors normes et si original pour l’époque. Un vrai plaisir de plonger dans cet univers inquiétant teinté de pessimisme et de sentiments forts mal maîtrisés de la part de la narratrice.

« L’Avalée des avalés est la première œuvre de Réjean Ducharme publiée par Gallimard en France, l'ouvrage ayant été refusé au Québec. Elle fut nommée pour le Prix Goncourt 1966 et reçu le Prix du Gouverneur général : poésie ou théâtre de langue française pour l'année 1966. » Wikipédia

Dirlandaise - Québec - 69 ans - 2 septembre 2017


Le Leçon du Cid 10 étoiles

La littérature d’expression française nous a donné quelques chef-d’œuvres, dont L’Avalée des avalés, roman à l’étude autant à l’université de Montréal qu’à la Sorbonne. Le Québec compte deux génies littéraires, soit Réjean Ducharme et Hubert Aquin. À côté d’eux, le dramaturge et romancier Michel Tremblay complète la trinité québécoise, mais il se hisse seulement sur la troisième marche du podium olympien de la plume ou plutôt du clavier, devrait-on dire aujourd’hui

Avec ce roman, Réjean Ducharme plonge dans les eaux troubles de l’enfance avec un sublime mépris pour le monde des adultes. Cette dualité divise la personnalité névrotique de Bérénice, une enfant qui déteste son père juif et qui s’applique à détester sa mère catholique. Son conflit tournoie autour de l’adhésion au monde qui l’entoure et de l’isolement, comme c’est toujours le cas chez Réjean Ducharme, en particulier dans L’Hiver de force. Cette impasse dynamise l’intrigue binaire qu’il construit sur le thème du libre arbitre. Prise entre les déterminismes et l’auto-détermination, Bérénice tente de naître à elle-même avec l’avènement de l’âge de raison. « On ne naît pas en naissant. On naît quelques années plus tard, quand on prend conscience d’être. »

L’émergence de la conscience révèle aussi l’existence de l’autre, une existence qui lui fait peur parce qu’il sous-tend le contact. Et la communion est-elle possible ? L’auteur concrétise son esthétisme autour de ce pôle qu’est le combat entre l’extérieur et soi-même. Un combat qui se livre à partir du regard de l’autre. Les yeux sont à l’origine de sa souffrance parce qu’elle se sent déformée par le regard. En fait, elle se sent avaler au point de vouloir tuer, d’où le titre du roman. Entre « englober ou être englobé », la position ne peut être que conflictuelle. Et l’enjeu, c’est d’être capable de rayonner alors que l’on est en proie à l’influence d’autrui. En cela, son rapport au monde est créatif. Elle veut être l’artisane de son destin comme un sculpteur l’est de son œuvre. « Je suis une statue qui travaille à se changer, qui se sculpte elle-même en quelque chose d’autre. » Elle ne veut pas que les forces extérieures mènent son « grand vaisseau », mais elle sent bien que les vents contraires risquent de le faire périr à l’instar de celui d’Émile Nelligan, qui vint frapper l’écueil trompeur.

La vie de Bérénice n’a de sens que dans le conflit. Et il faut avoir de l’audace pour affronter un monde promu au conformisme qui détruit la vraie personnalité. L’individu ne serait-il pas devenu un ramassis de clichés qui le font vivre ? A-t-on la force de nager à contre-courant ? De défendre son honneur devant ceux qui concourent au crétinisme de la population ? « Il ne faut pas souffrir. Mais il faut prendre le risque de souffrir beaucoup. Mais j’aime trop les victoires pour ne pas courir après toutes les batailles, pour ne pas risquer de tout perdre. »

Il y a du Cid là-dedans. J’entends Corneille faire la leçon à Bérénice : « As-tu du cœur ? Aie de l’honneur, défends tes convictions ? » Sans cette volonté de s’imposer, la vie s’étiole. Et l’héroïne le sent ; « J’ai quinze ans. Tout à l’heure, j’aurai trente ans ; et, si ma vitesse n’augmente pas, je n’aurai pas fait un seul pas au-delà de moi-même. À mon âge, Roméo et Juliette avaient épuisé leur réserve de flèches et de bombes et se rendaient au titan, à la terre, au roi des minéraux. » Elle a la volonté d’agir pour ne pas être un « Cid magané » (usé), titre d’une pièce de l’auteur, qui est aussi dramaturge.

C’est ainsi qu’il faut faire pour que la mort ne triomphe pas de nous. Comme disait Bossuet en s’inspirant de Saint Jean : « Le royaume se prend par force, et les violents l'emportent. »

Libris québécis - Montréal - 82 ans - 20 avril 2012


L'avalée des avalées 4 étoiles

J'ai très peu à dire sur ce livre. Je ne l'ai pas aimé. Je n'aimais pas la narratrice. Par moment, j'ai eu beaucoup de difficulté à suivre l'histoire car on suit les pensées d'une jeune fille. Par moment, j'avais l'impression de relire l'attrape-coeurs de Salinger. C'est certain que c'est bien écrit mais pour moi ce n'est pas assez pour trouver ce livre bon. J'aurais peut-être dû arrêter la lecture avant la fin mais j'ai persisté. Au moins je pourrai dire que j'ai lu ce classique Québécois.

Exarkun1979 - Montréal - 45 ans - 20 avril 2012


Il est LÀ notre Grand Auteur... 10 étoiles

Aux poubelles les Tremblay, Guèvremont, Grignon et compagnie, voici notre Grand Auteur, dans toute sa magnificence. Réjean Ducharme, ce mystérieux ermite, qui semble vivre sous un patronyme et qui, selon les légendes urbaines locales, qui passerait ses journées dans le métro de Montréal à collectionner les débris pour but d'exposition, c'est CE même Ducharme qui est ET de loin, notre plus grand auteur.

Pourquoi ai-je mis tant de temps à le lire? Je ne sais pas. Chose sûre, Ducharme est un des rares auteurs qui peut se targuer de me rendre fier d’être québécois. Son écriture est rageuse, fielleuse, empoisonnée par la culture, montrant par le fait même, l'arme à double tranchant que peut être cette dernière. Au travers des yeux de Bérénice Einberg, Ducharme relativise tout. Il relativise le rapport au monde, à la culture et à tout ce qui nous fait ressortir en tant qu’être humain face à une masse informe qu'est le monde. C'est un plaidoyer révolté contre le monde, contre l'entendement.

Ce bouquin jette par terre toute la culture québécoise bâtie jusqu'ici, même trente ans après sa création. C'est une perpétuelle mise en équilibre dans le néant générateur qu'est l'enfance. Un bijou, un chef d'oeuvre!

FightingIntellectual - Montréal - 42 ans - 25 janvier 2007