La corne du bélier / Satan à Goray
de Isaac Bashevis Singer

critiqué par Sahkti, le 3 mai 2005
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Et ce Messie qui n'arrive pas...
Isaac Bashevis Singer n'a pas encore développé tout son humour féroce dans ce récit, qui est son premier roman, pour nous raconter la folie qui s'est emparée de la ville de Goray vers 1665, en pleine période messianique. Un certain Sabbataï Zevi affirme être le Messie tant attendu par les juifs et un rabbin quelque peu foireux oriente savamment les textes religieux pour qu'ils abondent dans ce sens, poussant les gens à abandonner leurs biens, à vivre comme si c'était leur dernier jour dans ce monde misérable avant d'arriver sur le trône des élus de Jérusalem. La population se livre à tous les excès, adopte la fornication à tout va et met la religion au rancard en attendant le Messie... qui n'arrive pas et n'arrivera jamais. Stupeur et désolation sont évidemment au rendez-vous, Goray n'est pas loin de la destruction.

Au-delà de cette histoire et des nombreux référents historico-religieux qu'elle renferme, on sent l'amertume chez IB Singer. Une désillusion face à des comportements qui conduisent aux pires extrêmes, voire carrément à la bêtise. Une impression d'aveuglement volontaire qui semble agacer l'auteur et contre lequel il se révolte à sa façon. Non pas en critiquant le peuple juif auquel il appartient dans son ensemble, mais en pointant du doigt les travers d'une lecture trop rigoureuse et légaliste des livres sacrés. Et puis aussi, on devine une colère face à cette idée de s'abandonner complètement à une promesse, une illusion, un leurre dans le cas présent. Singer se tient en dehors de son récit, il expose les faits, donne moult détails mais ne dit jamais "c'est bien, c'est mal, ils ont eu tort, etc". C'est le lecteur qui peu à peu tisse son opinion et se laisse guider là où l'auteur avait envie de le mener dès le départ... vers un peu plus de clairvoyance. Procédé habile!
En attendant le Messie 7 étoiles

Né en Pologne, Isaac Bashevis Singer est l'un des plus grands écrivains de langue yiddish ; son œuvre a d’ailleurs été récompensée par le Prix Nobel. Dans ce roman de jeunesse (1932-1935) écrit peu avant son émigration aux Etats-Unis, il raconte comment la folie religieuse s’empare d’une communauté ashkénaze de la province de Lublin.

Singer s’inspire ici d’un fait historique. Dans la Pologne du XVIIème, après des pogroms perpétrés par les cosaques, un message messianique circule parmi les Juifs. On annonce la venue du Sauveur et la fin imminente du monde terrestre. Pourtant, lorsque le saint Zabbataï Zevi se convertit à l’islam, force est de constater que c’est un imposteur. Dans le roman de Singer, cette attente de l’Apocalypse est d’abord joyeuse, puis devient oppressante. Dirigée par de faux sages, la ville de Goray sombre tour à tour dans l'intolérance, le désespoir et la débauche. Et si ces prétendus prophètes n’étaient en réalité que des suppôts de Satan ?

Au-delà du fanatisme religieux, ces pages soulèvent une question plus universelle: celle de la désagrégation d'une communauté en temps de crise. Comment l'homme peut-il garder son humanité alors que toutes les règles sociales sont abolies? Pour les Juifs de Goray, la bestialité et le chaos l'emporteront.

On retrouve dans ce livre tout l'art de conteur d'Isaac B. Singer. En hommage au folklore judéo-polonais, l'auteur nous plonge dans un monde replié sur ses traditions où la magie et les démons triomphent. Sa plume alerte esquisse en quelques mots des lieux et des personnages pittoresques. Mais contrairement aux récits plus tardifs de Singer, "Satan à Goray" est un conte ténébreux, atroce, parfois presque insoutenable. Tandis que la ville tombe aux mains du Diable, l'horreur va crescendo, les scènes de débauche et de cruauté se multiplient. A ceux qui ont lu « Le petit monde de la rue Krochmalna », ce roman semblera bien noir. On n’y trouve pas cet humour bon-enfant caractéristique du style de Singer. Du même auteur et sur le même thème, j’ai préféré "La destruction de Kreshev", un récit dont Satan en personne est le narrateur !

Pierrequiroule - Paris - 43 ans - 28 janvier 2014